— Ézéchiel Calbot, c'est bien cela ?
— Juste Cal.
— Parfait.
Le docteur Véies se redressa dans son fauteuil. C'était un homme d'âge mûr, aux cheveux gris peignés en arrière, de petites lunettes rondes cernant son regard plissé. Avenant, intelligent, prêt à l'écoute.
Cal se sentait bien en sa présence, aussi à l'aise qu'il est possible de l'être quand on consulte un psychiatre pour la première fois.
— Charlie m'a brièvement parlé de ce qui vous arrive, entama le médecin. Mais ce serait mieux si je pouvais l'entendre de votre bouche.
Cal avait préparé son petit discours. Il raconta à Véies tout ce qu'il avait confié à Charlie, en termes plus clairs et plus précis.
— Depuis combien de temps faites-vous ces rêves ? s'enquit alors Véies, armé d'un stylo et d'un petit calepin spiralé.
— Une semaine.
— Avez-vous noté un changement ?
— Je m'en souviens moins bien maintenant. Ils sont plus flous. J'ai du mal à voir les détails, les... décors. Mais à part ça, c'est toujours la même chose : Ryu confronte des gangs de lycéens pour obtenir leur loyauté, et moi, je l'aide.
— Vous parlez de lui comme d'une vraie personne.
— C'est parce que je lui parle, dans mes rêves. Et il s'adresse à moi. Je vous l'ai déjà dit : je joue mon propre rôle. J'ai le même nom et le même visage, je ressens chacune de ses pensées. La seule différence, c'est ma... sa... personnalité.
— Très bien. Vous disiez connaître des précisions sur des choses qui n'ont pas eu lieu pendant vos rêves : des souvenirs, des informations. Que savez-vous sur vous-même ?
— Pas grand-chose. Que des instants présents : j'ai vingt-trois ans, je suis déprimé, je prends des antidépresseurs pour rester dans les vapes. D'ailleurs, je crois que c'est pour cela que mes rêves sont devenus moins précis.
— Vous pensez que la condition physique d'un personnage imaginaire peut influer sur vos rêves ?
— Vous savez au stade où j'en suis, Docteur, plus rien ne m'étonnerait.
Véies prit quelques notes, faisant instantanément regretter à Cal ses paroles, puis il croisa les mains sur ses genoux :
— Bon, parlez-moi de Ryu.
Cal soupira. Il se sentait parasité, à la fois par l'amitié d'Ézéchiel, et par son angoisse personnelle :
— Ézéchiel tient beaucoup à lui, répondit-il néanmoins. Ils se connaissent depuis l'adolescence : ils se sont rencontrés dans la rue. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble. Essentiellement des histoires de racket, de vol ; ils gagnaient aussi beaucoup d'argent en pariant sur leurs combats avec des bandes rivales. Ryu est orphelin, et Ézéchiel, c'est tout comme, alors... Ils sont très vite devenus tout l'un pour l'autre. D'ailleurs, quand Ryu a décidé de venir s'installer à la capitale, Ézéchiel n'a pas mis très longtemps à le rejoindre.
— Mais vous, qu'est-ce que vous en pensez personnellement ? insista le psychiatre.
Cal haussa les épaules :
— Je ne sais pas quoi en penser. Ryu ne me fait pas peur en rêve puisqu'il est mon allié, mais... il a l'air d'être le genre de personne capable de tuer père et mère pour obtenir ce qu'il veut. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme lui dans la réalité. C'est un dealer, il fait des choses horribles, mais en même temps, il est drôle, sympathique, charismatique... Je crois que je l'apprécie, mais je ne voudrais pas être son ennemi. Je n'arrive déjà pas à comprendre comment je peux aimer un type pareil... C'est comme si les émotions d'Ézéchiel restaient ancrées en moi lorsque je suis éveillé. Cela m'arrive parfois.
— Et il n'y a jamais aucune trace de vos propres émotions dans vos rêves ?
— Aucune. Je n'ai pas ma place là-bas.
— Que feriez-vous si vous rencontriez Ryu face à face un jour, en étant vous-même ?
— Je m'enfuirais.
— Vraiment ? Donc vous le craignez.
— La dernière chose que je voudrais, c'est qu'il s'approche de moi et de ma famille... Il a un mauvais fond, vous voyez ce que je veux dire ?
— En vous rappelant qu'il n'existe que dans vos rêves.
— C'est là que réside tout le problème. Comment être sûr qu'il n'est pas réel ?
Véies fronça les sourcils :
— Expliquez-vous.
— Je veux comprendre pourquoi je fais ces rêves. Ce qui les a déclenchés. Pour être honnête avec vous, je n'ai pas l'impression de rêver : j'ai l'impression de vivre une double vie. Je n'arrive plus à envisager que ces gens ne soient pas réels. J'ai essayé de trouver des renseignements sur eux sur Internet, mais...
— Qu'attendez-vous de notre travail ici, Cal ?
Cal évita le regard du psychiatre le temps de formuler sa réponse :
— Je voudrais arrêter de rêver, déclara-t-il finalement. Vous pouvez faire ça ?
Véies soupira. Il considéra le garçon un long moment, le pendule d'un balancier rythmant délicatement leur silence. Les rayons du soleil prenaient forme sur les motifs tarabiscotés du tapis.
— Je peux essayer de vous donner des somnifères pour dormir, concéda alors le médecin. Ça vous plongera dans un sommeil profond, mais ça ne veut pas dire que vous ne rêverez pas. L'effet est variable d'un patient à l'autre. À part ça, je ne vois pas quelle solution vous proposer pour l'instant. Les rêves sont difficilement contrôlables. Nous allons nous revoir, d'ici trois jours.
— J'ai cours à ce moment-là.
— Après les cours, cela va de soi. Je vais essayer de vous entraîner à faire des rêves lucides. Vous savez ce que c'est ?
— Des rêves que l'on peut contrôler ?
— Exactement. Cela demande du temps et de la patience, mais si vous y arrivez, vous pourrez vous passer de médicaments, ce qui sera nettement mieux pour tout le monde.
— Très bien...
Véies referma son petit carnet sur ses genoux :
— Ryu, que représente-t-il pour vous, à votre avis ? ajouta-t-il.
Si vos rêves sont récurrents et remplis de messages, que pourrait-il incarner ?
Cal haussa les épaules :
— Le Mal. Il est incompréhensible.
— Et Ézéchiel ?
— Tout ce que je ne veux pas devenir.
— Alors, ne seraient-ce pas tout simplement vos peurs qui prennent vie dans vos rêves ?
— Je n'avais jamais eu peur jusqu'à présent.
— Je vois...
Cal jeta un coup d'œil à l'horloge :
— Nous avons fini ?
— Oui. En attendant de voir comment la situation évolue.
Véies signa son ordonnance, qu'il lui tendit :
— Je voudrais au moins vous rassurer sur un point, précisa-t-il. Ce ne sont que des rêves. Cela ne veut pas dire que vous souffrez de quoi que ce soit. Même s'ils persistent, ils ne doivent pas vous empêcher d'aborder votre vie sereinement.
Cal se leva en enfilant sa veste :
— Merci, Docteur. De toute façon, je crois que je commence à m'y habituer.
La porte du cabinet se referma en grinçant. Véies jeta ses notes sur la table et murmura pour lui-même :
— Cela vaudrait mieux.
Lucides ou non, les rêves n'étaient pas près de s'arrêter.
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