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au 31 Mai 21 :
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Le royaume des reflets et des ombres
Par Taion
Originales  -  Drame/Général  -  fr
One Shot - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 1     3 Reviews    
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Bonjour et merci de vous être arrêté ici. Après une éternité passée sur ce texte, j'en suis enfin satisfaite... J'espère que vous le trouverez intéressant.

 

Disclaimer : Les personnages et la trame de l'histoire sortent de ma tête.

 

Bonne lecture...

_________________________________________________________________________________

 

 

Le royaume des reflets et des ombres

 

 

 

J'ouvre les yeux alors que je tombais dans un gouffre sans fond. Je me redresse dans mon lit, mes longs cheveux emmêlés se coinçant douloureusement sous mon coude. Je dégage de mon front les mèches trempées de sueur et pose deux doigts sur ma gorge. Le sang pulse à toute vitesse, comme le bruit d'un galop fou. Je tente de retirer mes jambes du drap qui colle et m'entrave. Je me lève, chancelante, et vais me passer de l'eau glaciale sur le visage. Finalement, je rentre sous la douche et tente de me débarrasser du cauchemar. J'espère le voir s'échapper de ma peau et tourbillonner pour disparaître par la bonde, noir et infect ; mais l'eau claire s'écoule lentement. Je m'habille distraitement et vais m'asseoir près de la fenêtre, mes cheveux goûtant sur le sol et noircissant mes vêtements. Aujourd'hui, le soleil se lève sur un ciel déjà gris...

 

Dans le train, il y a un homme qui joue du violon. Après avoir laissé glisser quelques notes hors de son instrument usé et pâle, il dit « Pour la musique, messieurs-dames... Pour la musique... ».

 

 

J'arrive à mon travail et enfile ma tenue de ménage. Les autres femmes me font un signe de tête, elles ploient sous le poids de leur vie lourdes de vide. J'effectue les tâches sans réfléchir, mon cerveau est vide et ce silence me fait tellement de bien. Je me demande pourquoi il est si difficile de ne penser à rien... Puis je prends conscience de mes pensées, et la machine redémarre. Le balai me semble peser comme une barre de fer, le seau comme un boulet de fonte et toutes ces lumières blanches autour de moi manquent de me faire suffoquer... Je sors dehors et je fume une cigarette, la fumée trouble s'envolant dans le froid. Alisha me rejoint et allume son bout de mégot en jurant. Elle resserre sa blouse autour de ses épaules étroites et se met à bavasser. Je me doute qu'elle n'en a pas grand chose à faire de moi. C'est juste histoire de passer le temps, de se sentir un petit peu moins seule. Je me laisse bercer par son monologue. Elle a l'air plus vivante que moi, je me demande comment elle fait.

« Eh j'te parle là ! »

Je relève la tête et la vois en train de s'impatienter.

« J'te demandais si tu pouvais me remplacer jeudi prochain pour le service du soir.

- Désolé je crois que je dois aller voir le médecin ce jour-là.

- Ah merde, putain je devais aller chercher ma tante à l'aéroport...

- Demande à Sarah sinon.

- Tu déconnes j'peux pas la voir elle...

On finit notre cigarette dans le silence, puis on rentre dans les bureaux pour reprendre le travail.

« Pourquoi tu dois aller voir le médecin ? »

 

 

Le froid s'est intensifié au fur et à mesure de la course de l'aiguille. J'ai fini mon travail tôt, je vais faire quelques courses. L'ambiance clinique et artificielle du supermarché me fait frissonner, les couleurs criardes des emballages dansent autour de moi. J'attrape quelques briques de lait. Il y a des rats aux yeux rouges sous les rayonnages, ce magasin est vraiment dégueulasse. Ils me regardent fixement, avec leur moustache qui frémissent et leurs poils hérissés. Je vais à la caisse et la voix désincarnée de la vendeuse me tire de ma torpeur.

« Vous avez la carte du magasin ? »

 

 

Dehors il pleut, une pluie glaciale qui s'insinue dans le col de mon imperméable bon marché et mes chaussures usées. Je me dépêche de prendre le bus pour rentrer chez moi. Je monte les escaliers rapidement, l’ascenseur est encore en panne. Essoufflée, je m'arrête devant la porte écaillée et introduis les clés dans la serrure. Je m'engouffre dans le vestibule sombre et cherche l'interrupteur à tâtons. La lumière crue du néon éclaire violemment les murs sales alors que je vais déposer le sac de courses dans la cuisine.

« Je suis rentrée !

- Salut ! Ça allait aujourd'hui ?

- Un peu épuisant mais bon. Tu veux un thé ?

- Non merci ça va. Tu veux pas venir discuter un peu plutôt ? Je ne t'ai pas vue de la journée.

- J'arrive, arrête de bougonner. »

Je vais dans le salon et ébouriffe les cheveux en épis de mon frère. Il grogne et s'enfonce dans le canapé en rentrant la tête dans les épaules. Je me laisse tomber à côté de lui en soupirant de soulagement.

« Tu devrais arrêter ce boulot de larbin, je te l'ai déjà dit cent mille fois.

- Et moi je t'ai déjà dit cent mille fois que ce travail me convenait très bien.

- Ça ne mérite même pas le nom de travail...

- Louis...

- Ok ok j'arrête... »

Il me fait un sourire angélique qui creuse une petite fossette dans sa joue droite, la même que la mienne. Il me raconte sa journée, le film qu'il a vu. Pendant qu'il me décrit avec force détails la plastique de l'actrice principale, je compte le nombre de ses taches de rousseur. Je me demande s'il en a le même nombre que moi, comme il a les mêmes cheveux auburn et les mêmes yeux couleur de mer trouble.

Quand il voit que je l'écoute à moitié, il me donne un coup de coude. Il entremêle ses doigts aux miens. La lune se lève et nous nous endormons.

 

 

Le lendemain quand je me réveille, Louis est déjà parti. Il est midi, je ne travaille pas aujourd'hui, je n'ai rien à faire de la journée. Je reste prostrée sur le canapé durant une petite éternité, avec ces chuchotis dans la tête. Le téléphone sonne bruyamment, me faisant sursauter. Je me lève maladroitement, entraînant la chute des piles de prospectus sur la table basse. J’attrape le combiné et la voix déshumanisée d'une femme résonne dans le plastique.

- Allo Mademoiselle Terrence ? Bonjour, la secrétaire du docteur Charrier à l'appareil. Je vous appelle pour le rendez-vous du jeudi 18...

- Bonjour...

- Je voulais juste vous prévenir du possible retard du docteur Charrier. Ce ne sera qu'une dizaine de minutes d'attente, ne vous inquiétez pas.

- D'accord.

- Ah et n'oubliez pas d'apporter l'autorisation de votre tuteur.

- Oui, je vais l'écrire.

- Très bien, à jeudi alors.

- Au revoir. »

Le raisonnement de la sonnerie retentit un long moment avant que je ne pense à raccrocher. Louis me manque. J'ai envie qu'il revienne et qu'il fasse cesser ce son strident mais il ne peut pas. Je reste à fixer le ciel gris pendant des milliers de secondes puis je me lève mollement et me traîne jusqu’à la minuscule cuisine glauque. J'attrape une boîte de soupe instantanée en espérant qu'elle me réchauffe. Qu'elle circule vite dans mes veines et active mes organes, qu'elle déverrouille le mécanisme et me permette de bouger à nouveau. Mais c'est juste un liquide tiède et fade, ce n'est pas la potion magique que j'ai toujours voulu avoir.

 

Je décide de sortir un peu, comme ça j'aurais quelque chose à raconter à Louis ce soir. J'enfile ma vieille parka, revêt mes doigts de laine et m'enserre la gorge avec cette écharpe qu'il m'a offert il y a si longtemps. La clé grince dans ma serrure et je m'élance dans les escaliers, enthousiaste à l'idée d'aller au dehors. Il fait froid et j'adore voir la buée s'échapper de ma bouche, comme la vapeur d'une locomotive rouge et dorée. Ça me donne l'impression que je suis une machine bien huilée, qui fonctionne sans problème et qui file droit jusqu'à la destination prévue. Une machine parfaite, qui ne s'arrête pas et qui suit son chemin sans hésitation, qui roule et roule sur les rails parallèles et lisses.

 

 

Mes pas m'ont conduit au square un peu triste et enfantin qui n'est pas très loin de chez moi. Il est cinq heures, il y a quelques petits enfants qui courent et inventent des mondes tandis que leurs mères lâchent des nuages blancs dans l'air. Je m'assied sur un banc en métal glacé et sourit en entendant les cris joyeux et sauvages qui montent jusqu'à moi. J'ai l'impression qu'un peu de leur vie s'engouffre dans mes poumons et font battre mon cœur plus fort. J'inspire une grande goulée d'air et ferme les yeux. Je sens le calme en moi pour la première fois de la journée. Pour la première fois depuis une éternité.

 

 

Un à un, les enfants partent avec leurs parents qui réajustent les blousons et enfoncent les bonnets. Quand il n'y a plus personne, le silence devient si bruyant que je m'enfuis. Je rejoins le centre-ville, où les enseignes éblouissantes et les vitrines éclairées projettent des lumières artificielles. On dit qu'il va neiger mais je n'espère pas. Tout ce blanc me fait peur, ça me rappelle ces moments et je ne veux pas y penser. Je passe devant une boulangerie et souris en pensant à Louis. Je pousse la porte vitrée qui émet un grelot euphorique et cligne des yeux sous l'éclairage brillant. La vendeuse me dit bonsoir d'un air vaguement dégoûté. Je pointe mon doigt pâle sous la laine effilochée sur la glace.

« Un éclair au chocolat s'il vous plaît. »

 

 

Tenant précautionneusement la petite boîte en carton aux couleurs douceâtres, je marche lentement jusqu'à mon appartement. Il fait sombre, c'est étroit et réconfortant, comme une cachette secrète. Il n'y a personne dans mon quartier trop froid et trop miteux, on se sent seul au monde. Comme si on marchait dans une ville après une catastrophe. Le bruit de mes pas résonne et se déforme dans l'écho qui frappe les murs. Soudain ma porte d'entrée me semble si loin, si loin mais il y a Louis derrière. Je gravis quatre à quatre les escaliers en serrant la boîte contre ma poitrine, le souffle court et les lèvres serrées de panique. Je tremble un peu quand je veux déverrouiller ma porte, mais c'est parce que j'ai envie que Louis me sourie. Je m'affaisse dans l'entrée minuscule et poussiéreuse et soupire de soulagement. Puis je me rends compte qu'il n'y a pas un bruit dans l'appartement plongé dans la pénombre.

« Louis ? »

Comme je n'entend rien, un poids me tombe dessus et m'enserre la gorge. J'ai une pression dans la poitrine qui ne veut pas partir car l'angoisse ne m'écoute jamais.

« Louis ? Tu es là ? »

Je pose la boîte tordue sur la table basse encombrée.

« Louis ? S'il te plaît ? LOUIS ?!

- Qu'est-ce que t'as à crier comme ça, marmotte ? »

Je me retourne d'un seul coup et Louis me regarde d'un air mi-amusé mi-réprobateur, les cheveux ébouriffés et la trace de l'oreiller sur la joue. Je me sens rougir, juste un peu, juste sur les joues, et marmonne quelques mots. Il fait semblant de ne rien entendre et ouvre la boîte avec fébrilité.

« Un éclair ! »

Son sourire allume une petite flamme dans la pièce et il croque voracement dans la pâtisserie, les doigts poisseux de sucre. J'enlève mon manteau et mon écharpe en sentant mes lèvres s'étirer. Mon cœur bat normalement et rien ne siffle à mes oreilles ; j'allume le plafonnier et soupire devant le désordre habituel.

« Tu aurais pu ranger un peu... »

Se léchant les doigts, il me jette son plus beau regard innocent en se désignant d'un air étonné. Je secoue la tête en riant. Louis, Louis, Louis...

 

Je frissonne sous mes draps et regarde son visage au clair de lune, et ses yeux sont pareils aux miens, attentifs et sérieux car la nuit ne rit pas. Sa peau blanche est très pâle à côté des ombres. Il tend la main et me ferme doucement les yeux, me caresse les paupières en tremblant. Je sens mes rêves qui s'agitent sous ses doigts chauds.

 

 

Je me réveille en sursaut alors que le ciel est encore noir. Je travaille dans la nuit et quand je sors dehors il me semble que rien n'a commencé. Mes pas sont ouatés et ma tête embrumée, tout est vide et calme et sombre. Le building d'acier et de verre se dresse comme un monstre mécanique et j'entre dans ses entrailles en grelottant. Les autres ont les traits tirés et le teint grisâtre, et leur yeux sont jaunes sous le reflet des néons froids. J'ai du mal à supporter le plastique des gants sur mes doigts, ça me démange trop. Alisha me donne une tasse de café qu'elle sort de son thermos. Peut-être qu'elle m'aime bien ?

« Alors tu as trouvé quelqu'un pour te remplacer demain ? »

Avec sa bouche boudeuse et ses yeux noirs et lumineux, elle est belle et brillante comme une flamme.

« Ouais, c'bon t'inquiète... »

On travaille jusqu'à presque sept heures, et je sens mon ventre me tirailler, avide de nourriture, avide de chaleur. Je somnole dans le train, et les éclats des lumières transpercent mon crâne d'une vague de douleur. J'ai très sommeil. J'erre dans les rues comme une somnambule, je ne sais pas quoi faire de ma journée. Demain je devrai me réveiller aussi tôt pour travailler, puis j'irai voir le docteur Charrier à dix heures. Il faudra que je sois en forme.

 

 

Je traîne dans la ville, j'entre dans une brasserie et achète un paquet de cigarettes en pensant à Louis qui me gronderait s'il savait. Je fais un tour dans un centre commercial brillant et aveuglant, et mes chaussures usées glissent sur le carrelage alors que mon sac pèse une tonne sur mon épaule. C'est bientôt Noël, il y a du chocolat partout et du feutre blanc et pelucheux qui recouvre les présentoirs. Je tourne en rond et finit par acheter quelques oranges et une boîte de chocolats pralinés. Pour Louis.

Puis je vagabonde dans les allées et regarde les vitrines de vêtements et les filles flamboyantes qui éclatent de rire en rougissant. J'ai la jalousie qui me mord de l'intérieur alors je détourne le regard et rentre dans la première boutique que je trouve. C'est un magasin de vêtements d'enfants et la vendeuse fond sur moi comme un oiseau de proie.

« Bonjour Madame ! Est-ce que je peux vous aider ? »

Les ensembles accrochés aux murs m'angoissent, on dirait des petits fantômes sans corps. Je pâlis et je balbutie et trébuchant en arrière.

« N-non je-je m'en vais ! »

Je pars presque en courant et je sors à l'air libre en haletant. J'ai la gorge serrée et les yeux brûlants mais je n'ai pas fait tomber mon sachet avec la boîte de chocolat à l'intérieur. C'est le principal.

 

 

Je décide de rentrer chez moi, il y a trop de monde partout, trop de bruit, trop de lumière et je commence à sentir l'angoisse qui m'engourdit la tête. C'est loin, je prend des heures pour rentrer et mes pieds s'accrochent au bitume comme si le goudron du trottoir était devenu collant. Comme dans un dessin animé, je dois tirer de toutes mes forces sur mes jambes pour les arracher du sol. J'entends un bruit spongieux qui provient de mes semelles et c'est vraiment dégoûtant. J'ai l'impression de m'enfoncer dans un brouillard trouble et poisseux, j'ai du mal à voir à travers la fumée des voitures. J'ai une boule dans la gorge et je me sens si mal, si dégoûtée de moi que j'ai envie de crier, de me faire mal, de sortir de son esprit pour ne plus ressentir. J'attends que ce sale goût passe, que la nausée cesse, enfin... La route est trop longue, j'ai peur de m'endormir avant l'arrivée.

 

 

Quand j'arrive enfin à mon appartement, j'ai la trace de mes ongles dans mes paumes et je suis épuisée, comme si j'avais traversé le désert glacial de mes cauchemars. Je m'effondre sur le canapé défoncé sans même enlever mon manteau et enfoui mon visage entre mes mains. Au bout d'un moment, je sens le bras de Louis s'enrouler autour de mes épaules. Il me presse contre son torse chaud et caresse mes cheveux sales. Et ses doigts sont fébriles, tremblants contre mon crâne, et son souffle est brûlant. Il expire la vie, m'offre la flamme et je bois avec avidité la lumière qui coule de ses paupières.

 

 

 

Je mange lentement mon dîner et écoute Louis qui me parle du livre qu'il lit en ce moment. Ses yeux s'illuminent et je ris sans y penser. Je vois presque la bulle qui s'est formée autour de nous, c'est une bulle chaude et réconfortante, solide et sans failles, qui nous protège du monde. Tant que nous resterons à l'intérieur, je ne craindrais rien et lui non plus. Je me souviens que demain je dois aller voir le docteur et mes lèvres s'affaissent.

« Qu'est-ce qu'il y a, marmotte ?

- J'ai rendez-vous avec le docteur demain. »

Louis me fixe gravement et pose sa main sur ma joue.

« Tu ne dois pas avoir peur. Si tu ne veux pas y aller, tu n'es pas obligée de le faire. Tu peux rester avec moi.

- Je n'ai pas le choix, Louis...

- Mais si. Tu peux rester avec moi ici, et on regardera un film en buvant du chocolat chaud, le même que celui de maman. On sera bien, on sera à l'abri. »

 

 

J'émerge du rêve au son strident du réveil. J'enlève doucement le bras de Louis enroulé autour de ma taille et caresse ses cheveux ébouriffés et son front pâle. Je prend une douche tiède car le chauffe-eau ne marche pas très bien et m'habille mécaniquement. Je fourre mes habits de travail dans mon sac en toile en buvant du café brûlant. Je cherche partout l'autorisation de ma tutrice, et la retrouve dans un tiroir de ma commode. Louis grogne dans son sommeil et je pense à ce qu'il m'a dit hier. Je sais que c'est mal, je suis obligée d'y aller. J'espère qu'il ne m'en voudra pas trop.

 

La porte grince quand je sors dans le couloir froid et nauséabond. Je descend les escaliers et j'ai déjà envie de remonter. Encore une fois, le ciel est d'encre et je frissonne violemment, mais aujourd'hui j'ai l'angoisse qui me tord l'estomac et la nausée au bord des lèvres. J'ai la peur qui me gèle l'esprit et la panique qui augmente au fur et à mesure des heures. Je ne fais attention à rien au travail, et Véronique me reprend plusieurs fois. J'ai juste envie de rejoindre Louis dans mon petit apparemment miteux et de l'écouter parler et rire à côté de moi, et tant pis pour le reste. Je sors du bâtiment d'affaires à sept heures, j'ai encore trois heures à tuer avant la consultation. J'aurais préféré y aller dans l'urgence, mais j'ai milles occasions de m'enfuir et cent prétextes à mon absence.

 

 

Mon esprit a du mal à se fixer sur quelque chose de précis. Je le sens qui s'agite dans tous les recoins de mon cerveau, dans les ombres les plus noires et les plus secrètes, dans les pièges les plus oubliés et les mieux cachés sans que je ne puisse l'en empêcher. Je goûte avec ivresse à cette sensation de liberté, de perte de contrôle absolue, je savoure mes rêves et mon imagination sans entrave. Je marche de travers, les pieds emmêlés et le rire bruyant comme le fou cabriolant. Je me sens si bien maintenant avec mes yeux grand ouverts sur le ciel d'acier et les oiseaux qui le traversent. Je sais que je marche en apesanteur le long du trottoir car mes pieds ne touchent pas le bitume noir. Les doigts écartés, je sens le vent qui s'engouffre dans mes vêtements et mes cheveux, je sens le souffle de l'air qui rentre dans ma bouche jusque dans mes poumons. Puis je bouscule une femme en bleu qui me regarde fixement. Son regard me transperce la peau de milles aiguilles, et je redescend brutalement sur la route. Je détourne le visage et observe autour de moi frénétiquement. Où suis-je ? Je me mord les lèvres de honte et d'angoisse. Je sais que je n'aurais pas dû me laisser aller comme ça, je sais qu'il faut garder le contrôle. Respecter les ordres, même si ça me fait me sentir comme un fantôme à la dérive, l'esprit bridé et les rêves atrophiés.

 

Je me remet en marche en comptant mes pas pour ne pas penser à autre chose. Un, deux, trois, et la nausée revient, et elle ne me lâche pas. Je sens la boule qui se forme dans ma gorge parce que je ne peux pas m'empêcher de penser au médecin. Et plus j'y pense, plus l'angoisse grandit et se transforme en peur, moins j'arrive à m'échapper de mon esprit qui devient cette pièce sans lumière. J'expire en tremblant en regardant mes mains blanches aux ongles rongés, aux veines bleues. Je suis immobile au milieu du trottoir, sans plus aucune énergie. Mais je me suis habituée à être ce pendule cassé qui oscille à toute vitesse, et je préfère ça que de ne rien ressentir, de ne rien voir. Je crois.

 

 

Je marche à l'aveuglette et je me retrouve près de la rivière encerclée de béton. Je me penche à la rambarde et observe mon reflet sombre et déformé sans le reconnaître. J'ai toujours du mal à savoir que c'est bien moi, dans le miroir ou dans l'eau. Je me reconnais mieux quand je regarde Louis. Parce que je sais que je lui ressemble, donc je peux deviner mon apparence. Des fois, je me dis que je suis son reflet, un peu tordu et trouble, un peu différent et apeuré.

Je n'arrive pas à penser à autre chose qu'à Louis, la plupart du temps. Mais, après tout, je pense que c'est normal parce que je connais personne d'autre. Je n'ai plus envie de voir tout ceux que je fréquentais avant, je ne leur ai pas dit où j'habitais à présent. De toute façon, je me sentirais si bizarre et si anormale à côté d'eux que c'est mieux comme ça. J'essaie de me souvenir de la façon dont j'étais avant, mais mon cerveau est lent et incontrôlable. Il n'arrive pas à s'échapper du présent et tourne et tourne en rond, sans cesse. Il y a longtemps, on m'avait dit que lorsque je me sentais désorientée, il fallait que je compte les choses dont je suis sûre. Que je me raccroche à mes certitudes. Un : je suis sûre que ce soir je retrouverais Louis, deux : je lui ressemble, trois : il est celui qui me reste toujours... Ce sont des faits, ils ne changeront jamais ; et je ne peux pas dire combien c'est rassurant.

 

 

J'essaie de me calmer, je me répète les mêmes mots et j'expire et inspire profondément en gonflant mon ventre. Je me frotte le front en plissant les yeux. J'ai mal au crâne, car c'est si épuisant de devoir sans arrêt faire attention. Faire attention à ce qui est dans ma tête et diriger mes pensées dans la bonne direction, la voie lumineuse et large et parfaite. Surtout ne pas s'égarer dans les impasses noires et boueuses où je m'enfonce sans pouvoir rien y faire. Mais parfois, j'ai l'impression de voguer dans un courant trop rapide, sans aucun contrôle, sans toucher le fond. Lorsque j'arrive à garder la tête hors de l'eau, j'aspire de grandes goulées d'air putride qui me sauvent. Mais lorsque l'eau grise envahit ma bouche et ma gorge, noie mes yeux brûlants et descend jusque dans mes poumons, je sens mon cerveau qui s'agite et qui perd tous ses repères. Je vois ce que je ne devrai pas voir et je regarde mes bras s'agiter dans le liquide poisseux sans aucune logique. Et j'ai beau me débattre, suffoquer et taper des jambes, je ne remonte pas à la surface – et je coule et je coule tout au fond du lac glacé et visqueux. Et, quand j'arrive au bout de la chute, il y a le monstre, tapi dans l'ombre de son antre, qui me regarde de ses grands yeux jaunes en crissant mon nom entre ses dents noires. Et il sera toujours là et il guettera le moindre de mes faux pas pour m'avaler, m'engloutir au fond de son ventre rouge.

Ça me fait peur, ça m'effraie. « Ça » dort au fond de moi, rognant la lucidité avec ses crocs pointus qui déchirent et arrachent... Mais si je ne sens pas le monstre, je me sens trop vide. Il est le risque qui accompagne la décision, le gouffre si je perds l'équilibre au bord du ravin. Il accompagne la conscience comme une ombre fine et menaçante. S'il n'est pas là, à grincer et à aiguiser ses griffes, ça veut dire qu'il n'y a plus rien. Rien que le blanc ouateux et comateux qui bloque les rêves et les pensées ; le blanc qui efface les souvenirs et anesthésie les sens ; le blanc qui remplit l'antre et le lac et tout ce qu'il y a autour et encore plus loin ; le blanc qui s'étend toujours plus et que je ne peux pas stopper ; le blanc que je hais.

Alors je préfère le risque, je préfère la peur, je préfère le monstre.

 

 

Le métal de la rambarde me glace les doigts et une voiture passe en rugissant pour me réveiller. Je sursaute et regarde ma montre, paniquée à l'idée d'avoir perdu l'heure. J'ai toujours peur d'avoir oublié le temps, d'avoir perdu mon chemin. Je me mets en route rapidement, le cœur battant, et je cours presque alors que je sais que le cabinet n'est pas si loin. J'ai les mains qui tremblent, et cette sensation d'urgence qui me prend à la gorge, qui m'étouffe et me bloque le souffle. Cette angoisse qui ne part jamais... Je me faufile à travers les routes et les passants avec mes pieds de travers et mes cheveux qui me collent aux tempes, j'esquive les épaules et serre les poings et les dents plus fort. J'ai tellement eu peur de ce moment, et maintenant je cours pour le retrouver. Ça n'a aucun sens, et pourtant comme à chaque fois ça me semble l'unique chose à faire. Et j'ai beau savoir que suivre mon instinct ne m'a jamais, jamais, rien apporté de bon, je ne peux pas m'empêcher d'accélérer encore et encore, parce que le désordre guide toujours mes jambes.

 

 

Je m'arrête, essoufflée et transpirante, nauséeuse et tremblante, devant la porte de l'immeuble. La vitre me renvoie l'image de cette fille floue et maigre avec ses yeux brûlants et secs, pleins d'eau salée et de panique qui essaie de respirer. Je ferme les paupières pour reprendre mon souffle ; il ne faut pas que j'arrive chez le médecin avec cette expression. J'expire et j'inspire plusieurs fois en me répétant des mots qui ne veulent rien dire et qui me rassurent, des chuchotis oubliés et apaisants. Ça va, tout va bien aller, ne t'inquiète pas, c'est fini maintenant, shhhh, ça va, c'est fini, n'aie pas peur, tout va bien. Je pose la main sur la poignée froide et moite et commence à compter les pas. Au fur et à mesure que je monte les marches, je sens l'odeur chimique qui commence à envahir l'air. Je m'arrête devant la porte grise et soupire en plissant les yeux. Allez marmotte, un peu de courage. Je pousse le battant et refoule la vague de nausée qui me prend à l'odeur de la salle d'attente. Cette odeur douceâtre et pesante qui me rappelle ce que je veux oublier. Je croasse un bonjour d'une voix étranglée à la secrétaire qui me répond avec un sourire d'automate. Puis, je m'assied précipitamment sur le premier siège que je vois, et je le regrette tout de suite parce qu'il est à l'autre bout de la fenêtre, et qu'il y a une pile de magasines aux couleurs brillantes qui me juge. Mais je reste assise, les jambes serrées, les mains coincées entre mes coudes, les orteils crispés et la mâchoire bloquée.

 

 

Après quelques minutes, je fais un effort pour desserrer mes bras, pour relâcher mes épaules tendues, parce que je sais que c'est ce que le docteur verra tout de suite. C'est toujours comme ça qu'ils font. Ils me distraient pour que je ne pense pas à ce que je suis en train de faire, et ils notent toutes mes postures, tous mes tics, toutes mes crispations, et ils en décident tout le reste. Alors il faut que je fasse attention, parce que ça va mieux. Ça va cent fois mieux qu'avant même. Maintenant j'ai mon appartement et mon travail, je parle avec d'autres personnes et je me débrouille bien. Ça va mieux, je ne veux pas que ça change, je ne veux pas revenir en arrière. Je ne veux pas me retrouver dans ces pièces blanches où il n'y a pas de temps et pas de couleurs, où les mots n'arrivaient pas à sortir de mes lèvres, où je ne contrôlais plus rien, où je ne savais rien. Plus jamais ces jours vides et identiques où j'étais si lente et si seule que je n'arrivais plus à parler quand on me le demandait. Plus jamais cette odeur et ces matins gris où je me croyais endormie. Non, maintenant tout va bien. Et ça va bien se passer, je vais aller à la consultation sans problème et je vais rentrer à la maison, et Louis sera là pour me sourire avec ses yeux brillants. Je laisse cette idée se répandre en moi, lentement, alimenter mon courage et s’insuffler dans mes poumons.

 

 

Je souris doucement alors que la porte s’entrouvre. Le docteur Charrier rentre, l'air préoccupé et me regarde d'un air surpris.

« Ah mademoiselle Terrence, vous êtes déjà là ? »

Je hoche la tête sans savoir quoi répondre. Je ne sais jamais quoi répondre.

« Tant mieux alors. Laissez-moi quelques minutes et je suis à vous ! »

Je lui fais un sourire crispé tout en sentant quelque chose de menaçant monter au fond de moi, quelque chose qui me donne envie de me mettre à courir sans m'arrêter, de claquer la porte derrière moi et de laisser retentir son écho longtemps. Et c'est complètement irrationnel et je le sais ! Je sais que j'ai quelque chose qui ne va pas quand je me mets à paniquer comme ça, je sais que je ne réfléchis plus normalement. Mais je n'arrive pas à me raisonner, c'est toujours la même chose, et c'est un risque que je ne veux plus prendre. Le docteur passe la tête par l’entrebâillement de la porte et m'invite à entrer. Je me lève d'un bond, nerveusement, en essuyant mes mains moites sur mon pantalon. Mes pas précipités résonnent sur le carrelage alors que je vais serrer la main sèche et chaude du docteur. Je m'assied sur le fauteuil râpeux du cabinet et il me parle d'un air rassurant, avec sa voix grave et apaisante.

« Alors comment allez-vous depuis la dernière fois ?

- Ça- ça va, je... T-tout va bien !

- Ah et le travail ?

- Il n'y a pas de problème je- je veux dire c'est un peu fatigant mais ça va bien.

- Et avec vos collègues ?

- Je leur parle un peu...

- Hum... »

Je respire trop fort et ça s'entend dans toutes la pièce. Mais ça ne devrait pas me faire aussi peur... En plus je l'aime bien le docteur Charrier. Il a des petites ridules au coin des yeux et sur le nez parce qu'il sourit souvent, et son regard est paisible et ouvert, ses gestes calmes et posés. Mais c'est tout ce qu'il représente qui me terrifie. Ce pouvoir de décision absolu, cette idée qu'il puisse savoir ce que je pense, ce que je ressens simplement en me parlant. Je pensais être la seule à être ainsi, mais j'ai fini par comprendre que je n'en étais qu'une parmi tous les cas cliniques. Et ça ne m'a pas rassuré, ça m'a juste donné l'impression d'être encore plus bizarre. Parce qu'alors je rentrais dans une catégorie de malades, et j'étais perçue comme une partie de ce groupe. Et je déteste ça... Alors même si le docteur Charrier est le plus franc et aimable possible, il me fait peur. J'ai envie – j'ai besoin – de mettre en lui et moi le plus de murs et de mines possibles ; parce que je ne veux pas que quelqu'un passe mes barrières vacillantes encore une fois.

Il semble s'apercevoir que je suis pétrifiée sur ma chaise, et me regarde d'un air inquiet en posant sa paume droite sur la table.

« Ne soyez pas inquiète, ce sont juste des questions de routine, juste pour vérifier que tout va aussi bien que la dernière fois... »

Je hoche la tête en avalant la salive qui englue ma gorge de panique. Je cache mes mains qui tremblent un peu et lui fais un sourire grimaçant. Tout va bien, regarde-moi, tout va bien... Si j'y crois le plus fort possible, alors il en sera convaincu et tout retournera dans l'ordre. Tout redeviendra comme avant, et j'apprendrai à ne plus avoir peur, je retrouverai tout ce que j'ai perdu si vite. Les épaules du docteur s'affaissent un peu quand il reprend la parole.

« Bon, et qu'en est-il des hallucinations ? Le traitement est efficace ?

- Ou-oui je n'en ai quasiment plus. Et si ça arrive, je parviens à les différencier du réel. »

Il griffonne quelque chose sur son bloc, et le crissement du crayon sur la feuille se fait encore plus bruyant. Je sens mon cœur qui cogne dans ma tête et la douleur sous mes paupières qui pulse sans relâche ; et ce poids qui défonce ma poitrine et emmêle mon souffle et qui ne part jamais. Et je ferme les yeux juste une fraction de seconde – une semi-éternité – parce que je ne veux pas entendre ce qu'il va me demander après. J'ai enfoui cette question tout au fond de moi il y a tellement longtemps, je l'ai oubliée sous des tonnes de béton et de silence, je l'ai enterrée sous ma solitude et sa chaleur, je l'ai noyée dans mes nuits sombres et muettes. J'ai marché en équilibre le long de l'ombre sans y tomber ; mais cette phrase me pousse et me tire à l'intérieur. Elle résonne longuement, et me force à l'entendre encore une fois.

« Et concernant Louis, toujours les mêmes visions ? »

 

 

Alors je sens cette pierre couler au fond de mon ventre, et je l'enferme à double tour dans ma cage précieuse ; et elle ne bat que pour moi.

 

 

 

FIN

 

 

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Merci beaucoup d'avoir pris le temps de lire...

Taion.

 

 
     
     
 
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