“Y a un truc qui cloche...”
Oui ! il y avait vraiment un truc qui clochait, et ce n’est pas parce que le petit Brian n’avait que huit ans qu’il n’était pas capable de s’en rendre compte. Tous autour de lui avaient beau ressembler à un endroit comme il en avait déjà vu beaucoup d’autres dans sa courte vie. Il voyait pourtant bien que dans celui-ci quelque chose n’allait pas. Il ne pouvait dire ce que c'était, mais il en était sûr et certain ; quelque chose n’allait vraiment pas dans ce lieu qui lui faisait l’impression de se trouver dans un décor tout droit sorti d’un mauvais sitcom. Et il fallait absolument qu’il trouve ce que pouvait être ce truc qui clochait, il le savait.
“Je pressens...? Oui, c’est comme ça qu’on dit, se rappela-t-il. Je pressens donc qu’il faut que je trouve au plus vite ce qui va pas ici, car sinon ça risque de mal se finir... Oui, très mal se finir, je le pressens, conclut-il en répétant le verbe dont il était fier de s’être souvenu.”
Mais comment, à lui seul, un petit garçon d’à peine huit ans pouvait-il découvrir ce qui ne tournait pas rond ? Car il ne fallait pas qu’il compte sur l’aide des grandes personnes qui l’entouraient et qui, étrangement, avaient l’air de ne s’apercevoir de rien, se contentant de patienter comme le ferait n’importe qui d’autre dans un lieu comme celui-ci. Les uns feuilletant l’une des diverses revues qu’ils avaient prises parmi celles posaient en tas sur une table basse au centre de la pièce. D'autres, complètement absorbées par les écrans de leurs mobiles ou de leurs tablettes. Et enfin, certains ne faisant rien de plus qu’attendre leur tour, assis avec l’air ailleurs et complètement absorbés dans leurs pensées. Car, oui ! l’endroit était une réplique quasi parfaite d’une salle d’attente tout ce qu’il y a de plus classique à un détail près pourtant, mais il n’arrivait pas à trouver lequel.
“Mais quel est donc ce truc qui cloche ? Et comment veux-tu que je le trouve, se demanda-t-il ? Normalement c’est pas à moi de penser à ce genre de choses. C’est pas juste ! Je suis qu’un petit garçon et y a plein d’adultes pour ça ici. Alors pourquoi ils réagissent pas ? Ne ressentent-ils pas ce que je ressens ? Pourtant c’est eux qui doivent logiquement protéger les enfants de mon âge, pas l’inverse. Y a vraiment un truc qui cloche.”
Il commençait à sérieusement paniquer et sentit une folle envie de se comporter comme le gamin qu’il était. Ce qui consistait à se mettre à pleurer tout en insistant pour que sa maman l’emmène loin de cet étrange et inquiétant endroit, et cela avant que les vilains messieurs n’arrivent pour leur faire du mal. Mais, y mettant toute la volonté qu’il avait en lui, il résista à cette envie et, se ressaisissant, il se calma un peu.
“Faut pas que je panique et que je me reconcentre... Réfléchissons... D’abord faut que je fasse une liste de tout ce qui me semble étrange dans cette histoire et cela depuis qu’elle a débuté... Sauf qu'y a un problème et un de taille. Il se situe à quel moment le début de cette histoire ? Il se redécouragea en suivant, avant d’avoir une nouvelle idée. Facile, j’ai qu’à reprendre depuis ce matin, quand je me suis levé. De toute façon, je suis pratiquement sûr que le changement n’a pas eu lieu avant. Tout tournait encore normalement quand je me suis couché hier soir, j’en mettrais ma main à couper.”
Il sentit renaître un faible espoir en lui. S’il arrivait à trouver le truc qui clochait, il pourrait peut-être le dire à sa maman et alors, comprenant enfin la supercherie et aidés des autres adultes présents, ils déjoueraient les plans des méchants et pourraient enfin partir de cet horrible endroit. Mais ça, ce n’était peut-être, en fin de compte, que les divagations d’un enfant de huit ans qui s’ennuyait. Il fallait donc qu’il fasse le récapitulatif des événements de la journée, pour savoir s’il y avait vraiment ou pas un truc qui clochait.
En ce qui concernait la matinée, cela ne fut pas très dur, elle avait été exactement pareille à la plupart des autres matinées qu’il passait pendant les grandes vacances : levé huit heures ; petit déjeuner de cornflakes au miel et de tartines beurrées ; quelques exercices de français et de math choisis par sa mère dans deux des nombreux cahiers de vacances qu’elle affectionnait tant ; engueulade avec cette même mère au moment des corrections ; puis, un moment passé à s’amuser avec certains de ses jouets tout en regardant d’un oeil distrait les dessins animés qui passaient à la télé ; ensuite, une heure de défoulement (pas plus) devant un jeu vidéo ; ré-engueulade avec sa mère parce que l’heure était passée depuis une trentaine de minutes déjà ; et enfin le repas de midi, qui en fait commençait à douze heures et demie et durait plus ou moins trente minutes. Ah oui ! et encore une engueulade, parce qu’il ne voulait pas finir ses petits pois (il avait failli l’oublier, celle-là).
Voilà pour la matinée, et il avait beau tourner et retourner le film des événements plusieurs fois dans sa tête, il n’y trouva rien d’inhabituel. Donc il continua avec le début d’après-midi, dont le commencement, lui aussi, avait été des plus banals. Car c’était l’heure sacrée et incontournable où tous les jours il digérait confortablement installé devant sa série préférée du moment. Et il pouvait jurer que c’est ce qu’il avait fait cet après-midi même, et pour preuve, il serait même capable de raconter dans les moindres détails les deux épisodes du jour. Par contre, après ça se compliquait un peu, sa mémoire lui jouant des tours :
“Bon ! d’abord y a Enzo qu’a sonné... Non, ça, c’était hier. Aujourd’hui, c’est moi qui suis allé chez lui, mais il n’était pas là.
Il se rejoua la scène dans sa tête, ce qui confirma que ses souvenirs étaient bons et repris.
— Oui, c’est bien ça ! Ensuite je suis rentré et je suis allé jouer dans le jardin. Puis enfin on est arrivé ici avec maman...”
Attendez une minute ! À un moment il était dans le jardin, il n’y avait pas de doute à avoir, il s’y voyait très bien. Puis il s’était retrouvé dans cette sorte de salle d’attente, et ça non plus, personne n’aurait pu, décemment, le nier, et pour cause, il y était toujours. Mais entre les deux, où était-il ? Pourquoi sa mère l’avait-elle amené ici ? Si c’était bien elle qui l’avait fait. Et surtout, comment y étaient-ils arrivés ? Il n’en savait franchement rien, mais au lieu de s’en inquiéter il sourit, car il avait enfin son début ; le premier des trucs qui clochaient dans toute cette histoire.
Car ce n’était pas le seul. Dans cette pièce même, quelque chose, voir peut-être même plusieurs, n’allait pas non plus.
“Mais laquelle ? Si je veux trouver, faut que j’observe ce qui m’entoure, se dit-il.”
Il regarda alors attentivement chacune des autres personnes se trouvant dans la pièce, puis les classa en quatre groupes qui se composaient ainsi :
— Le groupe des “Planeurs” comprenant : un jeune qui avait l’air complètement défoncé et dans un autre monde proche du nirvana qui le maintenait dans un tel état de contentement que tout ce qui se passait autour de lui, l’indifféré ; une dame au regard perdu et éteint de ceux qui sont bourrés de cachetons (comme ceux de son oncle qui avait tenté de se suicider deux ans plus tôt et qui maintenant était dans cet état végétatif propre aux gens souffrant de troubles psychologiques) ; et un vieux monsieur (du moins selon les critères d’un gamin de huit ans, il était vieux) qui était assis suffisamment près de lui pour qu’il puisse sentir l’odeur de vinasse qu’il dégageait et qui confirmait l’impression d’être alcoolisé qu’il donnait déjà rien qu’à ses gestes peu assurés et sa tenue débraillée.
— Le groupe des “Connectés” comprenant sa propre mère ainsi que quatre autres personnes qui ne décollaient pas leur nez de leurs portables ou de leurs tablettes et qui, de ce fait et à l’instar des “Planeurs”, ne calculaient pas grand-chose de ce qui se déroulait dans le monde réel qui les entourait.
— Le groupe des “feuilleteurs” comprenant trois hommes feuilletant des magazines sans interruption. Il sentait bien qu’il y avait quelque chose d’étrange chez eux, mais il eut beau les observer, il ne trouva pas ce que c’était.
— Et le groupe des “Soupçonneux” comprenant, en plus de lui-même, une seule autre personne. Un très vieux monsieur, encore plus vieux que celui d’avant, l’ivrogne (toujours selon ses fameux critères de gosses). Pour dire, il avait au moins l’âge de son gand-père et ses mêmes gestes lents et tremblants. Mais, à son regard, qui étudiait sans interruption tout ce qui l’entourait ; à ses sourcils, qui se fronçaient de plus en plus ; à son expression, qui se faisait de plus en plus perplexe ; et enfin, à son agitation grandissante, on ne pouvait nier l’évidence. Tout comme lui, il se rendait compte qu’il avait un truc qui clochait.
Brian sentit son coeur s’emballer alors que l’espoir le reprenait :
“Je suis pas le seul qu’a compris qu’un truc cloche. Cool ! Je ne suis plus seul ! Et puis au moins lui, les autres l’écouteront, et cela, même si ce n’est qu’un vieux monsieur. En tout cas, certainement plus qu’un “sale gamin” comme moi. C’est un adulte, lui, après tout.”
Il fallait qu’il lui parle... Mais s’il se trompait et qu’en fait ce n’était qu’un vieux sénile, comme la vieille tante Madie qui oubliait la plus part des choses qu’elle venait de faire ou qu’on lui disait au bout de mêmes pas trois minutes. Pire, c’était peut-être un alzalmeur. Tant pis, il fallait quand même qu’il aille lui parler. Il n’avait pas le choix. C’était très important, il le savait.
Car, après tout, il avait beau n’être qu’un petit garçon de huit ans qui ne comprenait pas toujours tout à ce qui l’entourait, ce coup-ci, il sentait bien qu’il y avait un truc qui clochait. Pas besoin d’être un grand ou un adulte, ni d’être très futé pour savoir que le fait d’être à un endroit à un moment donné et puis, sans savoir comment, se retrouver dans un autre l’instant d’après n’était pas normal, pas possible non plus d'ailleurs.
Le problème, c’était qu’il ne savait pas du tout comment l’aborder. Devait-il lui demander franchement s’il avait lui aussi remarqué qu’il y avait un truc qui clochait ? Ou devait-il la jouer plus subtil en l’interrogeant de manière innocente afin de le sonder et voir si lui aussi avait des soupçons ?
Après une mûre réflexion, la première solution lui sembla la meilleure et la choisit donc. D’abord parce qu’il n’avait jamais su agir avec finesse, mais surtout, parce qu’il pressentait qu’il n’aurait certainement pas assez de temps pour ça.
Se rendre jusqu’à lui ne fut pas difficile. Sa mère, trop absorbée à chatter avec ses pseudo amis des réseaux dits sociaux, ne remarqua même pas qu’il s’était levé et avait bougé. Par contre, tenter d’entamer la discussion avec le vieux monsieur qui le regardez approcher d’un air soupçonneux, c’était une autre histoire.
Il souffla alors lentement pour se calmer et éviter à sa voix de trembler puis commença à ouvrir la bouche, quand deux choses se produisirent et l’empêchèrent à tout jamais de parler au vieil homme.
D’abord il comprit enfin ce qui clochait dans le comportement des trois “Feuilleteurs”. C’était qu’ils ne regardaient pas vraiment les magazines qu’ils avaient entre les mains. Y en avait un qui tournait sans interruption les pages de celui qu’il tenait depuis qu’il se trouvait là, soit environ une demi-heure ; un autre qui, à l’inverse, en changeait constamment, les ouvrants à peine avant de les reposer et de recommencer avec le suivant, et ainsi de suite ; et enfin le dernier qui aurait pu passer pour quelqu’un d’absorbé par ce qu’il lisait, s’il n’y avait eu ce petit détaille qui le trahissait. Il tenait sa revue à l’envers.
Ensuite, ce qui se passa et qui l’empêcha définitivement de parler au vieux monsieur fut que, tout aussi subitement qu’il s’était retrouvé dans cette pièce, il la quitta, se retrouvant à nouveau dans son jardin, où, pendant quelques secondes, il resta hébété, se demandant ce qui venait de lui arriver. Puis, le souvenir d’avoir été dans une salle d’attente avec sa maman et d’autres grandes personnes, dont un vieux monsieur à qui il avait failli dire que quelque chose n’allait pas, s’estompa et finit par s’effacer complètement de sa mémoire. Il n’en garda que la vague sensation qu’à un moment il y avait eu un truc qui avait cloché.
“Oui ! j’en suis sûr, il y a vraiment eu un truc qui a cloché, mais quoi ? Bah ! ça ne devait pas être si important si je m’en souviens même pas.” Se dit le petit Brian, avant de ne plus jamais y penser et de retourner à ses jeux d’enfants. |