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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 19     Les chapitres     2 Reviews    
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Le père

Je ne laisse pas Luzarche prononcer un mot de plus, ni amorcer un seul geste : j’actionne le premier volant de la citerne et un torrent d’eau glacée se répand sur le sol métallique de la cale.

— Qu’est-ce que tu espères faire exactement ?

Je ne réponds pas. Je ne réfléchis pas à sa présence ni à ce qu’elle implique, au stress qui bat le tambour dans ma poitrine, ou à la haine viscérale que je ressens pour cet homme. Non. Notre duel est une affaire de temps. Plus je lui en donne, plus il gagne en puissance. Il faudra plusieurs minutes avant que la pièce ne soit suffisamment inondée pour que la carène liquide se déclenche.

Je me dirige vers le deuxième volant, et cette fois Luzarche avance d’un pas vers moi pour m’arrêter :

— C’est cette créature qui t’a mis ça dans la tête, pas vrai ? lance-t-il. Comme elle l’a déjà fait pour Adam.

J’ouvre la deuxième vanne. Les yeux de Luzarche s’écarquillent de panique et de compréhension lorsqu’il réalise enfin ce que je tente d’accomplir. Tandis que je m’approche du troisième volant, il se jette sur moi et m’immobilise les poignets, le dos plaqué contre la paroi de la citerne :

— Tu crois que je vais te laisser couler mon bateau, espèce de petit salopard de fils de pute ?

L’espace d’une seconde, je reste tétanisé par la force de l’insulte. Puis mon sang-froid reprend le dessus. Henri Luzarche s’est dépouillé de tous ses costumes, à mes yeux. Je ne le vois plus qu’à travers le filtre éclatant de la vérité, et ce que je découvre ne m’effraie pas :

— Rien de ce que tu pourras tenter ne m’arrêtera, je crache en le repoussant loin de moi.

Le Résolu fait une brusque embardée, qui nous précipite tous les deux contre la cloison tribord de la cale. Nous sommes sous le niveau de flottaison, mais je devine aisément la tempête qui doit se déchaîner au-dessus de nous.

— Alors j’ai raison, articule Luzarche qui se redresse lentement. C’est bien cette créature qui t’a manipulé. Quand j’ai vu qu’elle avait disparu, j’ai su. Ton petit numéro de tout à l’heure était très convaincant, mais… L’expérience m’a appris à me méfier de toi. Tu n’es pas aussi bon menteur que tu l’imagines.

— C’est vrai que je suis moins doué que toi. 

Luzarche accuse le coup. Il n’est pas encore très sûr de comprendre mes paroles, aussi je ne laisse plus place au doute :

— Mon mensonge n’a tenu qu’une journée. Le tien dure depuis vingt-sept ans. Bravo, Papa. Tu te sens de me donner quelques petites leçons dans ce domaine ?

Luzarche avale sa salive. Tout à coup, lui qui pensait avoir rattrapé la situation, lui qui pensait m’avoir pris la main dans le sac juste à temps, il se retrouve à déraper sur le sol glissant :

— Qu’est-ce que tu racontes encore ? Quelles autres conneries est-ce que cette bestiole a bien pu t’implanter dans la tête ? Elle est toujours ici, pas vrai ? Tout ce cirque avec ta midinette blonde, c’était uniquement pour pouvoir la cacher ?

— Oh non, elle s’est bien enfuie, je mens sans avoir à me forcer. Mais tu as raison, elle a pris la peine de me révéler deux ou trois petites choses juste avant qu’on ne la libère.

Les traits de Luzarche se durcissent, tel un géant de pierre :

— Si tu crois à ses inepties, tu es décidément encore plus idiot que je ne le pensais.

— Tu ne sais même pas de quoi je veux parler. Cela te fait-il donc si peur de l’entendre ? D’imaginer que je puisse connaître la vérité, après toutes ces années ?

Les mots s’écoulent tous seuls de mes lèvres, au même rythme que la citerne qui se vide derrière moi. Je perçois le fracas régulier de l’eau sur la tôle, le roulis qui fait clapoter le liquide déjà répandu sur le sol. Peu importe l’issue de cette conversation. Peu importe ce qu’il m’en coûtera : je dois empêcher Luzarche de fermer ces valves. Et attendre, jusqu’à ce que le navire sombre.

— Regarde-toi, contre Luzarche. Tu viens de balancer à la flotte la seule chose qui avait un peu de valeur dans ta misérable existence. La seule chose qui aurait pu élargir nos recherches ! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? Et tout ça pour quoi ? Pour obéir à un monstre qui veut notre mort à tous depuis le premier jour ? Pour une pétasse blonde qui t’a sermonné ? Pour avoir bonne conscience ?

— Je l’ai fait parce que je le devais, je réponds d’une voix blanche.

— Tu l’as fait parce que tu es faible. Comme ta mère. Comme Adam. Lui aussi n’a pas tenu plus de quelques semaines en compagnie d’une de ces choses. Tu as vu comment elle lui a détraqué le cerveau : tu étais aux premières loges. Et pourtant, aujourd’hui, tu es prêt à commettre la même erreur, voire pire.

Luzarche laisse échapper un petit rire de gorge qui se veut méprisant :

— Quand je pense à ce que les infrasons émis par ces créatures peuvent infliger aux esprits soi-disant supérieurs… Je reste plus que jamais convaincu qu’il faut les empêcher de nuire à tout prix.

C’est à mon tour d’être surpris :

— Tu es au courant pour les infrasons ?

— Évidemment. Je ne suis pas aussi aveugle que toi… Dès que nous nous sommes aperçus que cette chose dégageait des ondes mentales, je me suis dit que là devait résider une des clés du mystère. L’outil de manipulation qui a pu précipiter cinq-cent-quarante-six hommes, femmes et enfants dans l’abîme du jour au lendemain… Et convaincre mon plus vieil ami d’en faire autant.

— Tu ne crois quand même pas que…

— Et pourquoi pas ? Regarde dans quelle situation tu te trouves à cet instant même ! Regarde ce qu’a fait Adam ! Tu vas peut-être me soutenir que son comportement était normal, ce jour-là ? Qu’il est possible que tout un peuple se suicide d’un seul coup sans le moindre signe avant-coureur ?

— C’est ta faute s’ils se sont suicidés ! Votre présence a chassé les créatures qu’ils adoraient ! Ils étaient désespérés ! Ils se sont plongés dans l’océan dans l’espoir de les retrouver, et ils y sont parvenus !

Luzarche s’esclaffe :

— C’est ce que t’a raconté ta sirène une fois que tu l’as sortie de son bocal ?

— Oui.

Le sang pulse très fort tout contre mes tempes. Je ne m’attendais pas à ce que Luzarche me croie, alors pourquoi ses contre-arguments m’atteignent-ils autant ? Pourquoi sa voix se fraye-t-elle un chemin malgré moi, jusque dans les rouages de mon cerveau, pour y instiller le doute ?

— Et tu lui fais confiance, peut-être ? Que t’a-t-elle raconté ? Vas-y, amuse-moi. Laisse-moi deviner : les habitants de l’île Blackney ne sont pas vraiment morts.

— Ils ne sont pas morts !

Ces mots, je les ai presque hurlés. Je les ai presque hurlés tellement j’aimerais y croire :

— Ils ont rejoint leurs divinités ! Ils se sont changés en êtres hybrides comme eux, et ils vivent avec eux au cœur de la fosse des Mariannes, désormais !

À mesure que je parle, je me rends compte d’à quel point mes paroles ont l’air folles. Et à quel point j’ai désespérément envie d’y croire. J’ai besoin d’y croire. Car sinon, je serais sur le point de précipiter un navire et ma vie tout entière par le fond sur la base d’un mensonge. Un de plus.

Évidemment, Luzarche ne cache pas son incrédulité :

— Comme c’est commode. On n’a jamais retrouvé les corps, pas vrai ? Un mystère tel qu’on n’en fait plus. Je sais de quoi je parle : j’ai passé ces vingt-sept dernières années à tenter de le résoudre. Tu veux un petit aperçu de mes conclusions ?

Luzarche s’approche de moi de sa démarche de félin. Son immense main droite vient agripper le volant derrière moi et le referme d’un coup sec :

— Ces créatures sont des parasites qui ont besoin de l’Homme pour se reproduire. Elles avaient jeté leur dévolu sur l’île Blackney, car elles la savaient isolée. Elles ont encouragé les habitants à demeurer dans leur autarcie. Elles se sont servies d’eux jusqu’à ce que la civilisation les rattrape, avec l’arrivée de la mission Sentinelles. Se sentant menacées, elles ont déployé toute la force de leurs petites antennes mentales pour pousser tous les indigènes à se suicider, après leur avoir promis une vie meilleure par-dessous la surface, une vie qui s’est avérée très courte, comme tu devrais t’en douter. Elles ont assassiné tous ces gens. Elles les ont noyés, et peut-être pire encore. Elles ont ainsi fait disparaître les seuls et uniques témoins de leur existence, et puis elles sont parties en quête de nouvelles proies.

Luzarche me vrille de son regard inflexible :

— Ça te plaît, comme scénario ? 

— Je ne vois pas en quoi il paraît moins fou que le mien.

De nouveau, Luzarche s’esclaffe :

— C’est vrai, concède-t-il. Mais moi, je n’ai pas la naïveté de croire à ce qui arrange ma conscience. Je n’ai pas la naïveté de m’en remettre à des contes pour enfants qui prétendent que tous ces gens ont pu se transformer en… En quoi, en sirènes ?

— Et pourquoi pas ? La créature s’est bien transformée en humaine, elle !

Luzarche se fige. Je lis dans ses yeux son avidité délirante d’apprendre, mêlée d’hésitation :

— Tu l’as vue de tes propres yeux, n’est-ce pas ? me harcèle-t-il. Comme sur les caméras ?

— Oui. Elle pouvait marcher, et parler. 

Mais déjà, il ne m’écoute plus. Son esprit dévide tout seul le fil de ses déductions :

— C’est comme cela qu’elles s’accouplaient avec les indigènes…, murmure-t-il pour lui-même. C’est comme cela qu’elles allaient et venaient sur l’île. Elles se transformaient, sortaient de leurs chrysalides, procréaient… Tous ces tabous sur l’enfantement, toutes ces histoires de frères et sœurs… Ateo disait vrai jusqu’au bout. Les habitants de Blackney ne se reproduisaient pas entre eux : uniquement avec ces créatures.

Je hoche la tête. Je me raccroche à la cascade de la première valve encore ouverte qui résonne à côté de moi :

— Les bébés pouvaient naître humains, ou marins, je précise afin que Luzarche reste obnubilé par ses découvertes. Les premiers demeuraient sur l’île pour agrandir le peuple de Blackney. Les seconds partaient dans les profondeurs pour devenir de nouvelles Vilaa. 

— Je parie que ces créatures devaient prendre des formes magnifiques. Pas vrai ?

Je songe à la splendeur froide de ma créature, et je me contente d’acquiescer sans répondre.

— Oui, les habitants de Blackney ont toujours eu cette beauté surnaturelle, poursuit Luzarche sur sa lancée. Et ce charisme instinctif, cette capacité de séduire au premier regard, de fasciner…

— Tu crois qu’ils tenaient cela de leurs gènes ?

— Je crois qu’ils tenaient tout de leurs gènes. Leur perfection, leur grande taille, leur force, leur aptitude en natation, en plongée, en apnée…

La vérité se rapproche dangereusement de nous à mesure qu’il égraine ces paroles, mais Luzarche ne semble pas en prendre conscience. Ou peut-être à ce stade n’en a-t-il plus rien à foutre :

— Tous les membres de ma mission, nous avons été… subjugués, il n’y a pas d’autre mot. Les indigènes avaient une façon de se mouvoir, de s’exprimer, de nous comprendre… Comme s’ils étaient capables de deviner très exactement nos peurs et nos désirs les plus secrets. D’y correspondre en tous points. Comme s’ils pouvaient lire en nous et s’y adapter pour mieux nous ensorceler.

Il chasse ces souvenirs d’un revers de la main. L’eau nous arrive aux chevilles, mais je me garde bien de le lui faire remarquer :

— Dès que j’ai eu vent de ces légendes sur les Vilaa, j’ai su qu’il devait y avoir un fond de vérité dans tout ceci. Que des gens aussi extraordinaires ne pouvaient pas être le produit d’une génétique naturelle, du moins, pas à cent pourcents humaine… J’ai voulu mener des expériences, mais aucun des indigènes n’a accepté de collaborer. Les seuls échantillons que nous avons pu prélever, sur le corps de Manaia, n’ont rien donné.

Je tressaille à la mention de ce nom. Mon père. Mon véritable père. Que Luzarche ose y faire référence sans la moindre gêne ranime ma fureur :

— Alors, tu t’es rabattu sur son fils, j’attaque sans plus me contenir. Nasca. La créature m’a tout dit pour lui aussi.

Luzarche blêmit. C’est si brutal qu’il n’y a désormais plus aucun doute en moi ; la créature ne m’a pas trompé :

— Adam et toi, vous avez bien protégé votre petit secret durant tout ce temps, je renchéris, incontrôlable. Même alors que j’étais si proche de le découvrir, vous m’avez menti. Jusque dans la mort, Adam n’a pas été capable de m’avouer la vérité…

Les prunelles vertes de Luzarche fouillent en moi, tentent de déterminer à l’avance ce que je sais et de s’en prémunir, mais il est trop tard :

— Nasca était en vie lorsque vous avez trouvé le corps de Manaia dans le village abandonné. Le chef Ateo a dû essayer de convaincre Manaia de se joindre à eux et d’emmener Nasca. Manaia a refusé. Il a noyé Ateo pour sauver son fils. Le chef a réussi à le blesser, trop grièvement pour qu’il puisse s’en sortir… Mais l’enfant, lui, était indemne. Et vous l’avez pris avec vous.

Luzarche déglutit. Pour la première fois de sa vie, il n’a plus rien à répondre :

— Vous l’avez pris et vous avez caché son existence à tout le monde, je continue, incapable de m’arrêter à présent que la vérité se déroule tel un film juste sous mes yeux. Vous l’avez fait passer pour votre fils aux yeux de tous. Ça n’a pas dû être très difficile pour toi, pas vrai Papa ? Pas de famille, pas d’amis proches pour vous poser de questions gênantes, en dehors d’Adam. Un grand passif ethnologique et humanitaire auprès des populations d’Océanie, qui vous a sans doute permis à Maman et toi de m’obtenir de faux papiers facilement. Une identité, ça se crée, si on a les bons contacts pour cela… Avec tous les pauvres petits orphelins océaniens délaissés par les ouragans que vous avez dû voir défiler au cours de votre carrière, vous deviez savoir à qui vous adresser.

— Je t’interdis de…

— Cet enfant, vous l’avez emmené avec vous à Tahiti, mais vous ne l’avez pas élevé. Vous avez été incapables de le faire. Vous l’avez regardé comme un sujet d’étude et un monstre potentiel pendant des années, et vous l’avez traité comme tel. Jusqu’à ce que nous en arrivions là aujourd’hui, Papa. Le cobaye s’est réveillé. Le monstre sait ce que tu lui as infligé. Alors, tu es satisfait de ta création ?

Luzarche en reste muet de stupeur. De longues secondes, il semble presque incapable de respirer, le souffle coupé par le choc. Il envisage d’abord de nier ; ses paupières battent à la recherche d’une explication, mais il renonce. Au bout d’un moment, son visage se ferme autour d’une décision :

— C’est pour empêcher que tu deviennes un sujet d’étude, justement, que nous t’avons pris avec nous, répond-il d’une voix très basse, couverte par le bruit de l’eau.

Il me faut quelques instants à moi aussi pour réaliser ce que je viens d’entendre. Il reconnaît. Luzarche reconnaît m’avoir enlevé, menti, arraché à mon île et à la vérité depuis toutes ces années. Il ne me laisse pas le temps d’assimiler :

— Nous pensions que si nous dévoilions ton existence après ce qui était arrivé, tu passerais entre les mains de tous les scientifiques qui voudraient se pencher sur ce mystère, entre les mains du gouvernement, de l’armée, et de Dieu seul sait qui d’autre, alors nous t’avons caché. Nous t’avons protégé.

Ces propos me paraissent si grotesques qu’ils étouffent dans l’œuf le début de fureur qui commençait à m’envahir :

— Ne sois pas ridicule, je raille, plus amer que jamais. Tu espères me faire croire que tu m’as kidnappé et élevé comme un chien depuis toutes ces années par bonté d’âme ? Et si on reparlait de tous ces examens que tu me forçais à pratiquer ? Des prises de sang, des tests d’effort, de la plongée, des IRM, des analyses, et j’en passe ? Et si on reparlait de cette anémie que tu m’as inventée pour que je n’aie pas le droit de m’éloigner de toi ? Tu ne voulais pas empêcher que l’on m’étudie : tu voulais que je sois ton sujet d’étude à toi seul, c’est tout. 

— Ce n’était rien comparé à tout ce que tu aurais subi si nous t’avions laissé !

— Et cela excuse tout ce que tu as fait ?

— Si ta mère et moi n’avions pas pris cette décision, la bête examinée derrière une vitre et torturée aujourd’hui, ce serait toi !

— Pourquoi ? je m’écrie, hors d’haleine. Parce que tu croyais que j’étais un être hybride, c’est ça ? Parce que tu voulais désespérément prouver ta théorie, prouver que les créatures possédaient des aptitudes mentales confinant à la manipulation, et qu’elles étaient seules responsables de la disparition des habitants de Blackney, c’est ça ? Tu étais prêt à faire n’importe quoi pour que ce ne soit pas ta faute ! Tu étais prêt à me disséquer jusqu’au dernier organe, si tu avais pu trouver trace dans mes gènes de ces dons que tu recherchais… J’ai une mauvaise nouvelle pour toi, Papa. Si je possédais ces dons auxquels tu crois tellement, c’est toi que j’aurais envoyé se suicider dans l’océan. Pas Maman.

— Ta mère s’est tuée par ta faute !

— Oh oui, je comprends d’où te vient toute cette rancune, désormais. Avec un petit monstre télépathe sous ton toit, tu as pensé quoi ? Que j’avais des souvenirs de mon enlèvement ? Que je vous en voulais au point de la pousser à se tuer ? Je l’aimais ! Mais encore une fois, c’était l’explication parfaite, pas vrai ? L’explication parfaite pour que le grand Henri Luzarche n’ait pas à se reprocher la mort de sa femme !

— Ce n’était PAS ma faute !

— Bien sûr que si ! Tu l’as convaincue de m’emmener, tu l’as rendue complice de ton mensonge ! Je suis sûr qu’elle était contre !

Luzarche expire bruyamment, comme s’il tentait de chasser d’un seul coup toute la colère de son corps :

— Ta mère savait que nous risquions la prison si on accusait la mission Sentinelles de ce qui s’était passé. Elle savait que tu n’aurais jamais une enfance normale si nous ne te prenions pas avec nous. Et je l’avais aussi avertie que tôt ou tard, les créatures qui avaient causé la mort de tout ton peuple reviendraient pour toi. Qu’elles ne pouvaient pas se permettre de laisser le dernier témoin de leur existence en vie.  

Je n’en crois pas mes oreilles :

— C’est ce que tu lui as raconté pour qu’elle cède ? je m’exclame. Et elle a marché ?

— Suffisamment, et l’histoire m’a donné raison. Regarde où tu en es aujourd’hui. Quelle chance y avait-il pour que tu tombes sur l’une de ces créatures, toi plutôt qu’un autre ? Ce n’est pas un hasard, Sam. Cette chose est venue pour toi. Pour te tuer. Parce que tu es le dernier représentant d’un peuple auquel les êtres comme elle ont dévoilé leur existence pendant des années. Tu représentes un danger, pour elle. Et nous aussi, maintenant que nous sommes au courant. Pourquoi crois-tu qu’elle t’a demandé de couler tout le navire ?

— Elle a accepté que je le fasse à ma manière ! Sans pertes humaines !

— Vraiment ? Qu’avais-tu prévu dans ton si brillant scénario ? Quand le Résolu sera sens dessus dessous et que ceux qui auront réussi à s’en échapper flotteront à la dérive dans leur canot minuscule sur une mer déchaînée, que penses-tu qu’il leur arrivera ? À l’heure qu’il est, je te parie que ta petite bestiole a prévenu ses amis télépathes, et qu’une armée de ces créatures nous attend juste sous la surface pour nous engloutir !

— Tu délires complètement…

— Tu tentes de nous faire chavirer en pleine tempête, et c’est moi qui délire ? Ouvre les yeux, Sam ! Cette chose ne te veut pas du bien !

— Cette « chose » m’a dit la vérité sur mes origines ! La vérité que tu me cachais depuis vingt-sept ans !

— Oui, et pourquoi l’a-t-elle fait, selon toi ? À présent, tous les mots qui sortent de ma bouche n’ont plus la moindre valeur pour toi ! Réveille-toi, Sam, il est grand temps ! Nous sommes face à une guerre dont l’Humanité n’a même pas conscience. Une guerre entre espèces, contre des créatures dont nous ne savons rien et qui se servent de nous depuis des millénaires. Réfléchis. Elles peuvent nous forcer à procréer, dormir, tuer ou nous suicider, sur un caprice de leur esprit. Il est plus que nécessaire d’apprendre à les maîtriser ! De les étudier pour nous défendre d’elles, le moment venu !

— Tu es paranoïaque… Ces créatures ne nous ont jamais fait le moindre mal ! Qu’est-ce que tu t’imagines exactement ? Que ce sont des monstres décidés à écraser la race humaine ?

— Va dire ça aux habitants de l’île Blackney. Ils les vénéraient comme des dieux, et ils en ont payé le prix fort.

— Ils les ont rejoints dans la fosse des Mariannes !

— Quelle preuve as-tu de cela ? Sam ! Si ce que tu m’as raconté est vrai, nous avons affaire à des créatures qui peuvent se faire passer pour l’un d’entre nous. Qui peuvent nous infiltrer, nous séduire, nous manipuler comme des marionnettes. Ça ne te paraît pas dangereux ? Ça ne justifie pas que l’on se méfie d’elles, et qu’on les capture ?

— C’est ce que tu as dit à Maman et Adam pour les convaincre ?

— Ils n’ont jamais voulu me croire…

— Tu m’étonnes.

— Mais toi, aujourd’hui, tu as toutes les preuves sous les yeux, Sam ! Comment peux-tu rester aussi aveugle ? La créature que tu viens de libérer a tué Adam ! Ose le nier !

Ces mots me frappent, sans que j’y aie été préparé. Luzarche a peut-être trouvé le seul argument que je ne peux pas contrer. Le seul qui résonne encore douloureusement, en boucle, dans mon esprit :

— On ne sait pas ce qu’il y avait dans la tête d’Adam ce jour-là, je réponds sans y croire vraiment. Et même s’il était manipulé par la créature… Comment la blâmer ? Elle cherchait à se défendre, c’est tout. Elle et son peuple. Si des hommes tels que toi la capturent et l’étudient, c’est la fin de son espèce.

— Avec les dons qui sont les leurs ? Je crois que nous avons beaucoup plus à craindre d’eux que l’inverse.

— Peut-être ne devrions-nous pas avoir à nous craindre les uns les autres, tout simplement.

Visiblement, Luzarche ne s’attendait pas à cette réponse. Sa bouche se fend d’un rictus :

— Quand tu parles, j’ai l’impression d’entendre ta petite Ophélie. Elle aussi c’est un spécimen, dans son genre.

— Elle vaut mille fois mieux que toi. Et contrairement à ce que tu crois, nous ne sommes pas idiots : nous savons qu’il y a des risques. Qu’il s’agit d’une espèce intelligente inconnue et que nous ne pouvons pas lui faire confiance. Mais la seconde solution est absolument inacceptable. C’est toi qui as toutes les preuves sous les yeux, et qui refuses de comprendre ! Nous sommes désormais certains qu’il existe sur Terre une autre espèce que la nôtre, capable de raisonner, de dialoguer, de ressentir. C’est une réalité avec laquelle nous allons devoir vivre, tôt ou tard. Si nos contacts avec ces créatures se multiplient, il va devenir crucial de définir la façon dont nous nous adressons à elles. Comment espères-tu qu’elles nous traitent pacifiquement si nous manquons d’humanité envers elles ? Si nous les torturons comme tu l’as fait ? Ce sont tes actions, et elles seules, qui pourraient nous conduire à une guerre !

— Je n’effectue que de la défense stratégique, face à une espèce autrement plus dangereuse que nous. C’est du bon sens pur et simple.

— Plus dangereuse ? Tu veux que je te rappelle qui sur cette planète a inventé la bombe atomique ? Les déchets nucléaires ? Les armes chimiques ?

— Ces créatures peuvent vivre à des milliers de kilomètres sous la mer, Sam. Là où rien ni personne ne peut les atteindre.

— Justement, elles y sont très bien. Pourquoi viendraient-elles parmi nous ? Qu’est-ce qui pourrait bien les attirer à la surface qu’elles n’aient pas déjà dans leur royaume sous-marin ?

— Tout le monde n’a pas la même fascination que toi pour les abysses… C’est un désert obscur et froid, où rien ne peut s’épanouir. N’importe qui voudrait les quitter.

— Pas moi.

D’un geste sec, j’agrippe le volant derrière moi et le rouvre à fond. L’eau éclabousse mes vêtements, couvre le vacarme de la tempête au-dessus de nous. Luzarche interprète mon acte pour ce qu’il est. Une provocation :

— Tu n’as pas l’intention de t’en sortir, n’est-ce pas…, souffle-t-il tandis que cette vérité taillade son esprit.

— Je ferai ce qu’il faut pour que ce bateau coule, je réponds en m’avançant d’un pas vers lui, ce qui le force à reculer vers la porte. Si tu persistes à me faire obstacle, ce n’est pas grave. Après tout, tu l’as dit toi-même : j’ai les gènes de ces créatures en moi. Je suis plus grand et plus fort que toi, et plus habile dans l’eau que tu ne le seras jamais.

— Sam…

— Ne prononce pas ce nom ! C’est le nom que tu m’as donné pour me marquer à tout jamais d’infamie ! Ce n’est pas mon nom !

— Et que penses-tu qu’il t’arrivera après que tu auras précipité tout un navire dans l’océan ? Après avoir risqué la vie de tout notre équipage ? Tu seras arrêté ! Tu ne reverras plus jamais la lumière du jour ! Tu pourras dire adieu à ta liberté, à tes recherches, à ta précieuse petite Ophélie !

— Je le sais. Crois-moi, j’y ai bien réfléchi.

— Et tu es prêt à perdre tout cela ? Tu es prêt à tout sacrifier pour cette créature ?

— Comme tu l’as dit… Je n’ai pas l’intention de m’en sortir.

Luzarche s’immobilise. L’eau s’écoule derrière nous telle une sentence de mort. Son teint devient livide, et je le vois pour la première fois perdre vraiment contenance :

— Oh non…, laisse-t-il échapper.

Il m’agrippe par les épaules sans que je puisse réagir :

— Tu ne comprends donc pas ce qu’il se passe ? C’est la même chose qu’avec Adam ! La même chose qu’avec les habitants de l’île Blackney ! Cette créature te pousse au suicide, Sam ! Elle exploite les faiblesses en toi pour te précipiter tout entier à l’intérieur ! Elle n’aura pas besoin de t’éliminer si tu le fais pour elle !

— Tu m’as toujours dit que le suicide était dans mes gènes, je crache en me dégageant, dégoûté. Je sais aujourd’hui que ce n’est pas vrai. Mareve n’était pas ma mère biologique, et son malheur ne coule pas dans mes veines. Je n’ai pas l’intention de me tuer : je vais renaître.

Luzarche plisse les paupières, dérouté, et je devine l’urgence au fond de ses pupilles :

— Qu’est-ce que cette chose t’a promis ?

— La vérité. Je suis l’un des leurs. Comme les habitants de l’île, j’ai le pouvoir de me changer en Vilaa si je le souhaite. De retrouver mon vrai peuple. Ma vraie mère.

Cette fois, Luzarche écarquille les yeux. Mais sa réaction me laisse froid. Je sens la conviction se raffermir en moi à mesure que je l’évoque à haute voix. Comme si révéler enfin ce rêve inouï au grand jour lui donnait substance et réalité, d’un seul coup. J’ai toujours voulu rejoindre les profondeurs de l’océan. Tout en moi depuis mon enfance m’a continuellement poussé à y plonger, et j’ai souffert depuis toutes ces années de m’en être abstenu. Il est temps, à présent. L’appel de l’eau chante en moi, et il est plus puissant que jamais :

— Je vais rejoindre la destinée qui aurait dû être la mienne, je déclare, très calme, sous le regard médusé de Luzarche. Si tu veux accomplir une chose de bien dans ta misérable existence, tu avertiras les membres de l’équipage assez tôt pour que tout le monde évacue avant que le navire ne sombre. N’oublie pas Ophélie. Ensuite, je sortirai de ta vie, tu ne me verras plus jamais. N’espère pas me capturer un jour : je ne serai pas assez bête pour m’approcher de toi. Adieu, Henri.

— Sam…

C’est à mon tour de l’agripper par le devant de sa chemise. De toutes mes forces, je le repousse vers l’écoutille laissée entrebâillée. Le métal s’abat et se rouvre au rythme du vaisseau qui tangue de plus en plus fort.

— Sam, j’ai conduit des tests sur toi pendant toutes ces années, c’est vrai ! proteste Luzarche sans cesser de se débattre. Je cherchais une preuve génétique qui pourrait te relier à une espèce étrangère. Mais je n’ai rien trouvé ! Je n’ai jamais rien trouvé ! Même après la découverte de la créature, je me demandais si sa présence si près de toi provoquerait un changement visible chez toi ou dans ton sang, mais non… Tu es à cent pourcents humain ! Si tu restes dans ce navire au moment où il coulera, tu te noieras ! Tu mourras, tu m’entends ? Tu mourras comme n’importe quel être humain ! Cette créature t’a menti, pourquoi n’es-tu pas capable de le comprendre ? Elle veut ta perte ! Sam ! Écoute-moi ! J’aurais été le premier à souhaiter qu’il en soit autrement, mais tes gènes sont normaux ! Tu vas mourir si tu restes ici ! Tu vas mourir !

Luzarche lutte, déchire ma chemise, emprisonne mes poignets ; il résiste de toute la masse de son poids formidable et ne cède pas un pouce de terrain. Tout au long de sa litanie, ses paroles deviennent des hurlements de plus en plus incontrôlables. Je m’efforce de ne pas les écouter, mais il finit par me supplier :

— Tu vas te tuer pour rien, espèce d’imbécile !

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? je rétorque en le repoussant violemment. Tu n’en as jamais rien eu à foutre de moi. Tu me l’as fait comprendre depuis suffisamment longtemps. Je suis le monstre qui a assassiné ta femme, pas vrai ?

Luzarche ne répond rien. Ses yeux brillent dans la semi-obscurité ; son visage ruisselle de sueur. L’eau de la citerne nous arrive désormais aux genoux. Chaque mouvement de la coque creuse des vagues dans cette masse liquide en liberté. Il me faut toute ma concentration pour garder mon équilibre en cas d’attaque, mais Luzarche ne bouge pas :

— Je ne veux pas que tu meures, dit-il simplement.

— Ne me fais pas croire que ça t’importe, je réplique. Pas maintenant. Tout ce que tu souhaites, c’est sauver ton bateau, sauver tes recherches.

— Quand tu avais dix ans, tu t’es pris de passion pour la plongée, objecte Luzarche.

Ses paroles sortent tellement du propos qu’elles captent mon attention, une seconde de trop. Luzarche en profite pour continuer :

— Tu avais déjà démontré des aptitudes remarquables en piscine artificielle. J’avoue que j’étais curieux d’observer ce que tu pourrais donner en milieu naturel. Depuis plusieurs années, je tournais en rond avec les tests biologiques, alors… J’ai vu là une nouvelle opportunité de mettre à l’épreuve mes théories. Si tu te montrais capable d’exploits au-delà des possibilités humaines… Cela pouvait être une preuve suffisante. Donc, je t’ai autorisé à prendre des cours de plongée, d’apnée… Je me demandais si les créatures de l’île Blackney viendraient t’approcher, si tu descendais au large en plein océan. Je voyais là une chance de peut-être en capturer une.

Luzarche laisse échapper un soupir. Malgré moi, je reste suspendu à ses paroles. Une partie du passé à laquelle je n’avais jamais eu accès jusqu’à présent… :

— Ta mère a compris mes intentions, bien sûr, reprend-il. Elle était comme ça. Elle me connaissait mieux que personne, pour le meilleur et pour le pire… Elle n’était pas sûre de croire à mes histoires de Vilaa. Mais elle savait que moi, j’y croyais. Par conséquent, elle savait aussi que j’étais prêt à te jeter au milieu de l’océan juste pour voir ce qu’il allait arriver… Juste pour me servir de toi comme appât, pour attirer ces créatures, quitte à risquer ta vie pour cela. Elle ne l’a pas accepté. Elle ne me l’a pas pardonné. Elle tentait de fermer les yeux depuis des années sur tout cela, mais… Ce jour-là, elle n’a plus eu le choix. Elle a compris que la vraie raison qui m’avait poussé à t’adopter, la raison première, en réalité, c’était mes recherches. Et qu’elle s’était rendue complice de tout cela par son refus de le voir.

Luzarche incline la tête. Pour la première fois, il n’ose plus me regarder dans les yeux :

— C’est ma faute si elle est morte, murmure-t-il. L’horreur de ce que nous avions fait l’a rattrapée. Et elle n’avait plus aucune excuse. Aucune.

J’avale ma salive, douloureusement. Je ne sais plus quoi penser. Toutes mes idées se mélangent, et ne surnagent au milieu de la tourmente que les traits sombres et graves de Mareve, qui me dévisagent comme elle s’y employait si souvent, quelques jours à peine avant sa disparition.

— Elle m’a abandonné, j’articule malgré moi. En me laissant seul avec toi.

— Elle t’aimait. Mais elle ne se jugeait pas digne de toi. Pas digne de vivre.

Luzarche expire profondément :

— J’aurais dû l’en empêcher. Mais je ne voulais pas voir, moi non plus.

Un long silence nous étreint. L’un comme l’autre, nous sommes incapables de le briser. Sonnés par une vérité qui s’est tenue là, entre nous depuis toutes ces années, et qui nous a déchirés. Seule une secousse plus violente me contraint à prendre appui sur la citerne derrière moi. Le troisième volant est à quelques centimètres à peine de mes doigts.

— Viens avec moi, Sam, me dit Luzarche.

Il me tend la main :

— Tu n’es pas obligé de faire ça. Il est encore temps.

— Le navire est toujours à flot.

— Tu n’es pas obligé de le couler.

— Mais alors, tu poursuivras tes recherches !

— Nous pourrons en reparler plus tard, si tu le souhaites. Quand nos vies à tous ne seront plus en jeu, et que tu ne seras plus sous l’influence de cette chose. Je t’en prie. Ferme ces vannes, maintenant.

Ce n’est pas suffisant pour me convaincre. Sans doute Luzarche le devine-t-il, alors que je rajuste ma position entre la citerne et lui :

— Tu peux partir, je lui ordonne. Laisse-moi faire ce que j’ai à faire.

— Et te laisser mourir ?

— Je ne vais pas mourir.

— Sam. Tu viendras avec moi, que tu le veuilles ou non.

Un nouveau silence ponctue cette menace. Peut-être réalisons-nous dans ce moment de flottement, dans le creux de la vague, que nous n’avons plus rien à nous dire lui et moi. Tous les arguments que nous aurions pu échanger ont déjà été prononcés, pensés, révoqués. Henri Luzarche et moi-même serons toujours séparés par l’abysse qui divise nos deux esprits. Et bientôt, par un abysse bien plus concret que celui-ci…

Je me tourne et actionne la troisième valve. Luzarche se jette sur moi, mais je l’avais anticipé : je fais volte-face et bondis sur lui avant qu’il ne me percute.

La tempête joue de mon côté. Elle nous projette au sol tous les deux, dans soixante centimètres d’eau, et écrase Luzarche sous mon poids. Je tente de lui immobiliser les poignets, mais il n’hésite pas à frapper, frapper fort, d’un coup de tête qui m’atteint en plein front. J’en reste abasourdi ; je bascule dans l’onde froide tandis que ses battoirs m’agrippent sans effort. Luzarche me traîne par les aisselles et essaye de me redresser. Le choc de son crâne résonne encore contre le mien. Moi, je n’ai pas osé le blesser… Quelque chose d’ancré en moi, dans mon éducation, le respect inculqué par Mareve, a retenu mon geste. Qu’est-ce qui m’en empêche, cependant ? Cet homme n’est pas mon vrai père. C’est un menteur et un criminel. Je dois passer au-delà de mes réticences si je veux espérer le vaincre.

Alors, récupérant un peu mes esprits, je m’accroche à sa jambe droite avant qu’il ne m’entraîne vers l’écoutille. J’y pèse de toute ma volonté jusqu’à ce qu’il tombe à la renverse :

— Tu ne me forceras pas à échouer ! je m’exclame, son torse comprimé de tout mon poids.

— Il le faut !

Je le frappe avant qu’il ne dise un mot de plus. Je lui porte un coup de poing en plein visage. Le premier de ma vie entière.

La douleur se répercute dans mes phalanges, mais je n’y prête pas attention. Le froid de l’eau autour de nous étouffe toute sensation. Je frappe et je frappe encore, jusqu’à ce que Luzarche abandonne sa tête sous la surface et que des voiles de liquide rouge dessinent une auréole contre son front.

Je m’immobilise un instant face à cette vision. Je ne sais si ce sang est le sien ou le mien. La poitrine de Luzarche se contracte : il lutte contre la noyade qui le menace et plaque ses mains contre mes joues pour me repousser. Mes doigts descendent autour de son cou. Je ne réfléchis plus, ne me contrôle plus. Je ne songe qu’à tout ce que cet homme représente, au danger immédiat qu’il incarne, au succès de ma mission, si proche du but… L’appel de l’eau bouillonne en moi, et le visage de la créature, celui d’Adam, d’Ophélie, tout ce qui m’est cher et que je dois encore sauver, tout ce qu’il me reste à accomplir…

Je pourrais le tuer. Là, tout de suite. Cette pensée me heurte plus violemment que les flots du Pacifique dans l’aquarium de l’Achéron, et je desserre immédiatement mon emprise sur les chairs de Luzarche.

— Qu’est-ce que je suis en train de faire… ?

« Tue-le », murmure en moi une voix qui ressemble à celle de la créature. « Il l’a mérité, après tout ce qu’il t’a infligé. Ce qu’il a infligé à ta mère, et à la Vilaa. Il n’est pas digne de vivre. C’est un danger. »

Au lieu de m’y conduire, chaque parole m’éloigne un peu plus de cette perspective horrible. J’éprouve un brusque haut-le-cœur à l’idée de ce que j’aurais pu commettre en l’espace de quelques secondes, et les larmes me viennent d’un seul coup. Tel un enfant traumatisé, je m’effondre, secoué de sanglots, possédé par la sensation affreuse de n’avoir plus été maître de mon corps durant ce court laps de temps…

Luzarche sort la tête de l’eau et m’empoigne par les épaules pour reprendre son souffle :

— Ne fais pas ça, Sam, articule-t-il. Ce n’est pas toi.

Le son même de sa voix suffit à raviver ma rancœur. Je me sens encore plus mal :

— Ça ressemblerait plus à ce que toi tu ferais, pas vrai ? je lui lance. Accomplir ce qui doit l’être, quel qu’en soit le prix pour ta conscience. Faire abstraction de tout sentiment. La culpabilité, c’est pour les faibles. 

— J’avais tort.

Luzarche éructe ces mots plus qu’il ne les énonce. La panique, l’épuisement et l’eau dans ses bronches le font balbutier :

— Ta vie… a de l’importance… pour moi. Ta vie est précieuse. Tu dois vivre.

Je ferme mon esprit pour ne pas en entendre davantage. C’est trop. Trop de renversements dans une existence qui n’a déjà plus le moindre fondement. Puisqu’il n’est plus capable de se défendre, j’attire Luzarche contre moi et je le traîne en dehors de la cale. Il proteste mollement, tente de se retenir à mon bras, mais je l’abandonne sur le sol inondé de la coursive. Je lui assène quelques tapes sur la joue pour m’assurer qu’il ne perdra pas connaissance :

— Donne l’alerte. Évacue tout le monde. Libère Ophélie. Si j’ai de l’importance pour toi, alors c’est tout ce que je te demande en échange de ces vingt-sept dernières années.

Il m’attrape par la main, mais je la retire sèchement. La trace de ses ongles reste imprimée sur le dos de ma paume. Je retourne dans la cale, ferme l’écoutille, et la bloque en position verrouillée.

— Sam !

Le cri de Luzarche me parvient, étouffé par l’épaisseur du métal. Je le laisse être recouvert par le bruit de l’eau. La solitude me tombe dessus telle une chape de plomb. Je suis bel et bien seul désormais. Face au destin que je me suis choisi. Trois des volants sur quatre de la citerne sont ouverts, mais c’est largement suffisant pour avoir créé un vide dans l’immense réservoir, et un volume de liquide conséquent à l’intérieur de la cale. Je pourrais refermer les valves et laisser la physique accomplir son œuvre, à présent. Inutile de déverser l’intégralité de la cuve. Je pourrais sortir de cette pièce, verrouiller la porte dans l’autre sens, prendre Luzarche sous le bras et m’en aller d’ici avant que tout ne bascule. Si Luzarche n’était pas intervenu, peut-être est-ce ce que j’aurais fait…

Mais je n’en ai plus le désir à présent. Une force magnétique me pousse à rester parmi ces murs, sous le clapotis léger de l’eau, pendant que l’océan nous ballote en tous sens. Le visage de ma mère envahit mon esprit. Ma mère, et tout ce que Luzarche m’a raconté sur elle. Je me rappelle son amour, ses yeux remplis de tristesse et de regret lorsqu’elle me contemplait, et ce surnom qu’elle m’a laissé comme ultimes paroles, juste avant de plonger : « Taoa Huna »… Mon trésor caché.

Je songe à l’énergie désespérée qu’Adam a déployée tout au long de mon existence pour tenter de me rattraper, de me donner goût à la vie, de m’éloigner de mes démons et de cette influence malsaine qui voulaient me voir sombrer toujours plus profondément au cœur de l’océan, au cœur de moi-même… Avec quelle rapidité il avait pu abandonner tous ces efforts, dans l’aquarium de l’Achéron...

« Tu es la plus grande erreur de toute ma vie. Il est temps que je la répare. »

Une erreur, oui, voilà ce que j’ai été. Un enfant volé qui n’a jamais su trouver sa place en ce monde, car il n’en avait pas. Un enfant caché dans le sang de son père agonisant, porteur de suicide et d’horreur partout où son destin le menait, attiré par un abîme qui lui renvoyait son propre reflet… Pourquoi lutter ? J’en rêve depuis toutes ces années.

« Accepte l’eau, accepte ta véritable nature. Elle ne te tuera pas. »

« Si tu restes dans ce navire au moment où il coulera, tu te noieras ! Tu mourras, tu m’entends ? Tu mourras comme n’importe quel être humain ! »

Des coups sourds résonnent contre le hublot de la porte. C’est Luzarche, qui a dû se munir d’un brise-glace d’urgence, et qui frappe de toutes ses forces contre le minuscule orifice. Je n’y prête pas attention. L’onde froide se referme autour de mon torse, et j’en éprouve un confort délicieux. Pour échapper aux mouvements de plus en plus violents de la coque, je me laisse dériver sans résister, jusqu’à ce que le bruit des valves grandes ouvertes se retrouve englouti lui aussi sous les flots.

Le niveau de l’eau monte, quand soudain, la gigantesque armature d’acier qui m’entoure émet un gémissement plus déchirant que les autres. D’horribles crissements métalliques résonnent d’un bout à l’autre du navire tandis que la tôle, soumise à une pression non conforme à sa conception, se vrille et se tord autour du poids du Résolu. Le liquide répandu dans la cale opère à présent un mouvement de balancier de plus en plus intense, fracassé de part et d’autre de la citerne dans un vacarme de fin du monde, au rythme des vagues qui se creusent et de la tempête qui enfle toujours plus fort.

Les coups ont cessé. J’espère que Luzarche s’est fait une raison et qu’il est parti donner l’alerte. C’est la dernière pensée que je peux lui accorder.

De toute la force de ses boulons, le Résolu hurle son agonie. Je ferme les yeux et compte les secondes jusqu’à son basculement, inévitable désormais. Dix, neuf, huit…

Le navire se retourne d’un seul coup. Je suis projeté vers le fond de la cale, ma tête heurtant le métal, submergé par une tonne d’eau que j’ai moi-même libérée. Un torrent de bulles d’air s’échappe de la citerne tandis que celle-ci se perce sous le choc et délivre son fardeau. Je bats des jambes pour refaire surface. Un seul coup d’œil me suffit pour évaluer la situation : le Résolu s’est retourné sur son flanc tribord, et la coque a subi des dommages irréparables. Le niveau de l’eau monte à une vitesse bien trop anormale, ce qui signifie qu’au moins une brèche s’est formée dans la cale, et sans doute de nombreuses autres tout le long du navire. Les cabines de tribord seront les premières à être inondées. La cabine d’Ophélie…

Enfouies sous la surface, les diodes qui assuraient l’éclairage de la citerne crépitent et rendent l’âme. Les ténèbres tombent sur moi tel un voile, ce qui me replonge des semaines en arrière, dans l’espace exigu de l’aquarium de l’Achéron, alors que je tentais désespérément de soustraire le corps d’Adam à la mort dans une obscurité totale.

Une panique instinctive s’empare de moi, mais je la régule. J’inspire de longues goulées d’air, les yeux fermés pour échapper à la nuit. Je m’efforce de ne plus songer à Luzarche, à Ophélie, à Louis, à tous ceux qui se trouvent à bord de ce navire tandis qu’il prend l’eau de toutes parts par ma faute. Les gémissements du métal au-dessus de ma tête m’empêchent d’entendre si le signal d’alarme est activé ou non, mais il ne doit plus y avoir guère de doute pour quiconque quant à l’urgence de la situation.

Ma regrettable expérience dans le domaine de la noyade me commande d’économiser mon oxygène, d’apaiser mon rythme cardiaque, et de laisser le froid s’emparer lentement de moi. Je suis champion du monde d’apnée. Je peux tenir douze minutes en immobilité totale sans respirer. Au-delà de ce seuil, l’inconscience me prendra comme elle l’a déjà fait, et alors…

« Ce sera comme une seconde naissance. »

La voix de la créature, cajoleuse, m’accompagne dans cette nuit profonde. Je m’y sens un peu moins seul. Je me raccroche à sa présence dans ce bateau avec l’assurance qu’au moins, mes actes auront permis sa libération. Je l’imagine à cet instant même, en train de s’extirper de ma cabine renversée, de s’immerger dans les coursives inondées pour rejoindre la fosse…

Peut-être m’attendra-t-elle, au bout du chemin. Quand la peur et la souffrance de la noyade seront passées, quand mon ancienne vie sera laissée derrière moi et que j’embrasserai enfin cette nature étrangère inscrite dans mes gènes, alors je la suivrai moi aussi dans des ténèbres plus obscures encore, jusqu’à ce royaume endormi au fond de ma conscience, ce royaume d’abysses que j’ai toujours désiré, et pressenti.

L’eau s’infiltre dans la cale dans un bouillonnement furieux. Je n’ai plus pied depuis plusieurs minutes. Englouti jusqu’au cou, je pourrais toucher la paroi du navire en levant les mains. Il ne me reste plus beaucoup de temps.

Je me demande, d’une pensée fugace, si je verrai ma précédente existence défiler devant moi avant que tout ne soit fini. Si la transformation fera mal. Il a fallu plus d’un mois à la créature pour prendre sa forme anthropomorphe. Qu’en sera-t-il pour moi ?

« Cette créature t’a menti, pourquoi n’es-tu pas capable de le comprendre ? Elle veut ta perte ! Sam ! Écoute-moi ! J’aurais été le premier à souhaiter qu’il en soit autrement, mais tes gènes sont normaux ! Tu vas mourir si tu restes ici ! Tu vas mourir ! »

Je frissonne. Je sais ce qui m’attend pour l’avoir déjà vécu. La noyade sera terrible, longue, douloureuse. Mais je ne peux plus reculer à présent. L’eau emprisonne mon crâne tout contre la coque du bateau. L’air s’échappe avec les secondes. Je tente de me raccrocher à ma résolution, mais elle me glisse entre les doigts tandis que le plus vieil instinct du monde se débat en moi : l’instinct de survie.

« Reviens-moi », murmure la voix d’Ophélie.

« Tu as de l’importance pour moi. Ta vie est précieuse. Tu dois vivre. »

« Tu n’es pas comme elle, Sam. Peu importe à quel point tu le désires, tu ne seras jamais comme elle. Son univers n’est pas le tien. Tu ne pourras jamais la rejoindre, à moins d’en mourir. »

Une boule douloureuse se forme au creux de ma gorge lorsque le souvenir de la voix d’Adam éclate dans mes pensées. Le véritable Adam. Celui qui m’aimait, qui m’estimait, et qui aurait tout donné pour que je ne me retrouve pas enfermé dans cette cale aujourd’hui. 

Pourquoi suis-je incapable de chasser la peur de mon esprit ? J’ai pris ma décision au moment où j’ai actionné le verrou de l’écoutille : j’étais calme, déterminé, serein. Je suis sur le point d’obtenir tout ce dont j’ai toujours rêvé sans même oser le formuler, tout ce que mon âme réclamait en moi depuis des années, par-delà la distance, le temps, et les onze mille mètres de la fosse des Mariannes. Je connais la vérité sur moi-même. Cette partie manquante de moi qui m’entraînait sans cesse vers le fond, inexorablement. Je sais quelles souffrances m’ont façonné, de quelles blessures je suis fait. Je peux les laisser entrer en moi désormais. Je peux obéir à leur appel et leur permettre de me transformer en autre chose. Il ne reste plus rien pour moi ici.

« Il te reste ta vie », souffle la voix d’Adam, à travers la barrière de ma mémoire et de la mort. « Une existence entière dont toi seul peux décider ce que tu en feras. Tu es tellement brillant, Sam. Tu as tellement à apporter au monde. Tellement de choses à éprouver, à découvrir, si tu acceptais juste de t’ouvrir un peu plus… Tu n’es pas seul. Le monde est rempli de personnes et d’expériences extraordinaires qui n’attendent que toi. Renonce à ces chimères qui te font du mal, mon fils. Les abysses sont un univers merveilleux, mais elles ne seront jamais le tien. Telles que je les imagine, elles et cette créature, elles ne sont qu’un prétexte que tu t’es inventé pour sombrer. Pour fuir cette réalité qui te déplaît. Mais tu dois leur résister, de toutes tes forces. Tu dois trouver en toi-même les ressources nécessaires à ton épanouissement. Ton bonheur ne dépend pas du monde extérieur, ni de tes parents, ni de cette créature, il ne dépend que de toi. J’aimerais tellement que tu mesures ton potentiel. Que tu puisses te voir à travers mes yeux… »

— Il est trop tard, Adam, j’articule tandis que l’eau de la citerne embrasse mes lèvres.

Elle a le goût salé de l’océan. À moins que ce ne soit des larmes qui envahissent mes joues ? L’onde est partout désormais : plus moyen de lui échapper. Elle s’infiltre dans mes cheveux et plaque mon visage contre la paroi de métal dans l’espoir d’une dernière inspiration.

Le Résolu a déjà chaviré, mais à présent, c’est mon tour. Au seuil du basculement, je ne peux retenir la terreur qui me déchire de toutes parts, alors que je m’apprête à plonger dans ce monde opaque et glacé pour toujours. Les hurlements de tous ceux que j’ai connus dans ma vie se conjuguent pour me crier mon erreur, me crier de ne pas le faire, me crier de vivre, mais je ne peux plus choisir. Le choix est scellé ; il m’est arraché désormais. Ce destin qui est le mien, je n’arrive plus à savoir si je l’ai décidé, ou si on me l’a imposé. Si je le désire toujours ou non. Je n’éprouve plus que de la peur, la culpabilité face aux suppliques de ma mère, d’Ophélie, d’Adam, la peine de les décevoir encore, et l’angoisse de mourir seul dans cette cale obscure, à tout jamais privé d’air et de la lumière du soleil, loin du domaine des hommes.

Je ne sais plus rien. Je ne ressens pas le bonheur qui devrait m’envahir. Les secondes m’échappent, chacune plus fatale que les précédentes, scandées par les regrets qui m’étouffent. Ai-je vraiment eu tort ? Suis-je vraiment sur le point de me condamner sur la base d’un mensonge ? Est-ce à cause de cette partie de moi qui a toujours voulu mourir, désespérément mourir, que j’ai tenté de fuir toute mon existence et qui me rattrape aujourd’hui ?

Je ne sais plus. Mais il ne sert plus à rien de se torturer. Quelques minutes à peine me séparent de la vérité, désormais. Alors, j’entrouvre les lèvres contre le métal froid, et j’aspire un mince filet d’air dans les millimètres qu’il reste, avec l’unique certitude d’agir ainsi pour la toute dernière fois.

 
 
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