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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 11     Les chapitres     2 Reviews    
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Noyade

L’eau glacée me percute comme le pare-chocs d’une voiture. Adam et moi sommes fauchés tous les deux, écrasés contre la console informatique par une pression qui manque de nous faire perdre connaissance. J’ai toutes les peines du monde à me relever. Face à moi, le sas de l’aquarium s’est transformé en une bouche infernale, une gueule béante par laquelle les flots bouillonnants se déversent en continu dans un vacarme d’apocalypse. Déjà, l’eau m’arrive jusqu’aux cuisses. Il faut faire vite afin d’éviter le pire.

Mon premier réflexe est pour l’alarme automatique, mais malgré le grondement assourdissant du naufrage, il est évident qu’elle ne s’est pas déclenchée. Halluciné, je lutte contre l’état de choc et balaye les ordinateurs des yeux. Il doit y avoir une commande pour activer le dispositif manuellement.

Pianotant malgré la peur et le froid, je prie pour que le courant ne nous lâche pas. Déjà, les néons du laboratoire grésillent et nous plongent alternativement dans le noir. À côté de moi, Adam reste prostré au sol, pratiquement submergé, secoué d’un rire compulsif. Ses yeux et ses lèvres s’ouvrent démesurément, comme dévorés par un vide dont je n’aurais jamais deviné l’existence. Je ne peux pas m’en inquiéter pour l’instant. J’accède aux systèmes de sécurité du laboratoire et déclenche à la fois l’alarme, l’arrêt des pompes et la fermeture des portes étanches.  

Rien ne se produit. J’appuie sur la touche plusieurs fois, réitère mon ordre, mais l’ordinateur reste sourd. « Protocole non autorisé », m’affiche-t-il pour seule et unique réponse.

— Tu gaspilles ton énergie, me lance Adam entre deux sanglots-ricanements. J’ai tout désactivé avant ton arrivée.

Je reçois l’équivalent d’un coup de poignard en plein cœur. L’étendue de la trahison excède les mots que je pourrais avoir pour l’exprimer. De toute façon, je n’en ai pas le temps. Il faut à tout prix réagir avant que le laboratoire ne soit sous l’eau, et qu’il n’entraîne le reste du navire avec lui. D’autres ont déjà dû ressentir la secousse, mais de là à ce qu’ils comprennent que le système de sécurité a été saboté…

Rapidement, je cherche la créature des yeux. La pression a dû la propulser hors du sas elle aussi, dans la pièce avec nous, mais je ne la vois nulle part. Qui sait quelles conséquences tous ces bouleversements pourraient avoir sur sa santé si fragile…

« Le navire », je me force à raisonner tandis que l’un des ordinateurs émet des arcs électriques autour de nous. « Réfléchis, vite. Il faut empêcher le niveau de monter. »

J’ai de l’eau jusqu’à la taille. Je ne sens même plus le froid sur mon corps tant mon esprit est en ébullition. Toutes mes forces réunies, je m’approche de la porte du sas, dont le grondement s’accentue de plus belle à mesure que la pression en déforme les boulons et la tôle. Jamais il ne pourra redevenir étanche… J’appuie malgré tout sur le battant à moitié embouti. Les deux paumes à plat, je pousse aussi fort que je le peux, mais l’océan tout entier me résiste. Seul, impossible de clore manuellement le panneau. Et la commande informatique ne réagira plus, d’autant moins maintenant que les claviers se retrouvent engloutis…

De désespoir, je me retourne vers Adam :

— Pourquoi avez-vous fait ça ?!

Il ne me répond pas. Il s’est remis debout et contemple le chaos qui détruit nos recherches, une expression sereine sur ses traits parcheminés. Je ne le reconnais plus. Il semble intensément satisfait de ce qu’il voit. Je deviens colère à l’état pur :

— Venez ! je crie en l’agrippant par le bras pour l’entraîner hors du laboratoire.

C’est la seule solution qu’il me reste. L’aquarium est perdu : sans soutien informatique, impossible de refermer les pompes ou de stopper la progression des eaux. Tout ce que nous pouvons faire, c’est condamner nous-mêmes l’écoutille avant que l’inondation ne se répande. L’Achéron peut demeurer à flot même avec une salle noyée, mais il n’en supportera pas beaucoup plus.

Adam me retient :

— Désolé, Sam, dit-il tandis qu’il inverse ma prise sur lui. Je ne peux pas te laisser faire ça.

— Vous êtes devenu complètement malade ! Nous allons mourir si nous ne refermons pas cette porte !

— Je sais, oui.

— C’est ce que vous voulez ? j’articule, incapable d’y croire. Vous voulez mourir, et causer ma mort à moi aussi ? Après toutes ces années ?

— Tu recherches la mort depuis longtemps, et moi aussi, je l’ai recherchée. Tu devrais te réjouir : le grand jour est arrivé.

— Arrêtez vos conneries ! Vous ne pouvez pas condamner le bateau tout entier !

— Tu étais bien prêt à laisser mourir la créature.

— Et vous sacrifieriez des dizaines de personnes pour ça ?

— Ils l’ont tous mérité. Aucun d’eux n’a fait quoi que ce soit pour se rendre humain.

— Même Ophélie ? Vous tueriez Ophélie, Adam ? Vous me tueriez moi, alors que vous me connaissez depuis ma naissance ? Je croyais que vous m’aimiez !

— Je t’aime, oui, murmure-t-il sans lâcher mon poignet. Mais tu es la plus grande erreur de toute ma vie. Il est temps que je la répare.

Sur ces mots, il me propulse violemment sous l’eau. Il ne va pas jusqu’à essayer de me noyer, mais il se place entre l’écoutille et moi. Le niveau a désormais atteint nos épaules. Je dois nager pour garder l’équilibre. Les marches qui mènent à l’extérieur du laboratoire sont totalement submergées.

— Adam, laissez-moi passer, je tente une dernière fois, mais il se contente de secouer la tête.

Excédé, je me jette sur lui. Il se débat avec une force surprenante, bourre mon estomac de coups de poing, griffe mon visage, arrache mes vêtements et mes cheveux comme un animal enragé, mais l’eau a toujours été mon élément. J’y suis plus à l’aise que lui, même si je répugne à le frapper. Je le traîne derrière moi, mètre après mètre, jusqu’à ce que mes doigts agrippent la grille des escaliers métalliques qui mènent à l’écoutille. J’ai dû boire la tasse au moins une dizaine de fois, mais je n’y prête pas attention. L’adrénaline électrise tout mon corps. J’aperçois le couloir qui commence déjà à disparaître sous les flots. Je me hisse sur les marches, mais alors que je bande mes muscles pour attirer Adam, il cesse soudain de me retenir. De surprise, il m’échappe. Il s’évanouit dans les profondeurs du laboratoire.

— Adam ! je m’exclame. Qu’est-ce que vous faites ? Adam ! Revenez !

Les néons clignotent une dernière fois. L’électricité claque.

— Si tu veux vraiment fermer cette porte, Sam, ferme-la, me lance Adam depuis l’obscurité. Mais tu devras la refermer sur moi. À toi de prendre cette décision.

— Adam, ne soyez pas stupide. Revenez !

— À toi de choisir, Sam.

— Revenez !

Plus de réponse. De rage, je hurle dans ce qu’il subsiste du laboratoire. Il fait noir et l’océan a presque tout avalé. Il doit rester vingt centimètres d’air ; d’ici quelques minutes, il n’y aura plus rien. Assis sur le seuil de l’écoutille, l’onde s’infiltre déjà à hauteur de ma poitrine dans le corridor. Seule la lumière crue des coursives éclaire les eaux clapotantes en dessous de moi.

— Vous me le paierez, espèce de vieux salaud, je promets entre mes dents. Vous me le paierez.

Alors, en proie à la pire des folies, je retourne dans l’aquarium, et je rabats l’écoutille derrière moi. Les ténèbres absolues m’enveloppent. Je n’entends plus le bruit de l’eau, car le sas est désormais submergé, mais je la sens qui s’infiltre, tel un monstre invisible en train de nous engloutir lentement. Ma respiration résonne contre le plafond beaucoup trop proche. Les mains tendues au-dessus de moi, je m’accroche aux canalisations pour progresser :

— Adam ! j’appelle en me projetant en avant. Si vous croyez que je vais vous laisser là-dedans, c’est mal me connaître.

Il ne me répond pas. Bien sûr. Pourquoi me donnerait-il un indice sur sa localisation ? Mieux vaut garder moi aussi le silence. Je suis meilleur nageur que lui, et le laboratoire ne doit pas mesurer plus de vingt mètres carrés. Il ne pourra pas se cacher éternellement.

Les parois du navire craquent et gémissent autour de moi. Je me cogne contre une surface dure : la vitre de l’aquarium… Le plexiglas a résisté à la pression. Il ne m’en faut pas plus pour me repérer : je longe le bassin jusqu’au mur opposé, puis je balaye la pièce de long en large, méthodiquement, attentif au moindre bruit susceptible de trahir la position de mon ami si fuyant…

Adam a peut-être complètement pété les plombs, mais personne ne peut se noyer volontairement dans un espace clos comme celui-ci. Pas sans un poids pour se maintenir sous la surface. Il est forcément toujours là quelque part, avec moi, et je n’ai qu’à lui mettre la main dessus avant de l’obliger à ressortir.

Quelque chose effleure mon bras, ce qui me fait sursauter. Quelque chose de froid et gluant. Je frissonne malgré moi : la créature… Elle aussi doit être toujours là quelque part. Libre. Si son esprit nourrissait des velléités de revanche, c’est maintenant ou jamais…

D’un seul coup, la panique bloque ma respiration. J’ai l’impression d’être de retour dans la cabine de Perséphone. Je suis seul sous la surface, à presque onze mille mètres de fond, et je plonge vers les abysses de la fosse des Mariannes, des abysses sans fin qui ne me laisseront jamais remonter… Le soleil n’a pas de prise, ici. Nulle lumière n’a jamais brillé en ce royaume sous-marin. Il n’y a que le froid, la mort, et cette présence totalement étrangère à l’humain, qui me contemple de son œil pâle, rempli de desseins inaccessibles. Elle ne me veut pas du bien. Elle désire seulement me noyer dans son néant liquide, m’attirer, et je disparaîtrai dans l’immensité comme si je n’avais jamais existé.

La sensation glacée me capture à nouveau : c’est comme de longs doigts qui se glissent sous ma chemise, portent à mon contact une promesse putride… L’obscurité forme un écran sur lequel se projettent toutes mes angoisses. Je revois ma mère en train de se décomposer dans le silence de l’océan. La créature et son regard luisant de haine, de douleur et de reproches. Les habitants de l’île Blackney qui me contemplent de leurs orbites vides, leurs chairs pourrissantes détachées de leurs os pour nourrir l’abîme. Je ne veux pas de ce destin. Les fantômes prennent vie tout autour de moi et cherchent à m’entraîner : je peux presque sentir leurs ongles griffer ma poitrine, plantés de toutes leurs forces pour me faire sombrer…

J’inspire profondément. Il n’y a plus que quelques centimètres d’air. Je dois me rappeler où je suis, reprendre mes esprits, et vite. Ou cet avenir deviendra réalité. Je ne me noierai pas dans l’abîme, mais dans trois mètres d’eau, à l’intérieur d’un navire à flot. Il faut se ressaisir !

Je me débats dans le noir, attrape compulsivement tout ce qui passe à ma portée : claviers d’ordinateur, chaises tournantes, sacoches, mais impossible de mettre la main sur Adam. Tant pis, il me reste encore une corde à mon arc. Lorsque le Pacifique inonde totalement la pièce, je prends ma respiration et je repars en chasse.

Je suis apnéiste professionnel. Je peux retenir mon souffle douze minutes d’affilée. Adam, lui, tiendra soixante secondes, pas plus. Ce vieil ivrogne peut bien boire la tasse une minute ou deux si cela peut me permettre de le retrouver sans qu’il ne s’échappe.

Je reste à hauteur de plafond, puisque les lois de la physique veulent qu’un corps inconscient dérive naturellement près de la surface. Une ou deux fois encore, il me semble ressentir une présence, un contact étranger sous mes doigts, mais je barricade mon esprit contre cette peur animale de l’obscurité qui aimerait me voir perdre mes moyens. Privé d’air, chaque seconde est vitale. Je ne peux pas me permettre de gaspiller mon oxygène. À mesure que le temps s’égraine, cependant, la pression contre mes poumons et mon cerveau devient de plus en plus forte.

Je ne le trouve pas. Je dois me rendre à l’évidence, petit à petit : je ne le trouve pas ! Mais il est hors de question que je reparte sans lui. Et puis de toute façon, pour l’instant, je serais incapable de localiser l’écoutille. Je continue de chercher, plongeant dans les profondeurs du laboratoire, à la lueur des consoles informatiques et des ordinateurs qui éclairent de temps à autre l’aquarium d’un choc électrique. Je profite de ces brèves secondes de lumière pour apercevoir une silhouette à quelques centimètres de moi, immobile et blafarde.

J’étouffe un cri ; de petites bulles de vie m’échappent et se perdent dans le noir absolu. Qu’ai-je vu ? J’ignore ce que c’était, mais ce n’était pas Adam. La créature ?

Mon pouls résonne contre mes tempes, compte à rebours insupportable. Même pour moi, le manque d’air commence à devenir douloureux. Je me revois encore une fois avec Adam, à consommer nos dernières minutes d’oxygène tandis que Perséphone nous ramenait vers la surface, vers la survie ou vers une mort certaine… Dire qu’à l’époque, c’était lui qui me suppliait de sauver nos vies.

« Je ne vous abandonnerai pas », je songe au plus profond de moi-même. « Peu importe si vous me détestez, je m’en fous. Vous ne m’avez jamais laissé tomber, alors je ne vous abandonnerai pas ! »

Je me propulse à travers tout le laboratoire, au milieu des obstacles, pour couvrir le maximum d’espace à la fois. La résolution résonne en boucle dans ma tête : « Je ne vous abandonnerai pas »…

Peu à peu, les ténèbres s’épaississent. Est-ce possible, avec toute cette obscurité autour de moi ? Je n’en suis pas sûr. Mes doigts ne rencontrent que du vide. Je n’avais pas remarqué à quel point il faisait froid. Je n’arrive plus à bouger, comme si j’étais serré dans un étau. Dans ma mémoire, le visage d’Adam se brouille :

« Adam… Adam, pourquoi avez-vous fait ça ? »

La souffrance est indescriptible. L’eau prend possession de moi, comme elle a pris possession de ma mère des années auparavant. Les fantômes de mon esprit se rassemblent. Je ne lutte pas. Je ne lutte pas…

La mort par noyade est l’une des plus douloureuses qui soient. C’est l’une des choses que j’ai apprises lorsque ma mère a décidé de s’attacher un parpaing aux chevilles avant de se jeter dans l’océan Pacifique. L’enfant de douze ans que j’étais à l’époque n’avait pu résister à mener quelques petites recherches. Pendant des semaines, j’avais été obsédé par ces considérations morbides : au bout de combien de temps le décès intervient-il par noyade ? Que ressent-on lorsque l’eau envahit nos poumons, et transforme un liquide vital en poison mortel ? Jusqu’à quand peut-on ranimer les victimes ? Quand a-t-il été trop tard, pour ma mère ?

Le jour où j’ai nagé jusqu’à l’épuisement dans les courants chauds de Tahiti, je crois que j’ai cherché à éprouver un petit peu de ce qu’elle avait vécu, en voyant ses forces l’abandonner, l’océan s’emparer d’elle et ne plus jamais la recracher. J’ai failli me noyer ce jour-là. Lors de mes exploits d’apnéiste, j’ai flirté à nouveau avec cette limite, repoussé toujours plus loin la tentation de reprendre mon souffle, de laisser l’eau pénétrer mes poumons pour me réduire au même sort qu’elle. J’ai cédé, une ou deux fois. J’ai perdu connaissance dans le bassin d’entraînement ou en pleine mer. Je me suis fait engueuler par mon coach, mes équipiers, mon père, Adam, voire tous ceux-là à la fois. Pourtant, ça ne m’a jamais dissuadé de recommencer.

La noyade et moi, c’est un peu comme une danse mortelle. Un art d’autant plus fascinant qu’il est dangereux. Une addiction dont il vaut mieux ne pas chercher l’origine. Les profondeurs de l’océan m’ont toujours terrorisé, au moins autant qu’elles m’attiraient. Pour la noyade, c’est pareil. Ça fait partie du jeu. Mon instinct primaire contraint mes cellules à hurler leur angoisse de mourir. Et pourtant, quelque chose d’autre en moi me susurre : « Continue. Encore quelques secondes. Respire ».

Plus que quoi que ce soit d’autre, je crois que c’était de cela qu’Adam avait peur pour moi. Qu’un jour, je cède à ce chant létal qui m’appelait dans les profondeurs, et que je m’abandonne aux ténèbres. Quelle ironie que ce soit lui qui m’y ait condamné aujourd’hui. 

La mort par noyade est l’une des plus douloureuses qui soient. L’eau déchire les poumons. Le réflexe d’inspirer provoque dans le cerveau l’attente de l’oxygène, d’une délivrance qui ne viendra pas. Au final, l’étouffement ne fait qu’empirer. La cage thoracique se contracte pour expulser cette substance intruse qui obstrue les voies respiratoires. La toux ne sert à rien, si ce n’est aspirer encore plus de liquide. On reste conscient, tout du long. On se voit mourir. Bulle après bulle, la vie s’échappe tandis que les lèvres grandes ouvertes cherchent l’air, inlassablement. On pourrait aussi bien pisser le sang. Il n’y a plus rien à faire. Et pourtant, toujours, la petite voix en moi susurre : « C’est bien. Continue. Tu es enfin à ta place ». Et, même si j’ai peur, je la crois.

Lorsque je rouvre les yeux, ma poitrine est en flammes. J’ai l’impression de sortir d’un incendie. Je suis vivant, sans aucun doute. Seule la vie peut être aussi douloureuse. J’entends le bip d’une machine qui mesure mes constantes. Elles semblent bonnes. La lumière juste au-dessus de moi m’éblouit. Une voix s’exclame, et des pas s’éloignent aussitôt en courant. Mon cerveau a du mal à se remettre en marche. Il accumule les données et les traite dans le désordre, s’empare d’une information pour la jeter en l’air et jongler avec la suivante. D’une façon ou d’une autre, j’ai dû m’en sortir. Dommage. Je ne suis pas sûr de vouloir affronter ce qui va venir.

Les pas reviennent, et le visage de mon père envahit soudain mon champ de vision :

— Sam. Est-ce que tu m’entends ?

« Hors de question que je te réponde, sale enfoiré », formule mon esprit.

Visiblement, je suis en train de retrouver du mordant.

— Son taux d’oxygène est bon, fait une voix féminine. Son cœur est bien reparti.

— Est-ce qu’il gardera des séquelles ?

— Difficile à dire… Je ne sais pas combien de temps exactement il est resté dans l’eau, mais il devrait être mort. Je n’ai jamais vu quelqu’un être réanimé après si longtemps.

— Il est champion du monde d’apnée.

— Champion du monde ou pas. Le temps qu’on se rende compte de ce qu’il s’était passé, que l’on inverse les pompes, et que l’on vide suffisamment le laboratoire pour pouvoir rouvrir la porte… Il a dû rester au moins quarante minutes dans cette eau.

— De l’eau glaciale. Ça a dû jouer en sa faveur.

— Oui, concède la voix féminine, peu convaincue. Peut-être.

Je reconnais les intonations douces de notre doctoresse, Sibylle. Je tente de lui parler, mais mes cordes vocales me font cruellement payer mon audace :

— Professeur Luzarche, murmure la vieille femme, et je sens le contact de sa main ridée sur la mienne. Restez tranquille. Vous avez failli vous noyer, mais tout ira bien désormais.

— Lui avez-vous fait sa prise de sang ? intervient mon père sans s’embarrasser de sentiments.

— Ça ne paraît pas nécessaire.

— J’insiste. Je veux qu’on lui fasse un bilan complet.

J’aimerais protester. Lui dire que non, je refuse que mon sang soit livré en pâture à Henri Luzarche pour ses expériences paranoïaques. Mais je ne peux pas lutter. L’aiguille se plante dans ma chair, et je me sens désespérément seul :

— Adam ? articulent mes lèvres sans le moindre son.

C’est assez pour que Luzarche comprenne :

— Adam est mort, dit-il simplement.

Tout à coup, c’est comme si le Pacifique me submergeait à nouveau. Mes poumons se bloquent, mais cette fois l’eau provient de mes larmes, et la source est intarissable.

— Professeur ! proteste Sibylle. Vous ne devriez pas l’affoler !

— Il a demandé.

— Il a besoin de calme !

— C’est sa faute s’il n’a pas réussi à le sauver.

Je me redresse tel un macchabée sorti de sa tombe. Peu importe la douleur, peu importe le masque à oxygène et les cris de l’électrocardiogramme. Le chagrin déborde de moi :

— Va-t’en, j’ordonne d’une voix morte.

Mes mots ressemblent à ceux d’un cadavre, et c’est ce que j’ai l’impression d’être. Ils roulent dans ma gorge tels des ossements frottés l’un contre l’autre.

— Professeur, allongez-vous…, me supplie Sibylle.

— Je veux qu’il s’en aille, j’insiste en dépit du massacre pour mes cordes vocales. Où est Ophélie ?

Luzarche me répond sans s’émouvoir, avec sa condescendance habituelle :

— J’ai maintenu ta petite groupie à l’écart. Tu avais besoin de calme.

— Sibylle, faites-la venir s’il vous plaît.

— Je t’ai dit non.

— Je suis toujours le chef de cette mission ! Alors j’ordonne que tu t’en ailles, et que l’on amène Ophélie ici.

Il me dévisage un long moment. Son regard n’a rien perdu de sa dureté, pourtant, pour la première fois de ma vie, je devine en lui une faille. Comme une fêlure dans le plus vieux glacier de tous les temps. Il a du chagrin, même s’il refuse de l’admettre.

La preuve est qu’il finit par m’obéir, emportant avec lui les prélèvements de mon sang comme une dernière insulte. Sa façon pour lui de se consoler, sans doute. De fuir la réalité. Henri Luzarche n’a jamais accepté le deuil. Pour lui, c’est une faiblesse, et toute faiblesse est stérile. Rien à battre de toutes ces conneries. Adam est mort.

Rattrapé par mon propre épuisement, je me laisse retomber sur la couchette où l’on m’a étendu. Je ne reconnais pas l’infirmerie de l’Achéron. Nous sommes probablement à bord du Résolu. Après ce qu’il s’est passé, mon navire a dû subir des avaries, et l’équipage a certainement été transféré. Peu importe. Adam est mort.

Je ne peux me départir de cette sentence, pas plus que de la sécheresse avec laquelle mon père me l’a annoncée. Je n’arrive pas à y croire. Ce sont des mots vides qui ne trouvent aucune résonance en moi. Adam ne peut pas être mort. C’est impossible. Les événements des dernières heures, j’ai dû les rêver, il n’y a pas d’autre explication… J’aimerais rêver. J’aimerais retourner au néant rassurant duquel on m’a extirpé.

Lorsqu’Ophélie finit par arriver quelques minutes plus tard, je crois que je bascule enfin dans le cauchemar de cette vérité. La jeune femme se précipite pour me prendre dans ses bras :

— Sam ! s’écrie-t-elle, en larmes, tout son corps agité de tremblements. Oh, Sam !

Les dernières barrières que me procurait l’hébétude tombent. Je suis horriblement lucide. La souffrance d’Ophélie me balaye de plein fouet, et je pleure moi aussi, je pleure comme si l’océan tout entier voulait s’écouler hors de moi.

Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, Ophélie et moi. Incapables de nous séparer l’un de l’autre, au risque de voir le monde s’écrouler. Si elle me lâchait à cet instant, je crois que j’en mourrais. L’univers n’est plus qu’un immense précipice, et Ophélie est la seule chose qui m’empêche d’y sombrer. Nous n’avons besoin d’aucune parole. Cette fois-ci, je le sais : Adam est mort. J’ai failli me noyer en voulant le sauver, mais Luzarche a raison : j’ai échoué. Adam est mort dans le noir, dans cet aquarium rempli d’eau glacée, à quelques mètres de moi. Comme ma mère vingt ans plus tôt, il a emporté un petit bout de moi-même avec lui. Une part de plus de mon âme, perdue dans les abysses.

Je dors les vingt-quatre heures qui suivent. Je pensais ne plus jamais retrouver le sommeil, mais mon corps m’a donné tort. À mon réveil, ma voix revient peu à peu. Elle apporte les questions qu’il faut que je pose, et celles auxquelles je dois répondre. Dans les brumes de mon inconscience, j’ai commencé à entrevoir toute l’horreur de la mort d’Adam. Pas seulement la folie qui a conduit à sa noyade. Mais les intentions réelles derrière son geste. J’aimerais enrayer ma logique, mais elle est inébranlable :

— Il a cherché à nous tuer, Ophélie, j’articule d’une voix rauque. Il avait prévu son coup. Il a désactivé l’alarme, saboté les sécurités qui contrôlaient les pompes et les portes étanches. Il ne voulait nous laisser aucune chance. 

— Je n’arrive pas à y croire…, répond Ophélie, aussi incrédule que moi. Ça ne ressemble pas à Adam. Je veux dire… Je sais bien que je ne le connaissais pas autant que toi, mais je suis sûre qu’il n’aurait jamais fait ça. Il défendait la vie, il encourageait les gens à voir leur propre valeur, à agir de leur mieux… Il n’était pas dans son état normal, c’est impossible !

— Après ces derniers jours, je ne suis plus certain de connaître qui que ce soit.

Ophélie pose sur moi son regard rempli d’empathie, mais elle ne me contredit pas :

— Ma mère, mon père, Adam…

Les mots s’échappent de moi, avec toute ma frustration :

— Tous, je pensais les connaître. Même les pires aspects de la personnalité de Luzarche. Mais il faut croire que j’étais loin du compte. Tous les trois, ils ont trempé dans quelque chose de louche il y a vingt-sept ans, et ça les a rendus tarés.

— Non, je te dis que c’est impossible. Il devait forcément y avoir quelque chose d’autre pour qu’Adam craque comme ça du jour au lendemain.

— Oui, je l’ai déçu.

J’esquisse un rictus amer :

— Il a décrété que j’étais la plus grande erreur de sa vie. Tu aurais dû voir son visage, c’était comme si… Comme s’il avait perdu toute envie de vivre. Parce que je refusais de libérer la créature. Parce que je devenais comme mon père.

Je serre les poings et incline la tête. Toujours étendu à l’infirmerie, la lumière chirurgicale des néons expose ma culpabilité dans toute sa laideur. Je ne sais même plus à qui en vouloir. À moi-même ? Pour avoir repoussé la bonne décision, pour avoir été incapable d’anticiper le comportement d’Adam avant qu’il ne soit trop tard ? À mon père, pour avoir une nouvelle fois détruit une vie avec sa moralité trouble ? Ou même à Ophélie, pour avoir proposé la solution que je n’ai pas eu la force de saisir, celle qui aurait pu permettre à Adam de respirer, encore aujourd’hui ? Je ne sais plus. Tout se mélange dans mon esprit :

— Il nous aurait tous tués, je répète, chaque mot gravé au fer rouge dans mes entrailles. Même toi, Ophélie. Même moi. Il m’a pratiquement élevé, je l’aimais, et… Je l’ai déçu à un tel point qu’il désirait me tuer. Qu’il n’avait plus envie de vivre.

— Ne dis pas ça ! proteste Ophélie en me forçant à la regarder. Peu importe ce qu’a fait Adam, peu importe s’il l’a fait à cause de toi : ça ne veut pas dire qu’il a eu raison de le faire. Vous étiez en désaccord sur la marche à suivre avec la créature, c’est vrai. Est-ce que tu crois objectivement que cela justifiait ta mort ? La mienne, et celle de tout l’équipage ? Aucune personne saine d’esprit ne parviendrait à une telle conclusion ! Adam était prêt à sacrifier plus d’une centaine d’hommes. Tout ça pour quoi ? Pour nous punir, et pour sauver une créature dont on ne sait rien ? Ça n’a aucun sens. Il n’y a que deux explications possibles, j’en suis certaine : soit il n’était pas dans son état normal, soit il était motivé par autre chose.

Je secoue la tête. La faiblesse en moi voudrait croire aux paroles d’Ophélie, tellement y croire… Mais ma conscience ne me témoigne aucune pitié :

— Je pense que j’ai sous-estimé le mal dont il souffrait, je murmure très lentement, et je réalise ces mots à mesure que je les prononce. Toute ma vie, j’ai vu en lui un aventurier. Toujours optimiste, toujours prêt à me pousser lorsque je reculais… Mais il y avait une tristesse en lui. J’aurais dû le comprendre plus tôt. On ne passe pas sa carrière à militer pour la bioéthique quand on n’a rien à se reprocher soi-même, pas vrai ? Toutes ces conférences qu’il a données… Tous ses beaux discours sur la nécessité d’une science juste, morale, encadrée, sur la prudence et la tempérance, sur le devoir de se dédier tout entier à un monde meilleur… Il ne s’est jamais marié. Il n’a jamais eu d’enfants. Pour autant que je puisse en juger, il n’a jamais noué de liens avec qui que ce soit. Sa vie, c’était son travail. Sa rédemption. Par tous les moyens possibles. Par la solitude et l’acharnement, il se punissait et se repentait en même temps… Il fallait vraiment être stupide pour ne pas s’en rendre compte.

Ophélie me presse la main :

— Tu ne pouvais pas savoir…

— Peut-être qu’au fond de moi, je ne voulais pas le voir.

— Tu es trop dur avec toi-même. Tu l’as toujours été. Je suis tellement désolée qu’Adam soit mort, sincèrement. Je l’appréciais beaucoup. Il avait presque réussi à me redonner confiance en moi…

Ophélie passe une main dans ses boucles blondes, gênée :

— Quelles que soient ses raisons, je regrette qu’il ait pris cette décision et qu’il en soit mort…, poursuit-elle. Mais je n’approuve en rien ce qu’il a fait. Tu ne mérites pas de mourir, Sam. Ne laisse jamais personne t’en convaincre.

— Même si j’ai refusé de t’écouter toi aussi ? je rétorque en bravant son regard. Même si j’ai refusé de relâcher la créature, et que tout est de ma faute ?

— Ce n’était pas de ta faute. La réaction d’Adam était disproportionnée. Je militais pour la libération de la créature moi aussi : est-ce que tu crois que j’aurais voulu saboter l’Achéron pour autant ? Jamais je n’ai pensé une seule seconde que tu méritais la mort, et encore moins le reste de l’équipage ! Je t’aime, Sam !

Ses prunelles brillent d’un éclat ardent, empreint de ferveur et d’espoir, tandis qu’elle se livre ainsi à moi. Je me sens éteint. C’est la première fois qu’Ophélie m’avoue ce que je soupçonnais déjà depuis longtemps : elle m’aime… Mais, aujourd’hui plus que jamais, je m’estime indigne de son amour. Tous les reproches d’Adam ont frappé juste, creusé en moi des stigmates que je suis désormais contraint d’endurer. J’étais prêt à prendre les mêmes décisions que mon père. J’étais prêt à refuser à la créature le moindre droit fondamental, à renier mon humanité et ma compassion, pour ma poursuite personnelle… J’ai tellement trahi Adam qu’il a préféré me rejeter, m’abandonner comme ma mère avant lui. Pire encore : il m’aurait détruit s’il l’avait pu. Voilà ce qu’il pensait de moi. Mon mentor, mon meilleur ami. Qui suis-je devant ces constatations terribles ? Tous ceux que je touche finissent par mourir. En fin de compte, il vaudrait peut-être mieux pour Ophélie qu’elle parte elle aussi, avant qu’il ne soit trop tard :

— Et la créature ? je lui demande, tuant son espoir dans l’œuf. Comment va-t-elle ?

La jeune femme me dévisage, éminemment déçue, mais c’est une charge de plus que je peux bien supporter. Elle baisse les yeux. Je me haïrais presque de sentir mon cœur battre plus vite dans l’attente de sa réponse. Depuis mon réveil, cette question a flotté entre nous, informulée, promesse d’un malheur peut-être encore plus absolu…

Ses lèvres tremblent tandis qu’elle prononce enfin les mots :

— On l’a retrouvée coincée sous l’une des consoles du laboratoire, confie-t-elle. Visiblement, la pression l’a éjectée assez violemment de l’aquarium. Elle était très faible, elle n’a pas bien supporté toute cette agitation…

Je devine la suite, sans qu’elle ait besoin de la dire. L’avenir sombre dans les abysses :

— La créature est morte, Sam.

 
 
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