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au 31 Mai 21 :
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Le rêve d'Eric
Par Aqat
Le sourire du Dragon  -  Romance/Action/Aventure  -  fr
4 chapitres - Complète - Rating : T (13ans et plus) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 3     Les chapitres     0 Review    
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Ah, qu'elles sont jolies les dunes de mon pays

La translation vers la Terre dura au mieux une poignée de secondes. Ils ressentirent immédiatement le changement d’atmosphère. Les odeurs étaient plus fades et indistinctes comparées aux puissants remugles de nature du Royaume. L’air possédait une qualité moins subtile. Même la luminosité était différente ; le soleil unique qui brillait sur leur monde éclatait davantage dans le spectre blanc là où les quatre étoiles au firmament de la planète de Donjons et Dragons brillaient dans le jaune et dans l’ocre. Bref, ils étaient de retour dans un univers assujetti aux lois de la physique. Leur premier geste fut pour s’éloigner du portail.

Bobby avait été reposé au sol. Aucun chance qu’il revienne sur ses pas ; il s’aperçut en se retournant que le seuil du portail était obturé de stries de feu jaune disposées en diagonale et doublées puis triplées sur des axes différents. Ce travail sentait l’Arc enchanté de Hank. Les autres s’étaient égayés à l’aventure sur un rayon d’une centaine de mètres au devant du village. Tous se comportaient bizarrement dans l’excès de leur joie : Eric avait entouré de ses bras l’encolure du dromadaire, lequel le regardait d’un air intrigué, de l’herbe à moitié mâchée plein la gueule ; Presto se roulait dans le sable non loin d’un palmier dattier aux régimes inclinant dangereusement sur la tête de l’ancien Magicien ; Diana portait des toasts à la cantonade avec une coupe de terre cuite grossière qu’elle avait remplie au puits à l’ombre duquel poussait la touffe broutée par le dromadaire ; Sheila pleurait comme une fontaine à la vue de l’intérieur de la maison cubique sise très en avant des autres vers laquelle elle avait couru aussi vite que la pouvaient porter ses jambes ; enfin Hank, assis à même le sable un peu en retrait, riait à gorge déployée. Du point de vue de Bobby, rien dans ce retour n’était particulièrement glorieux ; l’absence d’Uni le faisait déjà ressentir un grand vide. Le calme irréel de ce bout de désert ajoutait à son début de dépression. Si du moins ils étaient retournés à leur point de départ... L’animation de la fête foraine, ainsi que la certitude de se trouver à peu de minutes en voiture de leur chez eux, n’aurait pas manqué de distraire le ci-devant Barbare de ses pensées moroses. Alors que là... là, il n’avait rien d’autre à faire que se dire qu’il n’avait pas essayé assez fort de garder sa licorne. Qu’il aurait dû trouver moyen de fléchir les autres...

C’est à cet instant que son attention fut attirée d’un autre côté. Comment se faisait que l’Arc fonctionnait encore ? Il décrivit des moulinets avec sa Massue, ne sentit rien de spécial ; la force qui faisait crouler les rocs et s’ébouler le sol sous ses coups vibrait discrètement. Présente dans l’arme mais des plus faible. Il avança inconsciemment en direction du portail brillamment éclairé par le réseau de flammes jaunes. Il ne se passa rien, puis, lorsqu’il eut réduit la distance le séparant de l’accès au Royaume d’une cinquantaine de mètres, le Gourdin revint à la vie. Son halo l’entourait de nouveau, pas encore à intensité optimale mais bien assez pour faire jaillir le sable à une grande hauteur une fois que le gamin eut abaissé l’arme à la volée sur la première, et modeste, dune qui croisa son chemin. Il courut, le cœur plein d’exaltation, jusqu’à ne laisser qu’un faible écart entre le portail et lui. Ainsi qu’il le soupçonnait, la Massue tressaillit d’autant de pouvoir destructeur qu’à l’instant où le Grand Maître, un an plus tôt, l’avait faite apparaître dans la main de Bobby. Sa joie bouta la mélancolie hors de ses pensées. Il n’y avait pas à s’y tromper : quoi que Presto eut affirmé, les effets du Royaume se propageaient par le portail. Leurs armes fonctionnaient de manière normale dans un assez large rayon à compter de son embouchure, puis l’effet allait s’estompant à partir de deux cent mètres et encore deux cent mètres plus loin elles devenaient inertes. Bobby calcula que leur pouvoir s’étendait grosso modo jusqu’à l’orée du village. Il y avait ainsi une possibilité de faire venir Uni sans qu’elle encoure le moindre risque hors de l’atmosphère enchantée qui l’avait vue naître : il suffirait que celui qui se considérait toujours en tant que le Barbare veille à la maintenir, et lui avec, dans les parages du point d’accès vers le Royaume. Le garçonnet se voyait bien habiter ici pour le restant de ses jours ; du moment que la licorne demeurait avec lui, le reste comptait peu. Sheila aurait la possibilité de le visiter quand elle voudrait, et leurs parents aussi. Avec son Gourdin chargé à bloc, il défiait quiconque de venir le déloger. Son esprit travaillait à toute allure. La maison dans laquelle sa sœur s’était abritée tantôt se situait dix ou vingt mètres au delà de la zone de puissance maximale — il s’y établirait.

Mais en premier lieu, il devait informer Hank de sa découverte. Leur ancien leader ne donnait pas signe d’avoir remarqué le caractère inhabituel de ses actions lorsqu’il avait fait en sorte d’obstruer le portail. Tant mieux ; voilà qui mettait une carte cruciale en main à Bobby. Il n’était pas stupide ; pour peu que le Ranger l’eût voulu, personne n’aurait été en mesure d’emprunter le passage dans l’autre sens. Le Barbare devait en conséquence absolument convaincre Hank de le laisser reprendre Uni. Ne serait-ce qu’à titre provisoire, comme un essai. Le reste, le plus jeune de la bande en faisait son affaire.

« Pour la dixième fois, c’est non ! », trancha le ci-devant Ranger. « Réfléchis. Nous ignorons combien de temps s’est écoulé dans notre monde depuis le parc d’attractions ; comme, j’imagine, notre absence a été remarquée et plein de gens auront des questions, tu ne peux pas manquer à l’appel sous prétexte que tu ne veux pas quitter ce lieu et Uni. Encore moins dire la vérité ou la montrer. Tu vois que c’est irréalisable... Toi et elle devez poursuivre vos routes séparément. »

Sheila choisit ce moment pour se mêler à la conversation.

« Crois-moi, petit frère, s’il existait un moyen de vous réunir en dehors du Royaume, Hank et moi serions les premiers partants... Mais tu ne voudrais pas la voir dépérir à cause de toi. Et que feriez vous ici ? Il n’y a personne dans ces maisons, mais cela peut changer... Qui te dit même que tu seras bien accueilli par les gens du cru quand ils reviendront ? Une licorne — rien que ça ! »

Les larmes coulaient d’abondance dans les yeux de Bobby. Quelque obstination qu’il y eut en lui, force était de le reconnaître, il n’y avait pas moyen de renverser ni de nier les arguments de Hank et Sheila. La résignation entreprenait de saper son opiniâtreté. La situation était l’une de celles dont le Grand Maître aurait dit que la sagesse conseillait de ne pas se rebeller contre le mauvais sort, attendu que de toute façon il n’était au pouvoir de personne de changer l’ordre des choses. Certes, mais qu’il était dur de grandir...

Voyant l’affaire réglée, Hank fit un signe de tête à Sheila, qui enlaça son frère en veillant à ne pas paraître lénifiante, et il héla les autres. Il leur manquait une marche à suivre. Un plan. N’importe quoi. Ils n’avaient pas escompté débarquer sur Terre dans un endroit aussi désert et inhospitalier... Nullement contrit par sa bévue, Eric maintint qu’il s’agissait de Djerba, mais pas du coin précis qu’il avait cru identifier à travers l’image reflétée dans le portail. L’île regorgeait de hameaux excentrés du même genre, qui se vidaient de leurs habitants passée la saison touristique ; il fallait juste prendre le temps de se repérer. Le brun suggéra donc de le laisser explorer les environs, pendant que le restant du groupe passerait de maison en maison, à la recherche de tout ce qui pouvait servir à leur survie. Au soleil très haut dans le ciel et déjà déclinant, le scout qu’avait été Hank déduisit qu’ils devaient être en fin d’après-midi ; ils disposaient au mieux de trois ou quatre heures avant le crépuscule, délai qui ne serait pas excessif pour improviser un repas et se mettre en condition de coucher décemment. Le plan d’Eric n’était pas mal trouvé, ou plutôt personne n’en suggéra un autre, si bien que l’on se fixa rendez-vous dans une demie heure devant la maison en retrait du village. Diana insista pour accompagner Eric ; cela ne faisait pas vraiment l’affaire de l’ancien Cavalier, mais Hank se montra ferme. Il ne voulait pas qu’il s’aventure seul dans le désert. Dans la mesure où la fille de couleur avait ces temps derniers beaucoup rabattu de sa mauvaise humeur envers le tempérament difficile d’Eric, ce dernier estima qu’il aurait pu plus mal tomber. Ainsi faire équipe avec Bobby. Ce fut tout au moins ce qu’il avait anticipé. Car, une fois qu’ils eurent promené leurs pas sur ce qui devait faire des kilomètres entre le village et les contreforts, pas si lointains qu’il y avait paru, des falaises, et que le fils de famille s’avéra en mesure de rien reconnaître de précis au delà d’une vague impression de déjà-vu, le caractère responsable et terre à terre de la gymnaste refit surface. — Eric serait bien inspiré d’admettre qu’il leur avait donné de faux espoirs, commença-t-elle à le gourmander ; ce n’était par Djerba, il avait confondu avec le lieu de siennes vacances déjà anciennes et dont ses souvenirs n’étaient peut-être plus très précis, un cadre géographique assez peu distinctif qui pouvait, si cela se trouvait, parfaitement être situé n’importe où au Proche et au Moyen Orient. En d’autres termes, ils s’étaient précipités dans le passage sur la foi d’une simple devinette à propos de l’endroit où ils devaient être transportés.

Le groupe mené par Hank les entendit se quereller bien avant que leurs silhouettes ne se découpent sur les dunes. Point besoin n’était de savoir tirer les tarots pour présumer que la mission de reconnaissance avait fait chou blanc. Une chance que, de leur côté, les quatre autres eussent de meilleures nouvelles à partager. Le village, ou plus exactement la grosse cinquantaine de maisons à un étage alignées grossièrement selon un plan en damier autour de huit ruelles que leur peu de largeur maintenait fraîches et aérées, montrait des marques d’occupation relativement récente : pour celles dont la porte et les volets traditionnels s’étaient maintenus jointifs, l’intérieur présentait peu de poussière et de désordre, sinon dans toutes il y avait de l’huile, du vin et de la fleur de farine plein les jarres à moitié enterrées, beaucoup de récipients attendaient qu’on les remplisse au puits, les petits coffres sculptés au feu épars dans la pièce principale du rez-de-chaussée renfermaient assez de tissus et de pièces d’étoffe afin que toute la bande puisse se changer si tel était son désir, enfin les nattes sur le sol de la chambre unique à l’étage offraient un couchage décent. Au total, des conditions de vie spartiate mais sans commune mesure avec les nuits à la belle étoile qui avaient été leur lot journalier dans le Royaume. Le visage d’Eric s’était allongé avec l’éventail de ces ressources ; ce n’était pas vraiment ce qu’il aurait aimé entendre. Encore devoir improviser, tout faire de leurs propres mains... N’en auraient donc jamais fini avec les difficultés matérielles et les imprévus ? Dire qu’il avait pensé dormir ce soir dans un lit confortable...

Il fut convenu que tout le monde s’installerait dans la bâtisse la plus grande, celle qui de surcroît offrait la meilleure position stratégique : la maison carrée située entre le village proprement dit et le portail, en plein champ d’efficience optimum de leurs armes. Au milieu de ce désert beaucoup trop ouvert au gré du leader par la force des choses suspicieux que le Royaume avait fait devenir Hank, autant profiter de la chance en vertu de laquelle leurs artefacts étaient encore opérationnels. Ils en avaient fait le tour à plusieurs reprises ; elle était peu confortable en tant que telle, mais les murs en étaient très épais, la porte plus résistante que celles des maisons du hameau, un système de canalisation primitif amenait une eau assez odorante au rez-de-chaussée, ce qui leur permettrait de se débarbouiller, et surtout, en haut de l’escalier d’angle, il y avait trois chambres bien aérées. Cette considération-ci emporta la décision ; Sheila et Diana n’étaient chaudes ni pour coucher dans la même pièce que trois adolescents de leur âge et un garçonnet, ni pour demeurer seules la nuit, dans le cas où on leur aurait proposé leur maison à elles.

Des tours s’établirent afin d’expédier sous les meilleurs délais les corvées sans lesquelles leur séjour serait insupportable. Les mieux bâtis, savoir Eric et Hank, se chargeraient des provisions en eau, et il allait en falloir une quantité ; aux filles incomberaient de mettre en ordre les pièces de vie et de les préparer pour plusieurs nuits d’affilée ; Presto ferait l’inventaire de leurs ressources en nourriture, de manière à essayer de sortir du Chapeau ce qu’il leur manquerait ; enfin Bobby, dont les atomes crochus avec les animaux étaient notoires, aurait à faire ami ami avec le dromadaire. Le cas échéant, cette bête serait leur ticket de retour ; il était essentiel qu’elle se sente en confiance avec au moins l’un d’entre eux.

Trois heures filèrent. Passant du soleil toujours chaud à la pénombre du vestibule, Eric tituba vers la pièce commune dont il ouvrit la porte, ses deux bras étant pris, d’un coup de genou qui lui attira un coup d’œil réprobateur de Sheila, depuis la table basse où l’ancienne Voleuse pétrissait une énième boule de pâte. Le brun déposa à grand bruit à côté du fourneau improvisé les deux dernières vaches à eau en poil de chèvre, d’une contenance de vingt litres environ, étira son dos perclus de courbatures, et transvida leur contenu dans un tronc d’arbre évidé faisant fonction d’abreuvoir. Il n’avait pas mal travaillé ; le liquide atteignait l’entaille pratiquée par Diana pour marquer le niveau jusque auquel la Noire avait nettoyé l’intérieur de l’abreuvoir. Il y avait longtemps qu’Eric avait ôté sa cape, sa cuirasse et sa cotte de mailles pour rester en tricot de corps, et même ainsi il se sentait collant. Diana qu’il n’avait pas entendue déboula devant lui une coupe d’eau tiède en main, qu’il accepta volontiers. Dans le même temps, son regard faisait le tour de la grande salle. Les filles non plus n’avaient pas chômé. Le sol de terre ocre avait pour ainsi dire disparu sous les nattes et les tapis multicolores ; les rares meubles avaient été dépoussiérés et disposés de façon plus rationnelle, la table surbaissée en bois brut rapprochée de six coussins grossiers, les coffres accolés les uns aux autres en fonction de leur utilité, les jarres et les amphores de denrées comestibles alignées contre le mur où Presto avait fait surgir une cuisinière à charbon, un tas de sacs de houille, un grand trépied au récipient de cuivre de la taille d’un évier ainsi que, sur une bâche au sol, un amas hétéroclite d’objets de première nécessité, tels que couverts, assiettes, gants, serviettes ; les latrines ne fleuraient plus aussi fort l’urine croupie ; et l’escalier de briques blanches balayé et garni, à l’extrémité plongeant dans le vide de chaque marche, de chandelles artisanales qui ressemblaient à s’y méprendre à des cierges. Ainsi arrangée, la salle présentait un aspect habitable, sinon convivial. Hank fit soudain son apparition ; torse nu et suant comme s’il allait se liquéfier, le blond titubait sous le poids d’un tonnelet. Eric se précipita pour l’aider. L’ex Ranger s’était réservé la tâche la plus pénible, le remplissage en eau des grandes jarres enterrées. La sorte d’abreuvoir servirait pour leurs ablutions et l’approvisionnement de la cuisine ; il fallait une seconde réserve à destination de leurs besoins de bouche. Le tonnelet pesait au bas mot une cinquantaine de kilos ; le simple fait de le vider dans l’embouchure de la dernière jarre sans en répandre une goutte à côté exigea les plus grandes peines. Eric se serait envoyé une batterie de gifles ; Hank avait transporté ce monstre des dizaines de fois entre le puits et la maison, tandis qu’il s’échinait de son côté avec les vaches à eau, et il n’avait pas été fichu de se rendre compte de l’épreuve que leur chef s’infligeait. Rien d’étonnant à ce que, finalement rompu par l’effort, Hank semblait à deux doigts de la syncope. Eric jeta un œil suspicieux aux alentours ; sa dernière boulette de pain pétrie, Sheila était partie aider Diana dans la réserve — personne en vue. Il pouvait se permettre de laisser tomber le masque et prendre soin du blond.

Hank ne voulait rien moins que s’abandonner aux mains d’Eric, lui-même visiblement harassé après avoir joué les porteurs d’eau. Cependant il n’y avait pas moyen d’échapper aux attentions du ci-devant Cavalier lorsqu’il se mettait une idée en tête. Il n’en alla cette fois-ci pas différemment : Hank, qui avait dû piquer du nez un instant, reprit ses esprits allongé sur une natte recouverte d’une épaisse couverture soyeuse et veillé par un Eric décomposé qui lui appliquait un chiffon humide sur le front. Pour la centième fois depuis le tête à tête de la nuit précédente, le ci-devant Ranger se surprit en flagrant délit de romantisme : qu’est-ce que le brun était adorable lorsqu’il n’adoptait son cet air hautain et détaché... Sa pâleur accentuait les lignes pures de ses traits, leur conférant un petit air famélique qui seyait parfaitement à son visage oblong. L’intéressé, surpris de faire l’objet de cette attention, rougit ; il fit mine de s’écarter, ce dont Hank en cet instant ne voulait à aucun prix. Le blond redressa le buste et captura Eric d’un bras derrière la nuque. Ce dernier se débattit par pur instinct, mais la fatigue fut la plus forte. Il tomba en avant et se reçut dans le giron de Hank. Leurs visages se touchèrent brièvement. Le regard de l’ancien Cavalier était étincelant de désir ; à cette minute, il ne se contrôlait plus — tout risquait d’arriver. L’endroit comme le moment étaient des moins appropriés. On entendait, étouffées, les voix des filles montant de la réserve. Eric pivota sur ses genoux ; de cette manière, quoiqu’il fut toujours dans les bras de Hank, il lui tournait le dos, assis qu’il était sur ses cuisses. Un bras du blond descendit lentement sur les plaines de son torse. L’autre demeurait en place autour de ses épaules.

Ce fut ainsi que Bobby et Hank les trouvèrent. Le ci-devant Magicien avait aidé Bobby à se faire bien voir du dromadaire, à l’aide de nombreuses bottes de légumes sorties du Chapeau. L’animal leur mangeait maintenant dans la main. Le crépuscule était presque tombé, ils avaient estimé leurs tâches accomplies. La vue de leur leader collé torse nu contre Eric, dont une manche du tricot avait glissé de guingois, révélant une épaule blanche et musclée que les doigts de Hank avaient tout l’air de peloter, laissa l’un sans voix et fit monter une rougeur insigne sur les joues et le front du second. Presto, qui réalisait fort bien à quoi il avait affaire, prit par le bras un Bobby bouche bée et l’entraîna vers la sortie avec une poigne irrésistible. Eric, paniqué, allait se dégager et courir après eux mais Hank raffermit son étreinte.

« D’une façon ou d’autre, ça aurait fini par se savoir... Je parlerai à Bobby seul à seul ; il m’adore, je crois que je le convaincrai sans mal de garder le silence pendant un temps. Presto est ton ami, il ne verra aucun inconvénient à faire de même. Après, on avisera. »

« Est-ce que je dois comprendre que mes sentiments sont partagés ? » Eric n’osait en croire ses oreilles. Le blond s’était montré plutôt froid depuis leur retour sur Terre ; certes ils n’avaient jamais tous les deux été en tête à tête, mais Hank n’avait à aucun moment fait signe de complicité à son endroit. Même pas un geste discret, un coup d’œil ou ce merveilleux sourire charmeur. Et pourtant, personne ne les observait comme ils puisaient leur eau au puits. Bobby avait été trop affairé avec le dromadaire, et Presto avec son Chapeau dont la propension à l’espièglerie n’avait pas disparu avec le changement de planète.

Hank sut que le garçon contre lui était encore et toujours dévoré d’incertitudes. Il déposa un chaste baiser sur sa nuque, puis murmura auprès de son oreille :

« Ton problème : tu te casses trop la tête. C’est par là que tu es un idiot. Mais le plus important : tu es mon idiot. J’ai mis le temps à me décider, et là tout de suite je n’ai plus de doute. Je t’aime... »

Eric ne put répondre : les voix des filles étaient toutes proches. Ils n’avaient pas dû les entendre revenir de la réserve... Les deux garçons se redressèrent en hâte. L’espace qui les séparait avait considérablement grandi, et leur visage adopté une contenance neutre — c’est-à-dire ils s’ignoraient l’un l’autre. Hank fit une moue qui ne s’adressait à personne en particulier, puis se dirigea vers l’abreuvoir. Chemin faisant, il pécha une coupe qu’il plongea dans la masse d’eau et dont il versa sans autre forme de cérémonie le contenu sur ses cheveux. Sheila aurait voulu engager Eric à l’aider à enfourner les boules de pâte, mais Diana lui envoya un coup de coude ; le brun était mort de fatigue, qu’il lui plût ou un non de le montrer. Toutes deux filèrent dans le coin cuisine préparer les pains de son. Elles avaient trouvé quelques épices en vrac dont certaines raviveraient le goût de leur pauvre repas, et la ci-devant Acrobate avait plusieurs idées de plats réalisable avec les moyens du bord. Hank les regarda s’activer en s’épongeant le torse, avant de choir lourdement dans le sofa improvisé où Eric l’avait fait étendre. Ce dernier s’était esquivé à l’extérieur à compter du moment où le blond avait commencé à se nettoyer. L’ancien Ranger soupira. Demeurer à ne rien faire ne faisait pas vraiment partie de ses habitudes. Il mit à profit ce loisir afin de passer en revue ses sentiments. Sa réponse à Eric avait été une promesse. Davantage que cela, un engagement. Pourvu qu’il soit en mesure de l’honorer... Le blond n’avait jamais été avec un garçon. Quelque excitation que le frisson de la nouveauté suscitait dans ses reins, il ne pouvait totalement exclure qu’il décevrait Eric. Personne le savait, pour sûr, mais il avait infiniment moins d’expérience que sa popularité ne le laissait supposer. Il se rassura en se disant que le brun ne serait pas logé à différente enseigne.

Le temps filait à toute allure. Ce fut vite l’heure de passer à table. Hank avait réintégré sa veste de loden vert, Erik sa cotte de mailles et sa façade hautaine. L’air badin avec lequel Bobby et Presto le traitaient, du moment précis où les trois garçons étaient revenus ensemble à l’intérieur de la maison, signifiait qu’il avait dû les gagner au silence. Une bonne chose de réglée. L’ambiance relativement lourde qui présidait au repas se serait mal accommodée de mines revêches et des sempiternelles prises de bec du ci-devant Barbare et de l’ex Cavalier. Les filles avaient tâché de déguiser la faiblesse des ressources alimentaires disponibles en jouant dans la mesure du possible sur la mise en œuvre : les pains se présentaient sous des formes incongrues, le corned-beef extrait des boîtes que le Magicien était arrivé à produire au bout de son dixième essai pour obtenir de la viande à griller, avait été moulé de telle sorte qu’il dessine des tableautins au fond des assiettes, et les dattes et les figues sèches dont la réserve contenait des récipients entiers se dressaient dans leur plat ovale comme à la revue. Les discussions furent brèves et superficielles ; sans que personne ne l’exprimât, la même crainte étreignait tous les cœurs : que le retour chez eux sur lequel ils avaient tant fantasmé fût encore très loin dans l’avenir. Et particulièrement délicat à planifier. Les appétits ne se portaient toutefois pas trop mal. Eric en particulier avait mangé comme trois. Chacun donna un coup de main pour la vaisselle et le rangement. La nuit était tombée. On discuta encore un peu, sur le pas de la porte. Les filles furent les premières à bâiller ; Sheila insista afin que Bobby ne veille pas trop tard, ce qui détermina Presto à emmener le garçonnet avec lui dans leur chambre pas très longtemps après qu’elles se fussent retirées. Les chandelles allumées le long de l’escalier jetaient une lueur intime sur la salle unique à laquelle le rez-de-chaussée se réduisait, exception faite pour la réserve et les latrines. Eric alla assister Hank dans la tâche ô combien pénible d’ajuster le madrier de bois massif dans les emplacements prévus à cet effet de part et d’autre de l’envers de la porte. Les voilà tous dorénavant en sûreté. Le moment de se préparer eux aussi pour la nuit avait sonné.

Hank avait choisi la chambre la moins vaste parce qu’une particularité de construction la rendait impropre à propager les bruits venus de l’intérieur. Un escalier, menant probablement au toit, s’étendait entre elle et la chambre adjacente, celle dévolue à Bobby et Presto ; or un éboulement de la terrasse avait condamné ce passage, ménageant comme un paravent acoustique. L’ancien Ranger l’avait vérifié auparavant : une fois la porte de leur chambre fermée, il fallait vraiment hurler si l’on souhaitait être entendu dans le couloir, et ô combien faiblement. Eric, lui, trouva la pièce quelconque et sale. Ce fut uniquement lorsque Hank lui fit savoir par gestes qu’il pouvait s’asseoir avec lui sur le lit que le brun coupa court à ses commentaires. Les même grabats infâmes que ceux sur lesquels ils avaient couché la nuit d’avant, équipés d’une couverture à l’identique : en fait de lit, cela n’était toujours pas ce dont Eric avait rêvé. Mais le blond était avec lui, et si la lueur au fond de ses pupilles reflétait ses intentions, la nuit allait être mémorable...

La forme ailée et méphistophélique se reflétait dans le brasier bleu vert. Un air dégoûté sur le visage, ses bras repliés devant sa poitrine écarlate, Vengeur contemplait les garçons engagés dans la danse d’amour. Ces deux-là avaient vite maîtrisé la technique, songea-t-il mi sardonique mi goguenard... Son visage se durcit lorsqu’au moment de jouir, la bouche de Hank s’unit à celle d’Eric en un baiser où ils échangèrent chacun une parcelle de leur âme. Les flammes ensorcelées jaillirent plus haut et plus fort que jamais sous l’influx qui émanait de cette chambre. Le mage maléfique se dégagea de son trône. Il se sentait troublé, voire agressé ; ce qu’il y avait de quintessence obscure en lui reculait peureusement devant cet étalage de tendresse. Une colère sans borne reflua dans son être ; le plan suivait son cours, mais cela n’allait pas assez vite à son gré. Le secret du vers brisé sur l’inscription, dans la crypte du Duc du Changement, aurait déjà dû se retourner contre les enfants... au lieu de quoi les uns dormaient tandis que ces deux-là se donnaient du plaisir et échangeaient des serments. Ses yeux rubis lançant des éclairs, Vengeur marcha au brasier de Mégiddo. Les flammes ressentirent sa force magique écrasante et s’épanchèrent vers le haut en un pilier de puissance pure. Le Seigneur Rouge engagea résolument son bras dans le jet ardent, sa présence chargée de haine effaçant instantanément l’image du Cavalier engagé dans une opération périlleuse entre les cuisses du Ranger. Sa vision surnaturelle avaient découvert une faille, quelque chose de minime qu’il se proposait d’exploiter. Une sombre incantation, dans une langue oubliée aux accords qui glaçaient le sang, sortit de sa bouche aux crocs de loup. Il laissa s’écouler de longues minutes, à regarder le feu ensorcelé reprendre peu à peu ses dimensions premières. Le sortilège avait porté exactement comme il l’avait prévu. Vengeur s’assit très droit dans son trône. Les yeux fermés, il murmura sur le ton de la satisfaction atroce :

« Ce que le Destin a noué, je ne puis le défaire. Vous avez l’amour. Eh bien ! moi, je vous promets haine et malheur en parts égales. Que la souffrance du cœur autant que celle de l’âme soit vôtre... Toi surtout, sale petit Cavalier, je fais serment que tu vas avoir mal d’aimer. Ecoute mon rire et éveille-toi ! »

Eric ouvrit les yeux ; il lui avait semblé entendre les harmoniques d’un rire strident, presque un braiment, se fondre dans le lointain... En dépit de la proximité du corps brûlant de Hank contre son flanc et de la présence de la couverture dont il s’était recouvert avant de sombrer, son dos, ses bras, ses jambes et même la craque endolorie de ses fesses, tremblaient de froid. La chair de poule recouvrait son corps nu. Toute envie de dormir l’avait abandonné. Son excitation était retombée ; un rire si démentiel tuait tout la joie qu’il aurait dû ressentir pour s’être ébattu aussi librement et merveilleusement avec Hank ces quelques dernières heures. L’un comme l’autre, à coup sûr, en auraient pour des jours à se remettre, en particulier Hank qui, puceau du fondement, avait néanmoins insisté pour goûter lui-même à ce plaisir qu’il avait si libéralement octroyé à Eric. Comme quoi ces premières fois vraiment ratées avec Michael, l’entraîneur personnel des Montgomery si beau et si blond, avaient fini par s’avérer utiles à l’ancien Cavalier...

Il éprouva le besoin de faire ses ablutions. Il y avait une grande gargoulette d’eau posée près du lit sur un petit tas de linges propres. Il s’en servit généreusement. Après quoi, il se dit qu’il devrait aussi bien passer son pantalon et trouver de quoi tuer le temps. Manger peut-être ; quelques dattes et l’un de ces pains de froment n’allaient pas mal ensemble... La vue du désert encadré par la béance de la fenêtre l’attira, sur le chemin du couloir. Eric s’y accouda. L’obscurité était très dense, et elle faisait presque peur, cette lune rachitique réduite à une balafre orange sur le ruban du ciel. Mais l’immobilité des ombres, le calme absolu des sables violets sous la radiance lunaire, l’absence de vent qui ne prévenait en rien les arômes exotiques de remonter jusqu’à lui, étaient d’une poésie étrange et rassurante. Le Royaume avait été beau, certes, la plupart du temps, et fascinant, et infiniment multiple en ses perspectives ; cela n’enlevait rien à l’exaltation que seule la Terre, baignée dans la clarté de son satellite, savait induire chez ses enfants.

Le garçon ne demandait pas mieux que de se pénétrer de la beauté hiératique du paysage. Aussi, lorsque ses doigts de pied butèrent contre un corps dur traînant par terre sous l’aplat de l’ouverture grossière en forme de fenêtre, sa prime réaction fut de shooter dedans. La décision était peu sage, étant nu pied ; une aspérité tranchante meurtrit sa chair sans que l’objet ne bouge ; tout au plus émit-il un cliquetis en butant dans le mur de briques sèches. Frustré, Eric demeura un moment à cloche-pied, à masser son gros orteil endolori. La curiosité l’emporta alors et il déplaça son poids vers l’avant de manière à ramasser le corps, quel qu’il fût. Une autre aspérité coupante entama son pouce. Bon Dieu ! de combien de facettes acérées ce machin était-il hérissé ? Une seconde tentative pour le saisir fut également infructueuse. La luminosité trop faible le forçait à procéder à tâtons. Ses doigts parvinrent à agripper une section oblongue et plate, à l’instar d’un manche ou ce qui y ressemblait, et il ramena l’objet devant ses yeux avec un petit cri étouffé de victoire. Une sorte d’outil assez lourd, quinze centimètres de long sur quatre ou cinq de large et deux ou trois d’épaisseur. Eric le manipula sous la lueur nocturne. C’était un couteau irrégulier, ou un rabot, un simple morceau de métal irrégulièrement biseauté emmanché entre deux lamelles de bois. En tout cas, pour primitif que semblait le travail, il ne devait pas laisser d’être efficace, tellement cela coupait. Eric fut tenté de jeter l’outil de côté, mais il ne mit jamais son geste à exécution. Cela n’allait pas.

La facture archaïque n’éveillait rien dans sa mémoire, ce qui n’était pas étonnant vu son défaut d’intérêt en classe. Il se rappela, en revanche, avoir contemplé des outils peu différents. Mais où et quand ? Il le sut au moment exact où son regard convergea sur le panneau de bois dense qui constituait le volet. Ses yeux ricochèrent entre l’espèce de couteau dans sa main et les marques régulières imprimées dans la masse du volet, aux endroits où l’épaisseur au matériau avait été émondée. Eric sut dès lors qu’il tenait un rabot, ou plus exactement un ciseau à bois, grosso modo du même type que les instruments de l’Antiquité dont son père avait financé l’achat au musée régional. Le malaise diffus qu’Eric avait éprouvé depuis l’instant où il avait ramassé l’outil se concrétisa en une certitude qui, tel l’iceberg qui, en s’effondrant sur lui-même, révèle l’énormité de sa masse immergée, fit basculer toutes ses certitudes. C’était mauvais. Très, très, très mauvais. La colère commença à refluer dans ses terminaisons nerveuses. Ce nigaud de Dékion les avait envoyés dans un cul-de-sac, voire pire... Rien d’étonnant si Sa Petitesse le Grand Maître s’était gardée de les mettre sur la piste du mausolée. Le nabot devait savoir.

Il s’accorda le temps de mettre ses pensées en ordre, puis retourna dans la chambre d’où s’élevait le doux murmure de la respiration de Hank. S’habiller n’avait jamais été aussi rapide que ce soir-là. Quelle heure est-ce qu’il pouvait être ? Deux, trois heures du matin ? Et quelle heure dans le Royaume ? Pourvu que le portail, encore ouvert ici, ne se fût pas refermé de l’autre côté...

« Hank, Hank », appela-t-il à voix haute tout en secouant les épaules du blond. Quand son amant grogna et se tourna en sens opposé, il leur imprima une poussée plus forte. « Réveille-toi, c’est urgent. »

« Mmm... Qu’est-ce que c’est ? Laisse-moi dormir ; tu m’as épuisé... »

« Je te dis de secouer ta carcasse ! »

Les yeux bleus groggy et collés que l’ex Ranger dirigeait sur lui n’avaient pas l’air d’y voir. Eric serra les poings de détermination ; il n’allait jamais y arriver de cette manière. D’un bond il était debout et attrapait la gargoulette dont il avait usé tantôt. Un revers de main lui en fit jeter à la face de Hank une grande partie du contenu. Le blond debout dans le lit trempé de pied en cap était absolument à croquer ; l’eau avait eu la grâce polissonne de dévaler son abdomen creux pour se concentrer sur la dépression au dessus de ses hanches puis son bas-ventre, inondant le chaume de sa toison pubienne, et le ci-devant Cavalier éprouvait toutes les peines du monde à en détacher ses yeux. Il le fallait pourtant.

« Habille-toi vite, moi je m’occupe de réveiller les autres. »

« Tu me fais peur... Eric ! Que se passe-t-il ! On croirait que tu as vu un fantôme. »

« Si ce n’était que ça... Je pense que nous ne sommes pas à la bonne époque. »

Le regard incrédule et vitreux que lui décochait Hank lui fit renoncer à son intention. Aussi longtemps que leur leader ne serait pas convaincu, les chances étaient très minces d’obtenir la moindre créance de la part des autres. Pas avec son passé récent et ses évidentes excentricités. Cela serait crier au loup. Le brun passa en revue les possibilités ouvertes devant lui. Il ne s’en trouvait pas beaucoup. Eric fit les cent pas, dans son débat intérieur. Il avait beau considérer les données sous tous les angles, la même conclusion revenait. Cette fois-ci, il songea que c’était la plus monumentale bévue de sa longue carrière.

Hank s’était essuyé comme il avait pu et achevait de se vêtir. Son Arc à la main, il avança sur Eric et roula des yeux avec un mouvement de sa lèvre supérieure comme s’il voulait parler. Il ne dit mot, en définitive, mais son visage tendu exprimait des volumes.

Sa surprise était totale lorsque le brun lui lança dans le giron ce qu’il tenait en main. Il examina l’outil de métal brut à la faveur d’un rai de lune qui avait attendu cette minute pour pénétrer par l’œil de bœuf.

« Ce ciseau a servi à confectionner les volets. Pas étonnant que le travail soit aussi grossier. Dis-moi : ça ne te semble pas curieux, à notre époque, d’utiliser des outils de ce genre pour bâtir une maison ? Et encore une chose. As-tu seulement aperçu un objet qui aie l’air récent dans le village ? »

« C’est une architecture traditionnelle ; tout est peut-être très ancien. »

« Non. Réfléchis. De la poterie en terre cuite même pas vernie, des coffres tout en bois, jusqu’aux taquets et aux charnières, un puits sans poulie avec juste un seau taillé dans la masse, et du métal nulle part. A ton avis, est-ce que ça te paraît vraisemblable en 1983 ? »

« Tu prétends qu’on s’est trompé d’époque ? Mais, l’inscription... ! »

« Je ne sais pas. Le tombeau est tellement vieux que je dis qu’il est possible que sa magie aie ouvert un passage vers la Terre à une époque reculée de notre histoire. Dékion a dit que ce roi vivait quatre mille ans auparavant ; imagine que le portail nous aie transporté quatre millénaires plus tôt dans le passé de notre monde... Voilà qui expliquerait tout. Je ne sais pas si on est à Djerba ou ailleurs ; ce dont je mettrais ma main au feu, c’est que le n’importe pas tant que le quand nous sommes... »

Hank ne savait quoi rétorquer. Le raisonnement d’Eric, pour délirant qu’il paraissait, ne comportait aucune faille visible. Rien, absolument, ne leur garantissait qu’ils se trouvaient en effet à la fin de leur vingtième siècle... Ils n’avaient fait que le supposer, sur la foi de la certitude du Cavalier à reconnaître les lieux et de la confiance dont ils avaient investi le rubis après que sa magie eut fonctionné. Ce n’était pas possible... Et pourtant. Le blond passait et repassait le ciseau entre ses doigts ; Eric avait mis le doigt dessus, l’outil était définitivement archaïque, un croisement entre un silex taillé et un couteau de fer régulier du type de ceux dont le musée local exposait une assez belle collection. Largesse de Montgomery Senior. C’était donc cela qui avait éveillé la suspicion d’Eric. Il n’empêchait ; la déduction était brillante.

« Si tu as raison, et je n’en doute pas, on doit sans tarder vérifier que le portail tient bon. »

« Ouais, car sinon nous sommes bons pour entrer dans l’Histoire... »

« Il y a un moyen très simple de le savoir. »

Hank tira son Arc du rangement dans son dos et fit le geste de le bander. Le filet de flammes jaunes qui tenait lieu de corde brilla au bout du deuxième essai, mais pas moyen de conjurer la moindre flèche. Eric pâlit ; il ne percevait que très faiblement la couverture enchantée qui normalement aurait dû s’épancher du Bouclier. Aucun doute n’était possible : l’influx du Royaume, à laquelle leurs armes devaient d’avoir jusqu’à présent conservé leur pouvoir, s’affaiblissait. Par conséquent, le portail n’était plus stable.

Ils sautèrent sur leurs jambes. Quelques secondes après, ils déboulaient chacun dans une chambre sur un hurlement d’orfraie. Leurs explications hachées ne faisaient pas grand sens aux oreilles des quatre autres, mais il n’y avait pas à se méprendre quant à la gravité de la situation vu la panique qui se lisait sur le moindre trait du visage d’Eric et Hank. Deux minutes au plus après que les autres eussent compris qu’il se passait quelque chose de fâcheux avec le portail, le groupe au grand complet s’élançait hors de la maison. Le brun compta jusqu’à trois et piqua un sprint ; ce n’était pas sa faute si son impatience avait pris le meilleur sur son désir de ne pas se distinguer — et en laissant son monde sur place, il suscitait à coup sûr une colère susceptible de lui retomber dessus par la suite. Le Cavalier n’en avait cure. Sa course effrénée visait à attirer Hank sur ses talons ; si par malheur le passage n’en avait plus que pour quelques instants, le reste de la bande pouvait toujours crever la bouche ouverte ! ce serait lui et son amant. Ce n’était pas à l’heure où l’un et l’autre voyaient se profiler la chance d’être un couple, qu’il allait la laisser filer au motif que les autres avaient leur importance et qu’il valait mieux être perdus tous les six. Sa mâchoire contractée faisant ressortir son air buté, Eric se dit, le plus sérieusement du monde, qu’il ferait beau voir la dernière traîtrise en date du Royaume lui arracher son bonheur.

Hank calé à vitesse de pointe sur ses talons, comprit ce qu’Eric avait en tête. C’était égoïste, mais somme toute logique lorsque l’on connaissait la trajectoire personnelle et le vécu du brun, et à vrai dire le Ranger se sentait très flatté de l’attention. Il y avait eu une époque où, confronté à la moindre chance de filer dans leur monde, le Cavalier eût pris ses jambes à son cou sans se préoccuper de quiconque... Hank hasarda un coup d’œil derrière lui. Diana avait pris la tête des distancés ; elle filait à un train d’enfer, mais les vingt ou trente mètres de retard qu’elle avait toujours sur lui — elle n’avait pas réagi immédiatement lorsque Hank s’était ébranlé comme le vent sur les traces d’Eric — ne la mettaient pas en position d’aider Sheila, Presto et Bobby à aller plus vite. Le Ranger commanda par dessus son épaule à ses poursuivants de forcer l’allure. La lentille dimensionnelle se dressait à deux cents bons mètres de la maison, sur un front de désert inégal et mouvant qui ne se prêtait guère à la performance ; Eric lui-même courait très en deçà de ses possibilités. Quoique il était presque rendu. Le blond calcula qu’il mettrait quant à lui encore, et au bas mot, une cinquantaine de secondes, Diana vingt ou trente secondes de plus car elle avait relâché son effort, et les derniers, au delà de deux minutes. Eric avait vu juste ; le portail donnait l’impression d’avoir beaucoup rapetissé, il pouvait se refermer à n’importe quel moment. Ils ne réussiraient pas à le franchir sains et saufs jusqu’au dernier...

La porte dimensionnelle se dressait droit devant Eric. Il écrasa un juron. Elle avait rétréci de moitié, et au rythme avec lequel son opercule allait se contractant, c’était affaire de minutes avant qu’elle ne se close à jamais. Et Hank qui n’arrivait toujours pas... Des chocs sourds et répétés faisaient tressauter le sable aux alentours du portail. Une gerbe d’étincelles électriques colorées s’en épancha, vitrifiant une large portion de la dune qu’elle venait de frapper ; le sable expulsé par l’impact n’eut pas le temps de retomber que la chaleur l’avait fait voler en fumée. Le Cavalier connaissait malheureusement trop ce genre de pyrotechnie — l’on se battait de l’autre côté du passage. Un violent affrontement magique. Cette fois-ci, la bordée de noms d’oiseaux franchit l’enclos de ses lèvres. Hank venait de le rejoindre, mais les autres, qui formaient désormais un groupe contact, étaient encore cent mètres en arrière, et la lentille se contractait de plus en plus rapidement. Son opercule permettait tout juste à présent de laisser passer une personne à la fois. Eric hurla de dépit quand, sur un à coup qui semblait provenir de l’autre côté, le passage rapetissa encore. Il restait une fraction de minute à peine ! C’était fichu... Le Ranger avait posé une main sur sa nuque ; le geste lui disait sans ambages de ne penser qu’à lui-même et de foncer dedans sans l’attendre. N-O-N !

Soudain, une balle de magie siffla dans leur direction, puis une autre. Venues de la direction de la maison. Presto bombardait la lentille ! L’espoir refleurit sur les traits de Hank ; empoignant l’Arc, il en tira une série de flèches aussi brillantes que la force déclinante de son arme l’y autorisait, qu’il envoyait cogner de part et d’autre de l’opercule du passage. Ce dernier trembla, puis s’élargit d’une vingtaine de centimètres. Eric se mit derechef à le frapper de son Bouclier. Chaque coup donnait un peu de force qui agrandissait le passage de façon minime. Peut-être ainsi arriveraient-ils à retourner tous ensemble dans le Royaume.

Les autres étaient là. Presto lança deux ultimes balles de magie crépitantes qui s’ajustèrent à la lentille, et il commanda aux filles derrière lui de plonger dedans. Bobby de son côté frappait comme un sonneur de sa Massue le bas de l’arrondi du passage, non loin d’Eric. Le duel avait toujours l’air de battre son plein, dans le tombeau. Presto parti, Hank prit le Barbare par le bras et l’envoya à son tour dans le mur chatoyant de l’ouverture de la lentille. Celle-ci, étant privée d’énergie, était redevenue aussi petite qu’avant que les jeunes héros ne comprennent qu’ils pouvaient l’alimenter. Les deux aînés se regardèrent dans les yeux. Ils ne disposaient plus que d’un mètre de fenêtre dimensionnelle. Sur un regard appuyé à son amant, Eric bondit comme à la gymnastique et plongea tête la première dans le portail. Que c’était éblouissant ! plus encore qu’à l’aller... Ses pieds effleurèrent une masse de cheveux tandis qu’il filait à toute allure entre les dimensions et les réalités — Hank avait dû s’élancer immédiatement après lui. Puis ce fut un fracas de tonnerre et la porte des mondes cessa d’exister.

 
 
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