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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 4     Les chapitres     2 Reviews    
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Taoa Huna

Lorsque Perséphone crève enfin la surface, je perçois uniquement l’air marin, pur et délicieux sur mon visage. La lumière du jour. Toute cette lumière, après l’obscurité totale… Et la silhouette de Louis penchée sur moi :

— Chef ?

Je voudrais réagir, mais mon corps pèse aussi lourd que du plomb. Je voudrais dire un mot pour Adam à côté de moi. Lui non plus ne bouge pas.

— Chef, vous allez bien ?

La seconde d’après — ou est-ce une éternité ? — on nous applique un masque sur le visage. Les bras puissants de Louis m’extirpent du sous-marin. À partir de là, je ne suis plus capable de suivre. Mes rêves sont peuplés de perles, de baleines monstrueuses et de mains tendues dans les ténèbres. J’ai l’impression de sombrer à nouveau, dans un océan différent cette fois-ci, l’océan de mon esprit. Je voudrais remonter. J’ai peur de ce qui se trouve tout en bas.

— Vous êtes experte en biologie sous-marine, vous aussi ? lance une voix près de mon oreille.

Je ne comprends pas. J’essaye de répondre, mais c’est une femme qui le fait à ma place :

— Pas vraiment, non, rit-elle. À l’origine, je suis entomologiste. 

— Ah… Une spécialiste des insectes parmi nous !

— Eh oui.  

J’ai conscience de suivre la conversation de très loin. Les personnes qui parlent se trouvent juste à côté de moi, mais leurs paroles parviennent à mon cerveau lentement, comme le scintillement des étoiles à des milliards d’années-lumière de moi.

— Qu’est-ce qui vous amène sur cette mission ? demande la première voix. 

Une pause. Une hésitation.

— Vous voulez vraiment savoir ?

— Me voilà intrigué !

Un petit rire gêné :

— C’est l’île Blackney.

L’île Blackney… Du plus profond de mes ténèbres, je peux la voir. Un relief noir et accidenté. Une végétation difforme, comme il n’en existe nulle part ailleurs dans le monde. Je n’y ai jamais posé le pied, et pourtant, aujourd’hui, je peux presque sentir le parfum entêtant des fleurs qui y poussent.

— L’île fantôme…, énonce la voix en écho à mes songes. 

Il y a comme un froid dans la discussion. La jeune femme ressent le besoin de s’expliquer :

— Il y a un écosystème incroyable sur cette île. Unique. C’est le rêve de tout naturaliste d’y aller. Malheureusement, depuis la disparition…

— Plus personne n’a le droit de s’y rendre.

— Oui. Quand j’ai entendu parler de cette mission, quand j’ai vu qu’elle se déroulait si près de Blackney, je me suis dit… Que peut-être, avec un peu de chance, je pourrais apercevoir des oiseaux ? Des insectes ? Ils s’aventurent souvent au large, et les bateaux les attirent. Vous saviez qu’il y a plus de huit-cents espèces endémiques sur Blackney ?

— Je le sais, oui, répond posément la première voix. J’y ai travaillé pendant trois ans, avant la disparition des indigènes.

— Vous êtes allé sur l’île ?!

— Oui. C’était il y a plus de vingt-sept ans.

— Incroyable…

— Il y avait quelques naturalistes avec nous à l’époque. Mais je suppose que vous avez déjà dû dévorer tous leurs résultats.

— Oui… C’est ce qui a déclenché ma passion pour la biologie, je crois… J’ai entendu pour la première fois parler de cette île quand j’étais enfant. Aux informations, ils ne diffusaient que ça. La disparition de l’île Blackney. Moi, tout ce que j’en ai retenu, ce sont les images extraordinaires qu’il y avait dans ces reportages… J’ai su que c’était ce que je voulais faire plus tard. Étudier la nature. Aller sur l’île. Il y a encore tant de travail à y accomplir… 

— J’ai peur que vous ne deviez attendre encore longtemps pour ça.

— Oh, je sais. Ce n’est pas grave. J’adore ce que l’on explore ici. Je ne pensais pas que la fosse me fascinerait autant, pour tout vous dire.

— C’est vrai qu’elle a quelque chose de fascinant.

Le dialogue s’interrompt. La fosse palpite à l’arrière de mon esprit comme une créature vivante. Une plaie sans fond qui s’ouvre jusqu’au creux de mes os. Au final, la première voix reprend :

— Mais pourquoi vous êtes-vous spécialisée dans les insectes ?

À nouveau, je peux entendre un sourire dans le timbre de la jeune femme :

— Surtout les lépidoptères, en fait. Eux aussi m’ont toujours fascinée. Ils se transforment, vous comprenez ? De petits et informes, ils sortent de leurs chrysalides, et ils deviennent… magnifiques. Ça me parlait beaucoup quand j’étais enfant.

— Vous vouliez sortir de votre chrysalide ?

Elle s’esclaffe :

— Quelque chose comme ça, oui.

— Et alors, aujourd’hui, qu’est-ce que vous en dites ? Êtes-vous devenue un papillon ?

Une nouvelle hésitation :

— Je n’en sais trop rien. Je n’en ai pas l’impression.

— Vous êtes une jeune femme brillante, pourtant. Vous n’auriez pas été recrutée ici sinon.

— Un papillon de nuit, peut-être. Il y en a de bien plus éclatants que moi dans la nature.

— Ne dites pas ça. Vous êtes injuste envers vous-même.

— Je suis réaliste. Sam a fini sa thèse à vingt ans. Il est entré au CNRS à vingt-deux ans. Aujourd’hui, il a publié au moins une centaine d’articles, tous plus révolutionnaires les uns que les autres, trois monographies qui ont toutes été primées, et il dirige la mission Challenger Deep. Ça, c’est un esprit. Ça, c’est quelqu’un qui a des choses à dire. Des connaissances à apporter au monde, une vision. Capable de démêler des mystères que vous et moi ne soupçonnerions même pas. Moi, quand j’avais vingt-deux ans, je peinais à trouver un sujet de mémoire pour mon Master… Encore aujourd’hui, je ne sais pas précisément ce que je veux devenir. J’adore apprendre, j’adore étudier ce que d’autres avant moi ont déjà découvert. Mais je n’ai rien à y ajouter. Je ne fais pas partie de ceux qui comptent.    

— Vous ne devriez pas vous comparer à Sam, ni à qui que ce soit d’autre. C’est votre vie, elle est précieuse.

— Pas aussi précieuse que d’autres. Sam apportera infiniment plus au monde que je ne le ferai jamais.

— Et c’est à cela que vous mesurez la valeur d’une vie ? Vous êtes plus que la somme de vos articles scientifiques, je me trompe ? Même Sam n’est pas le prodige que vous décrivez. Pas seulement, en tout cas. À vos yeux, il a peut-être l’air d’un magnifique papillon, comme ça, de l’extérieur. Mais on lui a arraché les ailes. Et ce genre de blessure, ça peut gâcher les plus grands potentiels. N’arrachez pas vos propres ailes, c’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.

La jeune femme soupire :

— Vous aussi, vous trouvez qu’il se met un peu trop en danger ?

— Plus encore ces derniers temps.

— On dirait qu’il n’en a rien à faire de sa vie… Ni de celle des autres, pour ce que cela lui coûte.

— Si vous comptez lui en parler, je vous suggère de vous montrer patiente. Ça ne servira à rien de le sermonner. Il se braquera totalement.

— Est-ce qu’il a toujours été comme ça ?

La voix se fait songeuse :

— Pas quand il était enfant, non. Il riait plus. Il était déjà très vif, et passionné par tout ce qu’il découvrait, mais… Ça le rendait heureux. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il cherche juste à s’échapper.

— S’échapper de quoi ?

— De la réalité.

— Vous ne croyez pas à son histoire de créature ?

— Oh si, j’y crois. Après ce que nous avons vu, j’y crois. Mais j’ai peur que cette découverte ne fasse qu’alimenter son problème.

— Et quel est exactement son problème ?

— Il est déprimé.

— Je ne suis pas déprimé.

Ma voix sonne comme un feulement rauque à mes oreilles. Les deux comploteurs sursautent. Ce fut tortueux, mais leur petit échange a bien fini par me ramener à la surface :

— Maintenant, si vous avez terminé de raconter des conneries, est-ce que quelqu’un pourrait me dire où je suis ?

Je me redresse, bien réveillé cette fois-ci, étendu sur un lit métallique. Comme je m’en doutais déjà depuis un moment, Adam Redouté se trouve allongé juste à côté de moi, et Ophélie se tient entre nous deux, assise sur une chaise à mon chevet. Le léger roulis que je perçois sous nos pieds m’indique que nous sommes toujours en mer :

— Tu es sur l’Achéron, répond Ophélie comme une enfant prise en faute. Nous t’avons transporté à l’infirmerie.

— Pourquoi ?

— Adam et toi aviez perdu connaissance. Quand vous êtes remontés à bord de Perséphone, vous n’aviez quasiment plus d’oxygène.

Tout me revient d’un seul coup. Le bathyscaphe. Le radar. La créature. Nous l’avons manquée, mais de si peu…

— Dites-moi que vous avez tout de suite envoyé Hadès ? je m’exclame en m’asseyant.

— Bien sûr que non. Pas alors que tu étais inconscient. Tu es le chef de la mission !

J’expire bruyamment, exaspéré. Tant d’occasions perdues…

— J’ai dormi combien de temps ? je demande tandis que mon regard cherche désespérément une horloge.

— Quelques heures. Nous étions très inquiets. Louis voulait vous ramener à terre.

— Je vais bien.

— Moi aussi, je vais bien, m’annonce Adam droit dans les yeux. Au cas où tu t’en préoccuperais.

J’esquisse un sourire railleur :

— Bien sûr que vous allez bien. Votre vieille carcasse en a vu d’autres.

— Ce n’est pas drôle, Sam, intervient Ophélie. Adam m’a raconté ce qu’il s’était passé. Vous auriez pu mourir tous les deux, est-ce que tu t’en rends compte ?

— Mais au final, personne n’est mort. Il n’y a eu aucun dégât matériel. Tout va bien. Nous avons seulement fait une formidable découverte.

— Tu n’entends pas ce que je te dis ? Vous avez pris des risques inconsidérés ! Vous avez violé tous les protocoles de sécurité, dépassé le seuil limite d’oxygène, vous avez même coupé votre radio ! Bon sang, Sam, que tu engages ta vie est une chose, mais celle d’Adam ? Tu n’as pas le droit de t’approprier la vie des autres comme ça !

— Je croyais que le grand sage ici présent t’avait recommandé de ne pas me sermonner ?

Ophélie s’interrompt net. Je peux voir de la colère sur son visage, mais elle la réprime aussitôt. Ophélie ne s’emporte jamais contre moi :

— À quoi est-ce que tu pensais ? murmure-t-elle, ses immenses yeux dorés fixés sur moi. Je n’ai pas envie de me fâcher avec toi, je veux juste… J’aimerais comprendre. Pourquoi est-ce que tu te mets en danger de cette façon ?

— Nous n’étions pas en danger, à aucun moment.

— Je suis sérieuse ! Ce qui est arrivé est très grave, tu ne peux pas le passer sous silence éternellement !

— Je le peux si on arrête d’en parler.

— Et à moi, tu veux arrêter d’en parler ? rétorque Adam d’un ton sec. Ophélie a raison, c’est avec ma vie que tu t’es permis de jouer.

— Je n’ai pas joué…

— Et même si ça avait été la vie d’une autre personne, cela n’aurait fait aucune différence. Nous parlons d’une vie humaine, Sam. Il n’y a rien de plus précieux au monde, et toi tu paries avec comme si tu n’avais rien à y perdre. 

— « Rien de plus précieux au monde »… Laissez-moi rire. Le vaccin contre la rage, ça, c’est précieux. Découvrir que la Terre tourne autour du soleil, ça, c’est précieux. La vie d’un seul individu ne pèse rien quand il s’agit de faire progresser l’Humanité tout entière.

— Est-ce que tu t’entends parler ? s’écrie Ophélie. C’était ce que tu avais l’impression de faire, tout à l’heure ? Faire progresser l’Humanité tout entière ?

— Oui ! Mais aucun d’entre vous n’a l’air de saisir ce que je recherche.

— Tu as raison, Sam, je ne comprends pas.

Ophélie semble au bord des larmes à présent. Cela me déstabilise plus que je ne le voudrais. Je lui presse la main sans m’en rendre compte, juste pour que sa tristesse arrête d’attiser la mienne :

— Je ne comprends pas comment quelqu’un d’aussi brillant que toi peut se montrer aussi borné, sanglote-t-elle. Comment tu peux ainsi prendre le risque de sacrifier ta vie, et celle des autres, pour une découverte que tu ne feras peut-être jamais. Une découverte dont tu n’as pas besoin.

— Il n’est pas question d’en avoir besoin ou pas. C’est le propre des scientifiques, Ophélie, tu le sais aussi bien que moi. C’est ce que nous sommes ! Nous interrogeons, nous cherchons la vérité ! Quand tu tombes sur un mystère et que tu n’arrives pas à le résoudre, tu continues à creuser jusqu’à ce que tu aies la réponse, non ?

Elle ne dit rien. Adam, lui, croise ses bracelets de cuir sur sa poitrine :

— Donc si je comprends bien, résume-t-il, à t’entendre, nous n’avons pas été une seconde en danger, il n’y a aucun mal à avoir risqué nos deux vies, et de toute façon, ta créature en valait la peine. C’est bien ça ?

Je secoue la tête :

— Vous avez une façon de présenter les choses…

— Tu ressembles de plus en plus à ton père.

Lui comme moi savons très bien qu’il ne s’agit pas d’un compliment. Mais l’argument fait mouche : un seul recul sur les mots qui viennent de sortir de ma bouche, et j’ai l’impression d’écouter Henri Luzarche lancé dans l’une de ses sempiternelles diatribes. C’est ma hantise de toujours, et Adam le sait. Ressembler à mon père.

— Vous avez raison, j’articule au bout d’un long moment. Je suis désolé de vous avoir mis en danger contre votre volonté. Maintenant, pardonnez-moi, j’ai du travail.

Je me lève avant qu’ils n’aient le temps d’ajouter quoi que ce soit. Victoire et défaite se mélangent dans mon esprit comme dans le leur. Ils ont eu leurs excuses ; j’ai eu le dernier mot. Mais ils savent bien, tout comme moi, que le débat est loin d’être clos.

Cela attendra pour l’instant. J’ai d’autres priorités qu’un triomphe idéologique contre mon mentor et ma petite amie. Pendant que nous dormions tout le jour durant à l’infirmerie, l’image incroyable enregistrée par les caméras de Perséphone reposait toujours dans la mémoire du sous-marin, inconnue de tous.

Je rase les coursives de l’Achéron dans l’espoir de ne croiser personne jusqu’à ma cabine. Chaque membre scientifique de la mission dispose de ses propres quartiers à bord du navire dans l’éventualité où nous aurions à prendre le large. En effet, la fosse des Mariannes ne se limite pas au périmètre de Guam : elle épouse la courbe des îles Mariannes du Nord, dont seules quatre sont habitées. Au-delà, on ne trouve que de petits îlots épars, trop austères pour que l’Homme s’y installe, et l’île Blackney, bien sûr.

En tant que directeur de la mission, ma cabine est un peu plus spacieuse que les autres, voisine de celle du capitaine. Elle contient le strict minimum pour travailler : un bureau avec prises électriques, encastré sous un lit métallique en hauteur, une lampe de chevet à l’éclairage cru, quelques rangées d’étagères bourrées de livres. Un petit lavabo, un miroir et un minuscule placard vide. Le tout dans des tons blancs et gris. Ophélie a bien tenté de me forcer à mettre un peu de vie dans cet environnement spartiate, grâce au cactus miniature qu’elle a posé à côté de mon ordinateur, mais son initiative s’est arrêtée là. Je n’ai jamais possédé beaucoup d’affaires personnelles, et je préfère entreposer le peu que j’ai sur l’Orpheus. Une mission telle que Challenger Deep me donne l’avantage de disposer d’un bateau de fonction. Plus que les petits pavillons sur la côte, c’est bien l’Orpheus que je considère un peu comme ma maison. Vivre sur un navire a toujours été un vieux rêve d’enfant, après tout. Parfois, je prends plaisir à larguer les amarres, juste pour me laisser dériver au fil de l’eau. Je contemple les bancs de poissons à travers le pont transparent, et je découvre même d’étranges créatures sous-marines, les soirs de tempête…

Mes réflexions me font sourire. J’abandonne enfin derrière moi Adam, Ophélie et leurs inquiétudes ridicules. J’ouvre mon ordinateur portable pour télécharger les données stockées dans Perséphone. Il ne me faut pas longtemps pour confirmer que toute cette descente aux Enfers n’était pas un rêve : à nouveau, la vision de cette main blafarde brandie dans les ténèbres se dresse devant moi, terrifiante de réalité. Je fais défiler les images suivantes, mais on ne l’aperçoit que quelques millisecondes. Elle se retire aussitôt dans les profondeurs, à une vitesse presque impossible. Ce n’est pas grave. Cette seule image me suffit. C’est une preuve, inscrite dans la mémoire de l’ordinateur. Assez pour que mon équipe arrête de me prendre pour un fou. Il faut renvoyer les sous-marins sans plus tarder.

Bondissant de mon siège, je remonte à nouveau l’entrelacs de couloirs pour sortir sur le pont. Plusieurs membres de la mission m’observent avec une appréhension mêlée de gêne. J’avais presque oublié l’incident à bord de Perséphone… Je n’ai aucune envie de m’expliquer, mais j’ai peur de ne pas pouvoir y échapper :

— Vous allez bien, chef ? s’exclame Louis dès qu’il m’aperçoit.

C’est un petit homme d’une trentaine d’années, au visage rond et à la silhouette chaloupée, qui suscite immédiatement la sympathie. Je me souviens en un éclair de ses efforts pour me sortir du bathyscaphe :

— Je vais très bien, merci, je réponds dans une tentative de le rassurer.

— Qu’est-ce qui s’est passé à bord de Perséphone ? Pourquoi avez-vous coupé votre radio ?  

Petit à petit, les membres de la mission se rassemblent pour nous écouter. Je ne vois pas d’échappatoire, inutile de cacher la vérité :

— Je suis désolé, je…

— Le professeur Luzarche et moi avons conjointement décidé de poursuivre l’exploration, alors que nous n’aurions pas dû.

Je me retourne en sursaut. Adam Redouté émerge lui aussi du pont inférieur, plus vif que je ne l’avais laissé à l’infirmerie :

— Nous avons violé les protocoles de sécurité, c’est vrai, déclare-t-il. La faute nous en incombe à tous les deux.

Face à moi, je vois Louis se décomposer. J’éprouve un soudain accès de pitié pour cet homme travailleur qui s’est toujours dévoué corps et âme depuis le début de la mission. Tout ce qu’il désire à cet instant, c’est bien faire. Mais Adam et moi lui compliquons sérieusement la tâche :

— Nous savons ce que vous avez découvert, chef, annonce-t-il au bout d’un moment. Nous avons regardé les images de Perséphone.

Plusieurs chercheurs acquiescent autour de nous.

— Nous savons ce que vous pourchassiez, reprend-il. Alors… D’un commun accord, nous n’allons… Nous n’allons pas inscrire l’incident dans le journal de bord. Vous confirmez, tous ?

Quelques « oui » résonnent dans le consentement général. J’en suis presque abasourdi. Tous, ils risquent leur job à me couvrir ainsi. Ils risquent leur carrière. Je fixe Louis, incapable d’exprimer ma gratitude :

— Je…

— À condition que vous ne nous refassiez plus jamais un coup pareil !

Il s’avance vers moi, une tentative de sérieux sur ses traits bienveillants :

— Ne nous refaites plus jamais un coup pareil, chef. C’est d’accord ?

— Oui, je…

Un brusque élan de honte me tombe dessus. Pour un peu, je n’oserais presque plus regarder ces hommes et ces femmes dans les yeux. Toute la mission pourrait s’arrêter à cause de ma connerie. Mais elle continue grâce à eux.

— Merci, Louis.

Il me serre la main, acquiesce avec cet air grave qui ne lui va pas du tout, puis lance d’un raclement de gorge :

— Bon, alors… Qu’est-ce qu’on fait pour cette créature ?  

Je mets quelques secondes à rassembler mes pensées. Du coin de l’œil, Adam m’encourage d’un sourire discret. On me donne enfin l’opportunité de poursuivre ma découverte. À moi de la saisir :

— Nous allons ratisser à nouveau le même territoire, mais avec une zone d’exploration élargie à quinze kilomètres carrés, j’ordonne en recouvrant tant bien que mal ma contenance. Cette fois, nous prendrons Hadès et Perséphone. La créature que nous cherchons semble intriguée par les sources lumineuses, mais elle s’en méfie une fois que vous êtes proches d’elle. Elle s’en méfiera d’autant plus maintenant que nous avons déjà essayé de l’attraper. Tentez de l’attirer près de vous, puis lancez le filet. Nous effectuerons des roulements, autant que possible autour de cette zone, jusqu’à ce que nous finissions par la retrouver.

— On commence quand ?

Je me laisse contaminer par le sourire chaleureux de Louis :

— Tout de suite. Je vais…

Un nouveau coup d’œil à Adam me convainc d’user de diplomatie :

— Je vais me reposer pour aujourd’hui. Louis, vous n’avez qu’à former des groupes. Vous vous êtes occupés de ce que nous avions ramené à bord de Perséphone ?

— Oui, tout est au laboratoire.

— Parfait. Vous savez quoi faire alors.

L’équipe se disperse avec un soulagement perceptible. Louis court déjà désamarrer les sous-marins, tandis que des binômes se constituent pour redescendre dans les profondeurs de la fosse. Je n’en ferai pas partie cette fois-ci. Pour la sérénité de la mission, je peux bien garder profil bas pendant quelque temps.

Je passe les heures suivantes réfugié dans le laboratoire, à analyser ce que nous avons découvert, décrypter les restes de la baleine au microscope et consigner sur notre carte sous-marine les reliefs explorés dans la journée.

Le soir venu, Ophélie frappe doucement à la porte. Je peux voir à son teint échauffé qu’elle a fait partie des derniers plongeurs de la fosse. Est-elle descendue dans l’espoir de m’aider à retrouver ma créature ?

— Salut, sourit-elle timidement.

— Salut. Tout s’est bien passé ?

— Aucun signe d’elle.

J’esquisse un clin d’œil :

— Oui, je me doute que si vous l’aviez eue, le branle-bas de combat serait déjà lancé.

— Mais ce n’est que partie remise.

— Je l’espère.

Ophélie s’assoit à côté de moi. Un long moment, elle me regarde sans rien dire, pendant que je dessine le tracé de la fosse dans le modèle informatique. Je sens qu’elle aimerait poursuivre notre conversation de tout à l’heure, aussi je prends les devants :

— Adam trouve que je n’ai pas assez de considération pour toi, je déclare sans lever les yeux de mon ordinateur.

Elle remue sur son tabouret, surprise :

— Vraiment ?

— Oui. Qu’est-ce que tu en penses ?

Elle ne sait pas quoi répondre. J’ai l’impression de pouvoir lire dans son esprit à cet instant : « Est-ce une question piège ? Comment admettre que je suis d’accord sans déclencher de dispute ? ».

Je soupire. Je n’aime pas les séances de psychanalyse d’Adam, mais je suis forcé de reconnaître leur perspicacité. Là où auparavant, je ne voyais qu’une jeune femme douce et accommodante, aujourd’hui je distingue des pensées plus sombres à ma jolie biologiste. Son hésitation parle pour elle : c’est l’attitude d’une personne qui craint pour sa relation, prête à toutes les concessions.   

Je la délivre avant qu’elle ne se tourmente davantage :

— Il a tort, je décrète en lui prenant les mains.

— Vraiment ? répète-t-elle sur un ton pas vraiment convaincu.

— Oui. Je ne suis pas doué pour le montrer, c’est tout.

J’attrape un petit sachet plastique derrière moi et le lui tends :

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

— Quelque chose que je t’ai rapporté de la fosse.

— De la fosse ?

— Ouvre-le.

Elle brise le scellé, et découvre à l’intérieur la perle qu’Adam et moi avons ramassée :

— Une perle venue tout droit de la fosse des Mariannes. Elle était sur le sable, toute seule dans le noir, par onze mille mètres de fond. Qu’est-ce que tu en dis ?

Ophélie fait rouler la sphère dans sa paume, émerveillée :

— Elle est magnifique, sourit-elle.

— Qui sait combien de temps elle aurait pu rester là-bas si nous ne l’avions pas trouvée, pas vrai ?

Elle acquiesce. Tandis que la perle projette ses reflets nacrés au creux de sa main, je songe à ce fragment d’éternité qu’elle représente : un minuscule trésor, enfoui dans le ventre de la Terre.

– Taoa Huna…, je murmure.

Ophélie relève les yeux vers moi :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande-t-elle.

Il n’y a plus de tristesse dans son regard, rien qu’une immense curiosité.

— C’est un surnom que ma mère me donnait quand j’étais enfant, je réponds, propulsé des années en arrière. C’est du tahitien. Ça signifie : « trésor caché ».

— Ta mère est tahitienne ?

Ophélie se redresse face à moi, pressée d’en entendre plus. Je peux lire l’enthousiasme sur son visage. Après la tension des premières minutes, voilà qu’elle pense en apprendre davantage sur moi. D’ordinaire, je trouverais un moyen de détourner la conversation. Mais pas aujourd’hui. Les insupportables sermons d’Adam me reviennent à l’esprit : « sois correct avec elle »… Correct. Et si être correct, c’était lui épargner les horreurs que je traîne ?

Déjà, ses traits se fanent devant ma réticence à répondre. Cela suffit pour me décider :

— Elle était tahitienne, oui, j’énonce tout doucement. Elle est morte.

Sa réaction ne se fait pas attendre : une compassion sans limites dans ses grands yeux dorés, et sa main posée sur mon épaule, comme si cela pouvait ôter un peu du poids de cette révélation :

— Je suis désolée, articule-t-elle.

— Ne le sois pas. C’était il y a longtemps.

— Est-ce que je peux te demander… comment elle est morte ?

Je réponds d’une traite, avant que les mots ne puissent plus sortir :

— Elle s’est suicidée. Elle est allée se noyer dans l’océan, quand nous habitions à Tahiti. J’avais douze ans.

— Oh mon Dieu, Sam…

— Ça ne fait rien, je te dis. C’était vraiment il y a très longtemps.

Ophélie glisse une main dans ses boucles blondes, trop choquée pour parler. Exactement ce que je redoutais. Je m’attends à d’autres questions, mais elle ne me laisse pas prononcer un mot de plus : elle se lève et me serre dans ses bras. L’espace de quelques secondes, je ne sais pas vraiment comment réagir. J’ai passé tellement d’années à me détacher de cet événement qu’aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive de l’évoquer, je ne ressens plus rien du tout. C’est pire que de l’indifférence ; c’est comme si toutes les cellules de mon cœur mouraient toutes en même temps. Elles plongent loin, elles aussi, très loin dans des abysses où la mort de ma mère ne peut plus les hanter. 

Je rends malgré tout son étreinte à Ophélie. Peut-être par automatisme, peut-être pour ne pas la blesser. J’apprécie le contact de ses bras fins autour de moi. Sa silhouette toute en courbes discrètes, ses cheveux si doux, et le parfum fruité qu’elle dégage. Je trouve étrange d’être ainsi protégé par elle, si petite et fragile. Cela ramène en moi de lointains souvenirs maternels, justement. Ils s’exhument de la tourbière où je les ai laissés pourrir depuis des années. Cela me donne envie de la repousser, et de l’étreindre encore plus. Je choisis la deuxième option. Ophélie m’embrasse doucement la joue sans parler, et je la remercie de ne pas poser de mots sur l’indicible. Les morts ne nous parlent pas, après tout. Pourquoi continuer à parler d’eux ? 

— Est-ce que je peux vraiment la garder ? demande-t-elle au bout d’un moment, la perle au creux de sa paume.

— Bien sûr. Elle n’a pas d’intérêt scientifique. Si tu ne la gardes pas, elle moisira dans les réserves de Guam jusqu’à ce que quelqu’un la jette.

Un beau sourire éclaire le visage d’Ophélie :

— Merci, dit-elle avec la sincérité qui lui est propre.

— Je t’en prie.

Elle regarde à nouveau la carte sur laquelle je travaille. Aux coordonnées précises, j’ai indiqué les deux endroits où j’ai aperçu la créature :

— Qu’est-ce que tu feras si elle ne se montre plus ? s’enquiert-elle avec, je le sens, un regain d’inquiétude.

Je recule sur mon siège, les mains croisées derrière ma nuque :

— Il y a plein d’autres options. Nous pouvons tenter de l’attirer avec de la nourriture, même si nous ne connaissons pas son alimentation. Nous pouvons aussi déplacer la zone de recherche. Je t’ai entendu parler avec Adam tout à l’heure : je sais que tu aimerais te rapprocher de l’île Blackney.

Ophélie secoue la tête, sans doute confuse d’avoir été surprise :

— Nous n’allons pas déplacer la mission juste pour moi.

— Et pourquoi pas ? Nous n’avons pas encore exploré le nord de la fosse.

— Je n’apercevrai probablement rien de toute façon.

— Comme moi avec ma créature.

Je lui adresse un sourire. Nous voilà réconciliés elle et moi.

— J’ai déjà dû te le dire, mais il y a une faune incroyable sur cette île ! reprend-elle avec des étoiles dans les yeux. Pas seulement les oiseaux et les insectes, absolument tout est unique !

— Oui, les habitants aussi avaient l’air uniques, je réplique, un brin amer. Mon père a passé des années à les étudier, et vingt-sept ans après leur disparition, il en parle encore. C’est une véritable obsession.

— Il semble être un sacré personnage, ton père.

— Je ne sais pas trop si c’est le mot…

Mon père et sa lubie de l’île Blackney. Rien que d’y penser me tord l’estomac :

— C’est comme si ces gens étaient plus réels pour lui que ma mère et moi, je murmure avant même de m’en rendre compte. Ce qui s’est passé est clair, pourtant. Noyade rituelle. Suicide de masse. Mon père est persuadé qu’ils ont fait ça par dévotion envers leurs dieux, et il a sans doute raison. Mais il continue d’arpenter le Pacifique, à la recherche de la moindre légende susceptible d’expliquer leur geste…

L’évidence me frappe là, dans l’instant, avec la brutalité d’un pic à glace. Comme si devant ma stupidité, l’on venait d’ouvrir mon crâne en deux pour en extraire enfin la réponse :

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? s’exclame Ophélie, effarée.

— Pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ?

Je me lève en sursaut, envoyant balader ma chaise contre le mur du fond :

— C’est évident, non ? Pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ?

— Pensé à quoi ?!

— Aux habitants de l’île Blackney !

Ophélie me dévisage sans comprendre, incapable de faire le lien qui pourtant me saute aux yeux maintenant :

— Leurs croyances ! Bon sang, j’ai entendu ces histoires à dormir debout des milliers de fois !

— Les histoires sur leur disparition ?

— Non ! Enfin oui, en quelque sorte… Les habitants de Blackney vénéraient des divinités des abysses. Des êtres hybrides, mi-humains, mi-poissons, censés les visiter sur leur île pour procréer avec eux et leur transmettre leurs pouvoirs !

— Mais en quoi est-ce que c’est important tout à coup ?

— Tu ne comprends pas ?

La solution se fait jour sur le visage d’Ophélie :

— Des êtres hybrides, mi-humains, mi-poissons, répète-t-elle.

— La créature, je conclus.

La jeune femme inspire profondément. Je peux presque voir son esprit s’activer à toute vitesse :

— Attends une seconde, m’enjoint-elle. Restons calmes. Tu ne crois quand même pas à ces histoires, pas vrai ?

— Bien sûr que non. Mais mon père a toujours été persuadé qu’il y avait une origine concrète à ces mythes. Que les indigènes ne les avaient pas fabriqués de toutes pièces. Il disait qu’ils se répercutaient de façon trop tangible dans leur culture pour provenir uniquement de conceptions immatérielles… Et l’explication classique du « c’est un peuple des océans, donc ils vénèrent les océans » ne le satisfaisait pas. Bon sang, s’il avait raison depuis tout ce temps…

Ma peau devient livide tout à coup. Même Ophélie peut le voir :

— Tu crois que ces légendes sont inspirées de créatures comme celle que tu as aperçue ? énonce-t-elle.

— S’il l’apprend… Merde, s’il l’apprend, nous sommes tous foutus.

— Pourquoi ?

Je ricane :

— Tu ne connais pas mon père…

Mais plus j’y pense, plus la théorie s’inscrit solidement dans mon esprit. Toute légende repose sur un fond de vérité. Et si la vérité aujourd’hui reposait tout au fond de la fosse des Mariannes ?

J’ai besoin de prendre l’air :

— Dès demain, nous ferons route vers l’île Blackney, je déclare.

— Mais je croyais que nous n’avions pas le droit d’accoster ?

— Nous n’accosterons pas, nous resterons pile à la limite du périmètre autorisé.

— Et la créature que tu as vue ici ?

— Si cette chose correspond bien à la légende, alors il y en a d’autres. Beaucoup d’autres.

Je tapote la carte du bout du doigt :

— Sur l’île Blackney.   

 
 
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