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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 20     Les chapitres     2 Reviews    
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Naufrage

Il fait noir. Il n’y a rien à trouver dans les ténèbres. Je flotte dans un vide glacé, indéfini, où plus rien n’existe puisque je ne peux ni voir, ni toucher, ni sentir. Pas même moi. Où suis-je dans tout ceci ? Je me suis perdu en chemin. Sam, ou Nasca ? Humain, ou autre chose ? Mort, ou vivant ? Je ne saurais le dire. Le seul élément tangible qui m’est encore accessible dans cet univers, c’est la brûlure dans ma poitrine. Le manque d’oxygène me dévore à petit feu, emplit mon esprit d’abîmes béants qui s’élargissent un peu plus à chaque seconde. J’ai l’impression de sombrer dans un gouffre sans fond, dans le néant infini de l’espace, mais aucune étoile ne m’y attend. De temps à autre, j’aperçois un visage au creux de ces limbes. Le sourire de ma mère, si rare, son parfum d’embruns, ses cheveux noirs. Je retrouve la douceur des étreintes d’Ophélie quand nous faisions l’amour, la jovialité contagieuse de Louis, les récits d’aventures fous d’Adam… Je recouvre même des souvenirs plus anciens. Un bracelet de coquillages passé autour de mon poignet. Des mélopées chantées dans une langue perdue tout au fond de ma conscience. Un jeune homme aux yeux très noirs, qui prend mon corps d’enfant dans ses bras, et qui sourit.

« Manaia… »

Il est mort pour me protéger. Que penserait-il de moi aujourd’hui ? Moi qui ai délibérément sacrifié ma vie terrestre pour rejoindre ces créatures dont il se méfiait tellement… Il a préféré tuer et mourir plutôt que de me confier à elles. Avait-il raison ?

Tous les fantômes de mon passé se réveillent autour de moi, tous ceux que l’océan m’a volés : les habitants de l’île Blackney. Manaia. Mareve. Adam. Je perçois leur présence un instant dans ces ténèbres compactes, et puis dans ces ténèbres, je les perds à nouveau. Toute créature vivante sur Terre meurt seule. Je l’ai compris à un très jeune âge. Lorsque j’ai failli me noyer à douze ans au beau milieu du Pacifique pour suivre ma mère suicidée… La mort s’est attachée à moi ce jour-là. Elle ne m’a plus jamais quitté. Elle est restée auprès de moi telle une amante tentatrice, présente dans chaque inspiration, dans chaque baiser donné à Ophélie, chaque décision. Il est difficile de vivre avec une pareille ombre sur les épaules. Je le réalise à présent. En particulier une ombre que l’on refuse de voir. Elle forme comme une cape drapée autour de votre vie, de votre cœur, et qui dissimule le moindre rayon de soleil. J’observe le monde à travers ce voile depuis bien trop longtemps. Au lieu de m’en débarrasser, je lui ai cédé. Je me suis enroulé dans le voile au point de ne plus pouvoir m’en dissocier, et à présent, son poids m’entraîne vers le fond, là où plus rien ne bouge, où plus rien ne peut rire, ou vivre. La mort n’est rien d’autre qu’une immense négation. Une absence de tout. Toute ma vie, j’ai désiré ce repos stérile sans oser le reconnaître. Adam le savait. Il était le seul à poser des mots sur ce que je ressentais. Après tout, le voile noir de la dépression pesait sur son destin depuis bien longtemps, à lui aussi. Mais il avait choisi de s’en délier. Il aurait pu…

J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière inspiration dans la cale. Une minute ? Une heure ? Je suis pris au piège que je me suis moi-même tendu, mais mon corps ne se décide pas à mourir. Alors, je me résous à le faire pour lui. Ce choix ultime, au moins, me reviendra. À quoi bon faire traîner les choses ? Si la créature m’a menti, j’aurai été le plus grand des imbéciles, comme ce fut le cas durant les vingt-sept dernières années de mon existence. Le garçon à qui l’on ment. Continuellement.

Si elle m’a dit la vérité, alors ces mensonges resteront derrière moi en surface, et je les abandonnerai sans haine. J’embrasserai la vie avec toute la valeur et le respect qu’elle mérite, pour une fois. Toutes ces choses que j’ai été incapable de voir jusqu’à présent… Il m’aura fallu y renoncer pour apprendre à les apprécier. Je ne veux pas mourir. Cette pensée éclate dans mon esprit tandis que j’ouvre la bouche en grand pour respirer l’eau, répondre à l’eau, à cet appel qui m’obsède depuis toujours. Le Pacifique envahit mes poumons, comme il l’a fait avec Adam, Mareve, avec tous ceux que j’ai aimés. Leurs visages m’apparaissent une fois de plus, déformés par les sensations de leur mort : l’agonie, le rejet instinctif, l’horreur qui nous pousse à inspirer, chercher l’oxygène, engloutir encore davantage de liquide alors que les dernières petites bulles d’air crèvent la surface, dispersent la vie…

Une aspiration violente m’entraîne soudain vers le fond de la cale. Je ne résiste pas. Mon corps tout entier se contracte pour expulser le fluide étranger de mes bronches, tandis que le courant m’emporte tel un jouet dans les profondeurs du navire. La douleur qui déchire mes poumons est indescriptible ; elle remonte le long de mon œsophage, jusqu’au creux de mon cou, trace dans mes chairs un sillon de chaleur incandescente.

Au sein du silence étouffé de l’eau, un brusque vacarme perce soudain mes tympans : le fracas d’une cascade qui s’abat sur une surface dure. Est-ce la dernière image que mon cerveau empoisonné au dioxyde de carbone a choisi de me montrer ? Je n’ai pas le temps de répondre à cette question. Mon esprit plonge dans des abysses insondables par intermittence, émerge pour mieux chuter à nouveau, court-circuite la moindre de mes terminaisons nerveuses. Je n’ai plus le contrôle de mon corps. Lorsque le courant me propulse au sol comme un vulgaire sac de viande, je n’ai plus suffisamment de conscience pour amortir le choc. La douleur n’en est qu’une parmi tant d’autres.

J’ai la vague intuition que quelque chose s’agite autour de moi : il y a encore de la lumière, ici ; il fait moins froid, et une étreinte me saisit pour me retourner sur le dos.

Je n’arrive pas à ouvrir les yeux. La lueur m’apparaît comme une tache ronde à travers mes paupières, qui diminue à mesure que les secondes s’écoulent. Une évidence me frappe tout à coup : il y a de l’air ! Mais mes alvéoles sont déjà remplies d’eau. Elles n’ont pas l’énergie de la recracher pour lui substituer ce gaz qui pourrait me sauver…

L’étreinte inconnue s’acharne pourtant sur moi. Une pression forte, régulière, juste au milieu de ma poitrine, qui broie ma carcasse inondée comme une éponge que l’on tenterait d’essorer. Des lèvres se posent sur les miennes. Je songe à Ophélie, et la tristesse me mord le cœur. Elle me rend un semblant de conscience. J’entends des halètements, une respiration sourde et paniquée, et le timbre grave d’un homme qui ponctue ses mouvements :

— Allez, Sam, articule la voix de Henri Luzarche. Je ne te laisserai pas mourir ici. Tu m’as déjà causé suffisamment d’emmerdes, petit enfoiré. 

J’aimerais réagir. Lui dire d’arrêter, ou de continuer, je ne sais pas encore. Ses gestes me torturent, mais chaque éclair de douleur me rend un peu de ma lucidité. Au final, la chorégraphie de Luzarche se fait plus rapprochée et plus intense : au moins une de mes côtes doit céder sous l’impact. C’est cette fracture qui me ramène véritablement à moi. Je me redresse d’un seul coup, éjecte un torrent d’eau glacée qui m’étouffe sans me laisser reprendre mon souffle.

Luzarche m’agrippe aussitôt ; il m’aide à m’agenouiller et me donne de grandes tapes dans le dos pour expulser les dernières gouttes :

— Ça va aller, respire. Ça va aller.

Je voudrais l’insulter, lui crier d’arrêter de me frapper, hurler la douleur qui cisaille mon flanc droit, mais tout cela se perd dans un râle pathétique. Enfin, l’oxygène trouve le chemin de mes poumons. Il s’insinue en moi et frotte contre mes alvéoles irritées comme du sel sur une plaie à vif. J’ai déjà vécu ces sensations. C’était celles de la créature, lorsqu’elle a émergé de sa chrysalide…

Je tousse encore vingt bonnes secondes, secoué de soubresauts, soutenu par le bras de Luzarche qui m’empêche de m’écrouler face contre terre.

— Tu me paieras ça au centuple, sale petit imbécile, commente-t-il tandis qu’il prend mes constantes.

La tête me tourne. Alors que l’inconscience me réclame à nouveau, je me raccroche à la chemise de Luzarche, qui me gratifie d’une paire de gifles. Je le soupçonne de se venger pour celles que je lui ai données juste avant de l’abandonner :

— Qu’est-ce que… tu fais… encore là ? je parviens à coasser malgré mes cordes vocales écorchées.

— Tu te crois têtu, mais tu devrais savoir que je le suis davantage.

Il se relève et m’attrape sous les aisselles, en dépit de mes protestations, pour me remettre sur mes jambes :

— Nous devons partir d’ici au plus vite. Ce bateau prend l’eau comme une passoire, il faut en sortir.

— Comment est-ce que tu as…

— Sam. Ferme-la maintenant.

Luzarche enroule mon bras autour de ses épaules et me saisit par la taille. Dans cette position, il soutient la plus grande partie de mon poids, et je remarque soudain les taches de sang qui maculent sa manche droite :

— Tu es blessé…

— J’ai cassé le hublot pour déverrouiller la porte. Ce sont quelques entailles à cause du verre, c’est tout. J’ai dû passer ma main à l’intérieur. Vu que tu étais trop stupide pour ouvrir toi-même…

Luzarche me traîne à sa suite, un pas après l’autre, tirant sur mes os brisés comme si cela risquait de me faire avancer plus vite.

Je peine à remettre mes idées en place. Mes poumons m’élancent à chaque inspiration, sans parler de mes côtes qui me donnent l’impression d’avoir une pointe en silex chauffée à blanc coincée en travers de la poitrine. Je marche parce qu’il le faut, mais mes jambes tremblent sous mon poids comme celles d’un nouveau-né. Ou celles de la créature…

— L’équipage…, je balbutie. 

— J’ai sonné l’alerte. Pour autant que je le sache, Louis a dû affaler les canots depuis longtemps. Tu n’as plus qu’à prier pour eux à présent.

Il dit cela sans sa dose de reproches habituelle. Il se contente de répondre à mes questions pour mieux me convaincre de continuer. Autour de nous, le Résolu est méconnaissable : couché sur le flanc, la paroi tribord a pris la place du sol, et nous sommes contraints d’enjamber les gueules béantes des cabines dont la porte s’est ouverte en grand sur du vide. Le visage d’Ophélie me percute soudain telle une balle, et je manque de m’effondrer net :

— Ophélie…

— Mes hommes ont dû la libérer quand l’alarme s’est déclenchée.

— Tu en es sûr ?

— Ils ne l’auraient pas laissée pour morte.

— S’ils sont comme toi, il n’y a aucun moyen de s’en assurer.

Luzarche me jette un bref coup d’œil, mais ne relève pas l’insulte. J’en regretterais presque mes paroles, si la panique ne menaçait pas de faire déborder mon estomac par ma gorge :

— Il faut qu’on soit certains, j’insiste. Je ne peux pas la laisser. Si elle meurt par ma faute, je ne me le pardonnerai jamais. Et tu sais très bien ce que je ferai si…

— C’est bon, c’est bon. Arrête d’essayer de te noyer toutes les trente secondes, ce n’est pas très productif.

Luzarche consent à s’immobiliser, inspire bruyamment, puis regarde autour de lui :

— Rappelle-moi où est sa cabine ? Je ne m’y retrouve plus avec tout ce bordel…

— Elle était à tribord, je réponds le plus vite possible.

— Alors, elle est déjà sous l’eau.

— Pas depuis très longtemps ! Il faut vérifier, allez ! Il y a un escalier qui remonte au bout de la coursive.

— Maintenant que le bateau s’est retourné, je sens que cette portion du trajet va être amusante…

Luzarche objecte pour la forme, mais il s’est déjà remis en marche. Je guette le moindre de ses mouvements pour m’assurer qu’il ne s’agit pas d’une ruse, et qu’il me conduit bien dans la direction d’Ophélie. Une partie de moi est stupéfiée par ce qu’il est en train de se passer. Jamais je n’aurais cru Luzarche capable de tels actes envers moi. Au détriment de sa vie, de ses recherches… Ça ne lui ressemble pas, mais peut-être ai-je eu tort à propos de lui aussi…

J’ai toutes les peines du monde à garder les idées claires tandis que la douleur en moi se fait plus profonde. Ce petit parcours du combattant en plein naufrage n’est pas du goût de mes côtes cassées. Et le souvenir de ma quasi-noyade est toujours là, repoussé dans un coin de mon esprit par l’adrénaline, mais prêt à resurgir à chaque instant…

Ai-je failli me noyer, ou non ? Au final, je n’ai même pas la réponse à cette question. J’ai approché la mort plus près qu’à n’importe quelle occasion dans ma vie, aujourd’hui. Mais je ne suis pas mort. Alors, la créature m’a-t-elle menti ? 

Je l’imagine nageant loin du Résolu, droit vers la fosse des Mariannes et sa liberté retrouvée, sans plus se soucier de nous. Quelle qu’ait été la solution, j’ai manqué mon opportunité de la connaître.

— Tu es sûr de vouloir aller par là ? me demande soudain Luzarche.

Je me force à ouvrir les yeux en grand. L’escalier se révèle devant nous, couché à l’horizontale, comme le reste du navire. De l’étage auquel il mène ne nous parviennent que des borborygmes aquatiques, signe qu’il y a encore de l’air dans les coursives, mais que celui-ci s’échappe rapidement. Il n’y a plus une seconde à perdre :

— Allons-y, j’acquiesce, déterminé.

Nous devons presque escalader les marches, pliés en deux pour nous soustraire à la gravité. Il y a quelque chose d’absurde dans ce monde à l’envers qui tangue au gré de l’océan. Il reflète l’ahurissement qui a frappé mon esprit. Plus rien n’a de sens. Nous tentons simplement de retrouver notre chemin au milieu de toute cette folie.

Parvenus à l’étage supérieur, l’eau nous arrive brusquement à mi-cuisse. Des frissons envahissent mes membres : mon immersion prolongée dans la cale et mes vêtements trempés ne me protègent pas contre ce nouveau choc thermique. Les îles Mariannes ont beau se dresser juste au niveau de l’équateur, nous sommes au large, au-dessus de la fosse des Mariannes, et la température de l’océan n’excède pas dix degrés.

Je serre malgré tout les dents avant que Luzarche n’utilise ma faiblesse contre moi :

— Allons-y, je répète.

Nous devons encore gravir deux escaliers et suivre un interminable entrelacs de couloirs pour atteindre le pont où se trouve la cabine d’Ophélie. L’eau monte inlassablement autour de nous ; elle emprisonne bientôt nos corps jusqu’à la taille. Le vacarme du navire en train de sombrer m’évoque le bouillonnement d’un chaudron infernal, ou le souffle glacé d’un géant millénaire enfoui sous la surface, et que l’on vient tout juste de réveiller… C’est moi qui ai causé tout cela.

Partout, des meubles disloqués, des portes enfoncées, des débris se dressent sur notre chemin. Je reconnais parfois les affaires personnelles de plusieurs membres de mon équipe qui flottent au gré des corridors qui se remplissent. Leurs noms et leurs visages défilent dans ma conscience, telle une litanie sentencieuse, et je n’ose songer à ce qu’il a pu leur arriver par ma faute. Luzarche et moi prenons le temps de jeter un œil à chaque cabine que nous dépassons ; du moins celles de la paroi gauche, qui nous surplombent, car les autres sont déjà sous l’eau. Aucun signe de vie, si ce n’est les nôtres. Notre respiration saccadée sonne presque comme un affront dans ce vaisseau entièrement voué à la mort. Si nous ne progressons pas rapidement, nous rejoindrons nous aussi ce silence glacé, dans les profondeurs des abysses.

Tout à coup, je reconnais l’écriteau qui marque le départ d’un nouveau couloir :

— C’est là ! je m’écrie avec une grimace de douleur.

En guise de réponse, le Résolu s’incline soudain dangereusement vers l’avant dans un feulement de tôle froissée. L’eau nous entraîne aussitôt Luzarche et moi, mais nous nous accrochons aux conduites de service qui longent la coursive. J’ai besoin de toute mon énergie pour ne pas me laisser emporter. Une pensée absurde me vient tout à coup pour Magellan, premier Européen à avoir jamais arpenté cet océan, et qui, n’y rencontrant qu’une mer calme et des vents cléments, le baptisa imprudemment le « Pacifique ». Aujourd’hui, tous les navigateurs dignes de ce nom savent que cette gigantesque étendue d’eau est la plus dangereuse au monde, et le soi-disant Pacifique est célèbre pour ses fureurs abominables… Il nous en offre une belle démonstration cette nuit.

— La proue nous entraîne vers le fond ! m’avertit Luzarche par-dessus le boucan. Il faut faire demi-tour !     

— Non ! Nous y sommes presque !

Je me penche vers l’angle du corridor et hurle de toutes mes forces, quitte à me déchiqueter la gorge :

— Ophélie !

Luzarche se joint à moi, à ma grande surprise, mais l’urgence de la situation supplante tout le reste :

— Ophélie ! crions-nous en chœur vers ce passage désespérément vide.

Aucune réponse.

— De quel côté est sa cabine ? me demande soudain Luzarche.

— À gauche.

— Alors, il y a peut-être encore une chance…

Tous deux, nous jetons un œil vers les battants qui s’ouvrent au-dessus de nos têtes. Presque tous ont cédé sous la force du basculement. Mais celui d’Ophélie devait être verrouillé.

— Bon, c’est quelle porte exactement ? enchaîne Luzarche, ses yeux fixés dans les miens.

— Il faut remonter tout le couloir, je réponds, incertain quant à ce qu’il propose.

Je n’ai pas encore l’habitude de me fier à lui…

— L’avant-dernière à gauche.

— Parfait. Tu vas m’attendre ici.

Luzarche m’attrape par le bras et nous éloigne, contre le courant, jusqu’à ce que nous soyons revenus à la cage du précédent escalier que nous avons gravi :

— Je reconnais l’endroit moi aussi : la sortie n’est plus qu’à quelques embranchements. Il y a une dernière volée de marches à grimper : est-ce que ça ira ?

— Il est hors de question que je reste ici : je viens avec toi !

— Ne sois pas ridicule ! Pas dans l’état où tu es.

— Et comment est-ce que je peux être sûr que tu vas vraiment aller vérifier ? Hein ? Que tu ne vas pas juste tourner en rond sur place et l’abandonner à son sort ?

— Nous ne savons même pas si elle est toujours là-bas !

— Non, mais il faut aller voir !

Luzarche soupire d’impatience :

— Sam. Si je voulais te forcer à me suivre jusqu’à la surface, ce serait déjà fait. Tu ne pourrais pas vraiment protester dans l’état où tu es, admets-le. Alors, je te demande de me faire confiance, je t’en prie ! Tu n’as aucun motif de le faire, je le sais, mais tu n’as pas le choix. Inutile de risquer nos deux vies en allant plonger là-dedans, surtout que tu ne serais qu’un boulet qui nous ralentirait.

Je suis forcé d’admettre qu’il a raison… Même si cela me dévore d’impuissance :

— Je vais aller voir, je te le promets, renchérit Luzarche, qui pressent sa victoire. Mais toi aussi tu dois me promettre quelque chose.

J’affronte son regard, déjà conscient de ce qu’il va me demander :

— Si je ne suis pas revenu dans cinq minutes, je veux que tu prennes le chemin de la sortie et que tu quittes ce bateau. Est-ce que tu m’as bien compris ?

— Non.

Ma réponse lui fait l’effet d’un coup de poing :

— Sam, au rythme auquel le Résolu coule, nous n’avons plus que dix minutes, quinze tout au plus, avant que tout ne soit…

— Je sais. Raison de plus pour te dépêcher.

Ses yeux fouillent les miens, à la recherche du mensonge, mais il devra se contenter de cette demi-promesse :

— Très bien, capitule-t-il. Attends-moi ici.

Je voudrais lui répondre, mais il s’élance tête la première dans le corridor. Je le perds de vue rapidement. Tout me rappelle à quel point le Résolu est immense : de là où je suis et dans l’obscurité intermittente des diodes de secours, je ne peux pas apercevoir le bout du couloir. À moins que ce ne soit le niveau de l’eau qui me le dissimule déjà…

Le navire est en pente à présent. Nous coulons par l’avant, et rien ni personne ne pourra plus l’empêcher. Dans quelques minutes tout au plus, tous ces mois que nous avons passés en mer en quête de la créature et de ses semblables disparaîtront dans la fosse des Mariannes pour toujours. Si ce n’est pas ironique… Le vaisseau explorateur qui rejoint l’objet de ses recherches, lié à son histoire à jamais… Peut-être ceux qui nous succéderont à bord d’Hadès et Perséphone viendront-ils examiner notre épave, un jour. Par onze mille mètres de fond.

J’entame un compte à rebours funeste dans ma tête. Dix secondes, vingt, trente… Mes tremblements s’accentuent avec l’immobilité et le stress. Même si je voulais regagner la surface, je ne suis pas certain que j’arriverais à lâcher la rambarde de l’escalier à laquelle Luzarche m’a agrippé. Le froid me paralyse lentement, aussi sûrement qu’un poison :

— Papa ! j’appelle de toutes mes forces, par réflexe, sans m’arrêter à ce que signifie ce mot. 

Pas de réponse. Le visage de Luzarche envahit mon esprit, et avec lui, les dernières paroles qu’il m’a adressées : « Attends-moi ici »… Je pensais lui avoir dit adieu lorsque j’ai refermé la porte de la cale sur moi, tout à l’heure. Je pensais que nous avions échangé tout ce qu’il nous restait à nous dire dans cette vie. Mais il faut croire que la vie regorge de surprises…

Une minute passe, puis deux, puis trois. L’attente est insoutenable. J’ai toujours détesté demeurer inactif : l’habitude me commanderait plutôt de plonger sans hésiter. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, la brûlure du Pacifique exsude encore au creux de ma poitrine, et avec elle, toute la peur que j’ai éprouvée… J’ignore si je serais à nouveau capable de supporter cette angoisse. Retenir l’air dans mes poumons, subir la pression du manque, laisser l’océan pénétrer mon corps…

Le traumatisme me rattrape et fait glisser mes mains sur la rambarde de métal, quand soudain, un bruit d’éclaboussure résonne juste derrière moi, en direction des escaliers. Les lumières clignotent au rythme de la tempête, mais je n’ai plus le moindre doute : une silhouette se dirige vers moi.

— Ophélie ? je m’exclame, incertain. Papa ?

Mais la démarche est celle d’une femme, et ce n’est pas Ophélie. Elle se rapproche encore un peu, puis s’immobilise à la lueur d’une diode, trop loin de moi pour que je puisse la rejoindre, mais juste assez pour que je la reconnaisse. C’est la créature.

Nue, elle se dresse debout au beau milieu du couloir renversé, ses chairs pâles animées du reflet des lampes, l’eau ruisselant sur son crâne presque chauve. À l’endroit où elle se tient, le corridor est immergé aux trois quarts. Il est évident qu’elle évoluait sous la surface, et qu’elle n’a émergé que pour moi.

— Mon père et Ophélie sont là-bas ! je lui crie, le doigt tendu vers l’angle de la coursive. Est-ce que tu peux aller les chercher ?

Elle incline la tête et me dévisage, comme si le sens de mes mots lui échappait. Mais je les ai également hurlés en esprit, si fort qu’elle n’a pu les ignorer :

« S’ils ne sont pas morts, ils le seront bientôt », répond-elle très lentement.

— Non ! Tu peux aller les chercher ! Je sais que tu le peux !

« Pourquoi le ferais-je ? »

Le contact de sa conscience au creux de la mienne me vide de mes dernières forces. Il fait naître sur ma peau des frissons d’effroi qui n’ont rien à voir avec la température de l’eau :

« Ton père est un danger pour mon espèce », poursuit-elle. « Il le restera tant qu’il sera en vie. »

— Ophélie a tout sacrifié pour te sauver !

« Elle connaissait le prix à payer. Elle l’a accepté. »

La créature tend soudain la main vers moi. Je devine l’invitation de sa paume aux longs doigts effilés, à l’autre bout du couloir :

« Viens avec moi, Nasca », susurre sa voix.

Je suis perdu. Jamais la réponse n’aura été aussi claire et directe dans mon esprit. Et pour la première fois de ma vie, la décision l’est également. Le traumatisme de la cale rôde encore dans mon corps meurtri. Le vide que j’y ai découvert, et le formidable désir de vivre qui en a résulté :

— Je ne peux pas laisser mon père et Ophélie, j’articule sans parvenir à empêcher ma voix de se briser. Je suis désolé.

Pourquoi suis-je désolé, exactement ? Pour ne pas avoir le courage de rejoindre mon rêve ? Pour avoir perdu cette confiance absolue que j’aurais voulu placer en elle ? Pour renoncer à la beauté de tout ce qu’elle représente ?

La créature baisse la main lentement. Son regard est indéchiffrable à mes yeux, et je songe à toutes les menaces de mon père, à la possibilité qu’elle soit venue dans ce couloir pour me tuer, pour effacer la dernière preuve vivante de son existence…

« L’océan t’attendra toujours, Nasca », murmure-t-elle en pensées.

Et elle s’enfonce dans l’onde obscure, disparaissant définitivement de mon champ de vision, sans me laisser prononcer le moindre mot. Mon cœur se brise à la seconde où elle s’évanouit. Son esprit se sépare du mien pour m’abandonner seul avec moi-même, bien trop conscient de son absence, déserté à tout jamais par ce peuple de l’eau que j’avais tant rêvé de rejoindre. Un long moment, le pire remords de ma vie entière pulse dans mes pensées : « Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? ». Je reste là, à fixer l’endroit où elle a disparu tandis que le Résolu se remplit de toutes parts, dans l’attente qu’elle revienne alors que je sais très bien qu’elle ne le fera pas. Après l’abandon de Mareve et d’Adam, ce reniement ultime ouvre ma poitrine en deux et y dévaste tout. Car j’ai dit adieu à une chose si pure… J’ai renoncé à l’inexprimable, à ce qu’aucun humain avant moi n’avait jamais entrevu, et la punition divine s’abat aussitôt sur moi pour me foudroyer. La créature emporte avec elle une petite partie de mon cœur, de mon âme, un fragment de plus qui s’en va rejoindre la fosse des Mariannes et m’y appeler, me torturer jusqu’à la fin des temps.

Il me faut de longues secondes pour sortir enfin de l’accablement qui s’est jeté sur moi, et réaliser que l’eau m’arrive désormais jusqu’au cou. Combien de minutes se sont écoulées ? Catastrophé, je m’élance à l’entrée du couloir, nageant et toussant à moitié, me raccrochant à toutes les conduites à portée :

— Ophélie ! je hurle dans le corridor à nouveau plongé dans le noir. Papa !

Le silence qui me revient m’est insupportable : alors, sans réfléchir, je m’immerge dans la coursive et progresse dans l’obscurité totale.

Je chasse tous les souvenirs que cette situation me rappelle en mémoire. L’heure n’est plus aux fantômes, aux démons et aux pulsions mortifères : ce n’est plus ma vie qui est en jeu aujourd’hui, et cela pousse mes muscles éreintés à tirer sur mes os en miettes pour nager plus vite. Rapidement cependant, je suis forcé de m’arrêter. Le Résolu a piqué du nez dans le Pacifique, et toute la partie avant du vaisseau s’enfonce désormais sous le niveau de l’eau. La moitié du passage est d’ores et déjà submergée. Pour avancer, il me faudra plonger, plonger vraiment, et retenir mon souffle alors que chaque mouvement m’éloignera un peu plus de la surface…

« Reviens-moi », supplie la voix d’Ophélie.

Je dois le faire pour elle. Si elle meurt par ma faute, je ne pourrai jamais me le pardonner. Sans plus réfléchir aux conséquences, à la douleur et à l’épuisement, j’inspire à fond et je m’élance. Mes côtes cassées me terrassent sur place, comme si l’on venait de planter au beau milieu de ma poitrine une lance de métal ardent pour expulser tout l’air de mes poumons d’un seul coup, là, tout de suite. Je scelle mes lèvres et tiens bon. Je dois tenir, absolument. Je dois tenir jusqu’au bout du couloir.

Un crawl serait trop douloureux compte tenu de mon état, aussi je me rabats sur une brasse rapide, toute mon énergie jetée dans la propulsion de mes bras et de mes jambes. Il fait noir dans ce corridor envahi par l’océan. Par intermittence, quelques lampes éclatent à côté de moi, ce qui me fournit la lumière dont j’ai besoin pour me repérer. Déjà, ma résistance s’amenuise. Aucun apnéiste professionnel n’a jamais eu à subir l’épreuve que je m’inflige aujourd’hui : replonger, pour une durée indéterminée, juste après avoir manqué la noyade… Mes alvéoles me brûlent comme si elles étaient sur le point d’exploser dans ma cage thoracique.

Un nouvel éclair ; une nouvelle ampoule qui meurt ; quand soudain, je distingue Luzarche, à dix mètres de moi. Il s’est arrêté devant l’avant-dernière porte, fermée au-dessus de sa tête, et il tire de toutes ses forces sur la poignée pour la faire céder.

Il m’aperçoit, et nous comprenons l’un comme l’autre la situation : je suis venu malgré son interdiction, et lui a besoin de mon aide pour briser ce verrou. Fort heureusement, l’eau me dispense de ses remontrances…

D’un battement de jambes, je joins aussitôt mes efforts aux siens pour agripper le bouton du placard qui tient lieu de cabine à Ophélie. Le panneau est fin, déjà fissuré par le naufrage, ou par les assauts de Luzarche. Il ne devrait plus résister très longtemps. Je sens soudain un choc sourd s’abattre sur la cloison, puis recommencer, encore et encore, et je comprends d’un seul coup ce que cela signifie : quelqu’un d’autre derrière ce battant tente également d’ouvrir la porte. Ophélie est en vie, bloquée juste là par ce panneau de bois, et elle projette toute la force de ses cinquante-cinq kilos pour abolir cette barrière absurde qui se dresse entre sa survie et sa mort…

Le cœur en furie, je redouble d’acharnement, mes deux jambes appuyées sur la paroi pour augmenter la pression, quitte à y laisser tout mon oxygène…

Un nouveau choc ébranle la porte, qui s’ouvre brusquement en grand : une masse indistincte tombe à l’eau dans un torrent de bulles enfiévrées. Ophélie. Je la rattrape aussitôt et nous nous engouffrons dans l’encadrement enfin libre. Il nous faut escalader le chambranle pour remonter dans la cabine et prendre une profonde, délicieuse inspiration.

Luzarche nous suit, le souffle rauque, secoué d’une toux sèche qui le fait déraper sur le bois humide. Ophélie et moi nous y mettons à deux pour le hisser à l’intérieur du placard. Alors, la jeune femme me tombe dans les bras, parcourue de sanglots :

— Sam ! s’écrie-t-elle, totalement bouleversée. Oh, Sam ! Ils m’ont laissée ici ! Ils m’ont abandonnée !

Je la serre très fort contre moi, rattrapé par l’horreur qu’elle a dû subir, seule enfermée dans cette cabine sens dessus dessous, avec le bruit de l’eau qui monte lentement…

— Nous n’allons pas t’abandonner, je lui assure d’une caresse sur ses cheveux trempés. Nous sommes revenus pour toi. Je ne vais pas t’abandonner, je te le promets.

Ces paroles vont plus loin que ce que nous sommes en train de vivre. Je le réalise à l’instant même où je les prononce. J’ai risqué ma vie pour Ophélie aujourd’hui. J’ai renoncé à tout pour elle, et je le ferais à nouveau si je devais choisir. Désormais, le sens de ma vie est lié à la sienne.

— Sam, intervient Luzarche, qui peine à reprendre sa respiration. Il faut faire vite.

Ophélie nous dévisage tour à tour entre ses larmes, incertaine de comprendre la situation, mais ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour nous expliquer :

— Combien de temps avant qu’il n’y ait plus d’air dans cette cabine ? je demande à Luzarche.

L’eau nous arrive déjà aux genoux. Elle monte à gros bouillons par la porte désormais grande ouverte :

— Deux minutes, pas plus, me répond Luzarche dans l’urgence. Il faut repartir tout de suite.

— Quel est le chemin le plus rapide pour rejoindre la surface ?

Luzarche se frotte les yeux, sourcils froncés. Les derniers événements l’ont visiblement éprouvé lui aussi, et il peine à se concentrer :

— Le Résolu est couché sur tribord, et il coule par l’avant, énonce-t-il finalement. Ce qui signifie que toutes les sorties sont déjà sous l’eau. La paroi bâbord doit encore être émergée, mais il n’y a pas d’issue par là, donc inutile d’essayer de remonter : nous finirions bloqués contre la coque. Il faut progresser horizontalement, vers les étages du navire. Prendre notre mal en patience jusqu’à ce que nous ayons regagné le pont supérieur.

— Quelle distance ? Combien de temps ?

Luzarche plisse les paupières, plongé dans la visualisation de ce dédale qui a été son empire sur les océans de ce monde pendant près de vingt ans. Au fur et à mesure que les secondes s’écoulent, ses traits se ferment, jusqu’à ce jugement fatidique :

— Il faut descendre cette coursive en sens inverse et prendre à gauche vers le couloir de l’équipage. Ensuite, tourner à droite, puis à gauche à l’escalier : il y aura un long corridor. Les marches vers le pont supérieur se trouvent tout au bout.  

J’écarquille les yeux, d’emblée perdu par ces directives, et je comprends instinctivement ce que Luzarche n’ose pas dire :

— Combien de temps ? j’insiste.

— En nageant vite… Cinq minutes, au moins.

— Mais le couloir est déjà sous l’eau !

— Je le sais. Mais c’est la sortie la plus proche. Nous n’avons pas le choix. 

Contre moi, Ophélie blêmit. Nous comprenons tous ce que ce constat signifie, sans avoir besoin de le dire. Il est peut-être déjà trop tard pour nous.

— Je ne pourrai pas retenir ma respiration pendant cinq minutes, Sam ! s’exclame Ophélie, morte de panique.

— Non, mais Sam, oui, répond Luzarche à ma place. Il pourra vous emmener.

— Je ne pourrai pas vous emmener tous les deux ! je proteste, désemparé. Pas dans cet état. Je ne sais même pas si j’y arriverai moi-même…

— Il le faudra.

Appuyé sur une armoire renversée, Luzarche se redresse, à demi englouti :

— Écoute, me dit-il d’une pression sur l’épaule. Je peux peut-être le faire. J’ai pratiqué l’apnée dans ma jeunesse, comme toi. Ça remonte à loin, mais j’en suis peut-être encore capable. 

— Tu es sûr ?

— Non.

Luzarche esquisse un sourire, un simple sourire franc qui me trouble :

— Mais nous n’avons pas d’autre solution, pas vrai ?

Il se tourne alors vers Ophélie :

— Cette eau est très froide, mademoiselle Lastolat, la prévient-il. Elle vous préservera. Tenez le plus longtemps possible, nagez le plus vite possible, et lorsque vous n’en pourrez plus, essayez de ne pas paniquer. Je ne vais pas vous mentir : ça fera mal, et ce sera terrible. Mais vous resterez immergée quelques minutes, pas plus. Dans une eau froide comme celle-ci, votre cerveau ne souffrira pas. Nous pourrons vous réanimer dès que nous aurons rejoint la surface.

Ophélie se met à trembler de tous ses membres, mais elle acquiesce malgré tout. De nouvelles larmes naissent au coin de ses yeux. Elle doit se préparer à se noyer, à mourir, et j’ignore totalement quoi lui dire. Il y a quelques instants à peine, c’était moi qui étais à sa place…

Je prends son visage entre mes mains en coupe :

— Je vais te ramener, je lui murmure, mes lèvres tout près des siennes. Je te le promets.

Elle serre mes poignets :

— J’ai confiance en toi, Sam.

Je balaye la pièce du regard :

— Il nous faut quelque chose pour nous accrocher les uns aux autres. Pour que l’on ne se perde pas.

— Et si nous devenons un poids mort pour toi ?

— Quelque chose qui se détache facilement, alors. Mais je n’ai pas l’intention d’abandonner qui que ce soit derrière moi.

Je défie Luzarche du regard, mais il n’objecte rien. Ophélie se dégage de mon étreinte pour ouvrir l’un des tiroirs de l’armoire renversée :

— C’était un local de service, ici, balbutie-t-elle, les mains toujours agitées de tremblements frénétiques. Il reste plein de matériel dans ces casiers. Je crois bien avoir vu un ou deux rouleaux de cordelette…

Elle exhume une bobine blanche, pas plus épaisse qu’un doigt :

— Ça fera l’affaire ? me demande-t-elle.

Je remarque tous les efforts qu’elle déploie pour ne pas se laisser envahir par la peur, et mon cœur se serre d’amour et de désespoir mêlés. Au moins, si nous mourons, nous mourrons ensemble…

« L’océan t’attendra toujours, Nasca. »

Je chasse la créature de mon esprit, mais elle y revient aussitôt :

— J’ai vu la créature, j’annonce à Luzarche, qui enfile déjà la cordelette autour de son torse. Je lui ai demandé son aide pour vous sauver, mais elle a refusé. J’ignore si…

Luzarche ricane :

— Qu’elle essaye un peu de me noyer, qu’on s’amuse. De toute façon, ce n’est pas comme cela que ces créatures opèrent. Elles préfèrent entrer dans ta tête.

Il se tapote la tempe en disant cela, et me désigne du menton :

— Fais bien attention à toi là-dessous. Ne te laisse pas distraire. Avance, quoi qu’il arrive. Sors de ce navire en vie.

J’acquiesce, rattrapé par la solennité de ces paroles. Pour la troisième fois en une nuit, Henri Luzarche et moi devons nous dire adieu. À chaque reprise, ces adieux adoptent une saveur différente pour moi… Je ne sais plus quoi penser de l’homme que j’ai sous les yeux. Quelques revirements de dernière minute ne suffisent pas à racheter les erreurs de toute une vie. Et pourtant, à l’heure où le danger nous oppresse de toutes parts, et où chaque seconde voit nos chances de survie s’amincir, je ne veux pas qu’il meure.

L’urgence de la situation me contraint à agir, quoi qu’il en coûte. L’eau nous arrive déjà à la poitrine. J’enroule la cordelette autour de la taille d’Ophélie, puis de la mienne :

— Prête ? je lui demande, alors que personne ne pourrait jamais être prêt dans une telle situation.

— Prête, répond-elle simplement.

— Tu as mémorisé le chemin ? vérifie Luzarche.

— Oui. À gauche vers le couloir de l’équipage, puis à droite, à gauche à l’escalier, et un long corridor. La sortie est tout au bout.

— Passe devant.

Je me positionne en équilibre au-dessus de la porte grande ouverte. L’eau m’engloutit jusqu’au cou et me rapproche dangereusement du plafond. Je jette un regard qui se veut rassurant à Ophélie :

— On se retrouve de l’autre côté.

Elle acquiesce avec un demi-sanglot.

— Prends une grande inspiration.

J’obéis à ma propre injonction. Je fais le vide, rappelle en moi le calme de l’apnéiste qui m’a permis de gagner toutes ces compétitions dans le passé. Je ne songe plus à l’origine génétique de ce don, aux conséquences qui m’attendent, à la vie de mes compagnons suspendue à la mienne. J’inspire lentement, profondément, et je plonge tête la première.

Je sens Ophélie s’immerger aussitôt derrière moi, de même que Luzarche. Nous sommes de retour dans le couloir. Cette fois, il n’y a plus de lumière, mais ça n’a pas d’importance : je remonte tout droit en sens inverse, guidé par la paroi. J’égraine malgré moi les secondes dans mon esprit : cinq, dix, quinze…

Une personne moyenne peut retenir sa respiration une minute sous l’eau. Un peu plus si elle force vraiment. Mais soumis à l’effort et à la panique, tout change. Chaque seconde est précieuse, et plus difficile à endurer que la précédente. Pour l’instant, les petits mouvements de la cordelette autour de ma taille m’indiquent qu’Ophélie nage librement, et que Luzarche doit sans doute faire de même, puisque son poids n’entrave pas la jeune femme. J’élimine toutes ces données parasites lorsque mes doigts tendus devant moi rencontrent la rambarde de l’escalier.

J’utilise aussitôt cet appui pour me propulser vers la gauche, le plus fort possible, et entraîner mes compagnons à ma suite. Toute cette partie du navire que Luzarche et moi avons traversée à peine quelques minutes plus tôt est désormais totalement engloutie. Quelques diodes subsistent encore, cependant : elles me montrent le chemin jusqu’au couloir de l’équipage, signalé par des lettres en relief au-dessus de l’entrée du passage.

Je poursuis sans m’arrêter. Le compte à rebours arrive à quarante dans mon esprit. Je dépasse l’endroit où j’ai aperçu la créature pour la dernière fois et remonte la coursive le plus vite possible, malgré mon torse blessé, canalisant la douleur pour la transformer en énergie, en colère, en rage de vivre, tout ce qui pourrait me permettre de nous sortir tous les trois d’ici.

La pression augmente contre mes tympans à mesure que je progresse. Il y a quelque chose de contre-intuitif à se diriger ainsi vers les profondeurs, plutôt que vers la surface : mon oreille interne perçoit le monde extérieur au-dessus de nos têtes et voudrait m’y conduire, mais je sais d’avance que seule la mort nous y attendrait. Non, nous devons lutter contre nos instincts, rester méthodiques. Nous progressons vers l’avant du navire, qui s’enfonce lentement dans l’océan, et gravissons les niveaux un par un jusqu’à rejoindre le pont supérieur, où nous serons libérés de la carcasse du Résolu. Notre submersion totale a au moins un avantage : délivrés de la gravité, nous évoluons sans mal dans le vaisseau renversé, capables de retrouver la notion du haut et du bas tandis que nous atteignons le bout du corridor.  

Des soubresauts commencent à agiter la cordelette derrière moi. Je me retourne, pour apercevoir à la lueur vacillante des diodes la paume d’Ophélie tendue vers moi, suppliante, l’autre main portée à son nez et à sa bouche pour s’empêcher de respirer cette eau qui finira par la tuer.

Je saisis ses doigts pour l’attirer contre moi et reprends ma course sans m’arrêter. Ophélie est un poids de cinquante-cinq kilos à traîner, un poids qui immobilise mon bras droit pour la garder plaquée contre moi, un poids qui affûte mes côtes brisées les unes contre les autres, mais je n’y réfléchis pas. Nous progressons plus lentement par la force des choses, jusqu’à tourner à droite puis à gauche, en vue de ce fameux escalier qui marque notre dernier repère vers la liberté.

Toutes les lumières s’éteignent d’un seul coup. J’ai à peine pu apercevoir le long corridor dont m’a parlé Luzarche, avec cette seconde volée de marches ouvertes sur le pont. Contre moi, le corps d’Ophélie se contracte en tous sens tandis qu’elle avale l’eau à grandes goulées, dans un torrent de bulles d’air et de hurlements silencieux. Je ne peux rien faire pour elle, si ce n’est progresser le plus vite possible. Pas le temps de lui presser la main pour la rassurer, pas le temps de la regarder mourir : je tire sur mes jambes, encore et encore, ignorant la brûlure du dioxyde de carbone dans mes propres poumons pour remonter jusqu’au bout de ce putain de couloir.

Derrière nous, Luzarche a l’air de suivre, car je ne sens toujours pas son poids : c’est au moins cela. Je n’aurais pas pu supporter sa charge en plus de celle d’Ophélie. Nous évoluons déjà si lentement, chaque brasse plus laborieuse que la précédente, en lutte pour gagner des centimètres contre le courant ascendant…

Le compte à rebours s’est arrêté à quatre minutes dans mon esprit. Mais il y a un moment que j’ai arrêté de compter. À mesure que j’avance, une lueur se distingue peu à peu dans le noir. Mes pupilles s’ajustent à l’obscurité ambiante et sont désormais capables de discerner cette aura, à quelques dizaines de mètres devant nous, droit sur notre objectif… Ce pourrait être la lumière du jour ! Quelle heure est-il à présent ? Combien de temps s’est-il écoulé, depuis le début de cette nuit folle ? Une heure, deux ? L’aube se lève sur le Pacifique, et c’est bel et bien l’éclat du soleil que j’aperçois là-bas, dans la cage d’escalier, tout au bout du couloir ! À moins que ce ne soit les derniers soubresauts de mon cerveau moribond qui m’offrent ce que je désire voir…

Je ne prends pas le risque de trancher la question : mon esprit tout entier focalisé sur cette lueur, je redouble d’allure, le corps d’Ophélie pressé contre moi ; je me raccroche à la chaleur de sa peau sur la mienne dans ce froid omniprésent, alors que je combats la mort imminente de toutes mes forces…

Mes doigts agrippent la rambarde de l’escalier métallique, et j’éprouve un soulagement si intense que j’en relâcherais presque mon souffle. Ophélie a totalement cessé de bouger à présent. J’essaye tant bien que mal de ne pas trop m’en inquiéter et je me retourne vers Luzarche.

Seul le vide me fait face. Derrière moi, il n’y a que les ténèbres du corridor. La cordelette attachée à la taille d’Ophélie flotte librement au gré du courant, dénouée de tout fardeau. Non. Ce n’est pas possible…

La panique revient : le tambour bat haut et fort dans ma poitrine, fracasse mes côtes à chaque pulsation, épuise mes réserves d’adrénaline qui explosent tout au fond de mon ventre. J’ai beau scruter désespérément l’espace derrière moi, le couloir se perd dans le noir absolu, et Luzarche n’en émerge pas. Depuis quand n’est-il plus à notre suite ?

J’attire le fil jusqu’à moi. Ma vision devient floue à cause du manque d’oxygène, et j’ai de plus en plus de mal à prendre une décision rapidement, à comprendre ce que j’ai sous les yeux…

Je recueille l’extrémité de la cordelette dans ma paume. Elle n’a pas été entaillée. Luzarche a dû la détacher de lui-même, quand il a senti qu’il ne parviendrait plus à nous suivre. Mon cœur se serre douloureusement lorsque je découvre le petit nœud qu’il a été capable d’y tresser, dans ses derniers instants de lucidité. Un simple nœud de marin, dans lequel il a passé un objet.

Je fourre le tout dans la poche de mon jean et me force à reprendre mes esprits. Luzarche était encore avec moi dans le couloir de l’équipage : je me souviens l’y avoir vu à l’entrée. Où qu’il soit, il n’est forcément qu’à quelques mètres derrière nous, une broutille pour moi, je pourrais le faire, je pourrais y retourner…

Mais tous les signes vitaux de mon corps crient le contraire. Les terribles sensations de la cale s’insinuent déjà de nouveau en moi, pour la deuxième fois en moins d’une heure : le manque d’air, l’oppression affreuse, l’impuissance, le froid, et la douleur dans mes poumons qui implorent grâce…

Ophélie ne bouge plus. Depuis combien de temps s’est-elle immobilisée dans cette eau glaciale ? Combien de temps avant que l’absence d’oxygène ne rende les lésions dans son cerveau irrévocables, chaque seconde la précipitant un peu plus vers un précipice dont il sera de plus en plus difficile de l’en sortir ?

Les larmes me montent aux yeux devant ce choix impossible, des larmes brûlantes au cœur de cette onde gelée, qui voudraient hurler toute ma rage :

« LUZARCHE ! » s’exclame ma conscience. « Papa ! Tu n’as pas le droit d’abandonner, pas maintenant ! »

J’avale un peu d’eau malgré moi, suffisamment pour me mettre à tousser et perdre toutes les réserves d’air qu’il me restait. Je jette un regard désemparé vers le haut de la cage d’escalier. La surface m’apparaît tel un miroir ondoyant, transpercé par les rayons du soleil, qui s’éloigne un peu plus à chaque instant. Nous sombrons dans un abîme sans fond, dans la gueule d’un monstre à onze kilomètres sous nos pieds, et j’y précipite Ophélie avec moi…

Le choix est sans appel. Il ne se pose même pas. Les yeux fermés, je force mon esprit à accepter cette décision, à repousser la culpabilité à plus tard, très loin dans un recoin de mes pensées, dans un endroit où le mal ne pourra pas m’atteindre pour le moment.

Une image surgit soudain dans ma conscience embrumée, là, alors que tout semble perdu et que les griffes de la mort se referment lentement sur mon cœur. Une image très simple. Je vois ma mère debout sur un ponton de bois, au bord d’une plage, sous le soleil couchant. Je reconnais immédiatement les reliefs verdoyants de Tahiti. À première vue, je pourrais presque croire qu’il s’agit de l’un de mes propres souvenirs, puis j’aperçois Luzarche qui s’avance, enlace ma mère et contemple son visage sous la lueur majestueuse du crépuscule. La vision paraît presque irréelle tant tout y est sublimé : les couleurs, le parfum fleuri de l’atmosphère, la beauté sombre de ma mère… Luzarche pose ses lèvres sur les siennes et l’embrasse doucement. Un seul mot parvient à ma conscience :

« Mareve… »

Des sentiments qui ne sont pas les miens envahissent mon cœur. Je perçois soudain de l’acceptation, du recueillement, une sérénité sans failles, et le désir de me voir survivre, survivre quoi qu’il en coûte, en guise d’absolution… Tout est pour le mieux, maintenant.

Cette vision me bouleverse au-delà des mots. Elle me propulse vers le haut sans que je n’aie à faire d’effort, donne à mes membres l’impulsion qu’il me manquait pour surgir des escaliers, le corps d’Ophélie serré dans mes bras, jaillir sur le pont supérieur, et abandonner enfin le squelette torturé du Résolu qui s’enfonce sous nos pieds dans les profondeurs, vers une obscurité dont il n’émergera jamais plus.

Je bats des jambes vers la lumière, inlassablement. Le navire nous attire dans sa chute inéluctable, et chaque seconde semble voir notre salut s’éloigner pour rejoindre la fosse des Mariannes, mais je ne m’arrête pas ; je livre jusqu’à la dernière goutte de vie, d’énergie et de sueur qu’il me reste, et je perce enfin la surface de l’océan Pacifique sous un soleil éclatant.

Pour la deuxième fois en quelques minutes, l’air déchire mes poumons, apporte la souffrance et avec elle, la vie, la promesse de l’existence. Déjà, mes idées s’éclaircissent, mais j’ai toutes les peines du monde à me maintenir à flot : mes muscles n’ont plus rien à offrir, et le corps d’Ophélie pèse de plus en plus lourd contre mon torse. Je chasse les cheveux de mon visage pour regarder autour de moi : de toute évidence, la tempête s’est apaisée. Le jour se lève sur une magnifique embellie au plein cœur de la saison des moussons, et l’océan a retrouvé un calme digne d’un lac. Aucune trace de canots à l’horizon. Pour un peu, on pourrait presque croire que le Résolu, l’Achéron, et toutes les choses qui s’y sont déroulées, n’ont jamais eu lieu. Avalés par la fosse.

Seule la silhouette imposante de l’île Blackney se dresse au loin, à quelques kilomètres de nous. Beaucoup trop éloignée pour que je puisse la rejoindre, encore moins avec le corps inerte d’Ophélie dans les bras.

Un brusque désespoir s’abat sur moi tandis que je réalise que nous avons peut-être fourni tous ces efforts pour rien. Luzarche aura donné sa vie pour rien. Et tous les membres de nos deux équipages aussi.

Je raffermis mon étreinte autour d’Ophélie, fixe son visage angélique dans la lumière pure du petit matin, ainsi que Luzarche l’a fait dans son ultime pensée envers ma mère. Je songe de toutes mes forces :

« Je suis désolé. Je n’ai pas réussi à nous sauver. J’aurais dû t’aimer comme tu le méritais. »

Je la serre alors contre moi et je ferme les yeux, contenant mes pleurs, tandis que nous dérivons à la merci du courant, en équilibre au-dessus de la plus grande énigme du monde. Nous l’avons percée, mais à quel prix ? Cela valait-il la peine de le payer ? Au final, la fosse des Mariannes réclame toujours son dû.

Je songe à ma créature, libre dans ces ténèbres sans fond, délivrée de la menace de mon père et de ses recherches, et je clos mon esprit avec l’espoir d’avoir pris la bonne décision. Au bout du compte, je n’aurai jamais toutes les réponses. Mais je n’aurai pas à vivre avec.

— Chef ! Chef !

La voix de Louis perce soudain la brume dans laquelle j’ai sombré. Cela me paraît si absurde que l’espace d’une seconde, je tente de le repousser, de retourner à cet appel irrépressible qui m’entraîne vers le bas, dans les limbes de l’inconscience dont on ne remonte pas. Mais Louis insiste :

— Chef ! Réveillez-vous !

Une violente claque me fait l’effet d’un seau d’eau, puis m’étourdit presque aussitôt. J’ai eu le temps d’entrouvrir les yeux sur un ciel bleu azur, une végétation improbable, et le visage rond de Louis au-dessus de moi :

— Il est conscient ! s’écrie Louis. Sibylle, venez vite !

La doctoresse de l’Achéron se presse à mon chevet. Ses traits se découpent eux aussi dans mon champ de vision, au milieu des arbres si particuliers que l’on ne trouve que sur l’île Blackney, et je renonce à saisir la logique qui s’empare de mon mental agonisant. Suis-je mort ? Est-ce la destinée qui attend tous ceux qui s’échouent auprès de cette île ? Cela ne paraît pas être une si mauvaise perspective…

Mais je n’ai jamais cru en une vie après la mort, et cette seule idée suffit à redresser le scientifique en moi :

— Que se passe-t-il ? j’articule, avec la sensation d’avaler du sable à chaque syllabe.

— Restez couché, chef, ordonne Louis qui me plaque d’autorité sur le sol.

Un sol meuble, comme celui d’une plage…

— Les gardes-côtes vous ont repêché. Ils ont fait volte-face dès qu’ils ont reçu notre signal de détresse, et que la tempête s’est éloignée.

Ce sont ces mots qui me sortent véritablement de ma torpeur :

— Ophélie ! je m’exclame aussitôt. Ophélie était avec moi !

— Je sais, oui…

— Où est-elle ? Vous l’avez repêchée elle aussi ? Elle va bien ?

— Elle…

Incapable d’attendre la réponse, je me relève en sursaut, indifférent aux protestations de Louis et à celles, bien plus concrètes, de mes muscles et de mes côtes cassées. Je suis debout, bien en vie, sur le rivage de l’île Blackney. Autour de moi, les dindons pelucheux si chers à Ophélie se pavanent, insensibles à la présence de l’Homme. J’aperçois des débris du Résolu partout aux alentours, des canots de sauvetage, et les membres de l’équipage qui déambulent d’un air hébété, tous des visages familiers qui s’affairent sous la surveillance sévère des gardes-côtes.

L’espace d’une seconde me vient la pensée inepte que nous n’avons pas le droit d’être ici. Que même les gardes-côtes ont enfreint leur mission sacrée pour accoster et nous mettre à l’abri. Puis l’évidence reprend le dessus :

— Ophélie ! j’appelle à travers la foule.

Tous les visages se tournent vers moi. Je les observe tous, mais je n’aperçois nulle part ces traits en forme de cœur, ces boucles blondes, et la voix douce d’Ophélie pour me répondre…

Je reviens vers Louis avec désespoir :

— Où est-elle ? Dis-moi qu’elle va bien, je t’en prie…

— Je suis là, Sam.

J’en sursauterais presque. De soulagement, de joie, de bonheur intense, tout cela à la fois. Je pivote sur moi-même, et Ophélie se tient là devant moi, ses cheveux remplis de cristaux de sel ondulant sous le vent violent, un léger sourire sur ses lèvres très pâles. On lui a donné deux couvertures qu’elle a drapées par-dessus son poncho détrempé. Sa peau a toujours la blancheur maladive d’une porcelaine, et la fatigue pèse sur ses traits, mais elle est là, debout, vivante, magnifiquement vivante.

Je ne la laisse pas prononcer un seul mot ; je me précipite sur elle et la serre dans mes bras, plus fort que tout ce que j’ai jamais étreint dans ma vie, aussi fort que la peur que j’ai eue de la perdre et l’amour que j’éprouve à la retrouver :

— Tu es vivante ! je m’écrie malgré moi, et j’embrasse ses joues, ses cheveux, sa bouche, chaque partie de son visage. Tu es vivante, tu es vivante !

Ophélie laisse échapper un petit rire qui me contamine. Nous restons longtemps enlacés ainsi, mes yeux dans les siens, sous le regard attendri et gêné de Louis, qui s’obstine à demeurer auprès de nous :

— Chef, finit-il par risquer au bout d’un moment. Nous n’avons pas de nouvelles de votre père.

Un grand frisson se glisse le long de ma colonne vertébrale. Je me retourne vers lui, conscient de son air grave, et je comprends par avance les mots qu’il s’apprête à m’adresser :

— Tout le reste de l’équipage est sain et sauf, grâce à son alerte… Mais aucune trace de lui.

Je hoche la tête. Les paroles m’échappent avec difficulté :

— Il est venu m’aider à secourir Ophélie, je réponds, la gorge nouée d’émotions. Il était juste derrière nous quand nous tentions de quitter le navire, mais… Il n’a pas réussi à aller jusqu’au bout. Et moi, je ne pouvais pas le porter…

Louis baisse les yeux. Il n’a pas besoin que j’en dise plus. Le Résolu a coulé avec son capitaine. Voilà sans doute une idée qui lui aurait plu…

J’ajoute avec un regard pour Ophélie :

— Il nous a sauvés.

Et je sais, à l’heure où je prononce ces mots, qu’ils sont vrais. Henri Luzarche aura été beaucoup de choses dans sa vie. Pour ma part, je ne retiendrai que ses derniers instants. Sans doute les instants les plus authentiques de son existence.

Dans la poche de mon jean, cet objet qu’il a tant tenu à me léguer se rappelle à moi. Je l’extrais lentement sous la lumière du jour. C’est un bracelet. Un bracelet de coquillages, similaire au bijou d’enfant que j’avais trouvé dans l’une des cases abandonnées de l’île Blackney. Ce bracelet a la taille d’un adulte. Le bracelet de Manaia…

Les larmes aux yeux, je serre la relique dans mon poing et la porte à mes lèvres. Tel est l’ultime cadeau que Luzarche m’aura dédié. À défaut d’avoir été un père pour moi, il m’aura rendu le mien.

Le souvenir de ses dernières pensées envahit ma mémoire, appose un baume sur ma douleur toute récente :

« Tu as survécu. Tout est pour le mieux, maintenant. »

Je regarde autour de moi, vers notre équipage en vie, sain et sauf, vers l’horizon libre du Pacifique et la fosse où s’en est allée ma créature, et je serre Ophélie dans mes bras.

Luzarche a raison.

Tout est pour le mieux.

 

 
 
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