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Bec d'écaille, croc de plume
Par Jaiga
Originales  -  Romance/Fantaisie  -  fr
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    Chapitre 23     Les chapitres     64 Reviews     Illustration    
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Où il est question de couchers de soleil

Disclaimer : Tous les personnages/ lieux/ périodes sont issus de ma propre imagination. Merci de ne pas me les emprunter sans m’en avoir parlé au préalable :3 Notez qu'Ethan appartient à Lia, et que je lui emprunte

Notes :

- Je m’excuse par avance pour les fautes de grammaire ou d’orthographe qui m’ont échappée, j’avoue avoir des lacunes dans ce domaine, en particulier sur un ordinateur …

- Je remercie toutes les personnes qui ont pris le temps de me laisser une review, c’était vraiment très gentil de leur part :3 Je remercie également tous mes lecteurs anonymes pour leur fidélité, parce que si vous lisez ces lignes, c’est que vous avez aussi lu (et aimé ?) tout le reste. :D

- C’est un chapitre atrocement long, j’en suis désolée, mais par rapport à la suite il m’aurait été difficile de le couper en deux… Promis, ça sera plus court la prochaine fois. :3

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Chapitre 23 : Où il est question de couchers de soleil

Fallnir sortit du cercle de transfert en regardant curieusement autour de lui, ne reconnaissant pas les hauts immeubles qu’il apercevait au loin, par delà les arbres du terrain vague. L’instant d’après, Ehissian le saisit par le bras pour le forcer à avancer, amusé de ses réactions.

- Ne cherche pas, vu là où tu habitais avant, tu n’a jamais dû entendre parler de cette ville.

Ils venaient de quitter la Volière sous les premières lueurs du soir mais ici, bien loin de la tour phénix, le soleil commençait à peine à décroitre dans le ciel rougeoyant.

Le dragon se laissa trainer sans rien dire à travers le terrain vague, continuant de scruter les environs, comme il le faisait souvent quand il rencontrait quelque chose de nouveau. Parfois, il ressemblait à un nouveau né en train de découvrir le monde, comme s’il venait à peine d’acquérir le sens de la vue.

- Et qu’est-ce qu’on vient faire là ? C’est ici que tu as caché l’objet pour le prince ? S’enquit-il une fois que sa soif d’image fut assouvie, soit peu après qu’ils se soient engagés dans une petite rue.

- Non, pas encore. En fait, le prince a essayé de prévenir tout les ressortissants étrangers qu’ils n’étaient peut-être plus à l’abri sur ce monde, et que s’ils le souhaitaient, ils pourraient aussi être évacués vers leurs planètes d’origines. Mais il y a certaines personnes que l’on ne peut pas contacter autrement qu’en allant directement chez eux…

Fallnir hocha la tête, satisfait de l’explication. Lékilam avait l’air de prendre très à cœur la protection des gens qui dépendaient de sa juridiction. Le dragon se demanda ce qu’il se serait passé s’il était sagement resté dans son appartement du sud, sans jamais apprendre l’existence de la Volière. Les phénix savaient alors déjà qu’il était là ; lui-même n’ignorait pas qu’il y avait une de leurs tours quelque part sur cette planète ; est-ce qu’on l’aurait prévenu d’un danger éventuel ? Il en doutait très franchement. Lors de la vendetta des vampires, un quart de siècle plus tôt, qui avait coûté la vie à de nombreux émigrants étrangers, on ne lui avait strictement rien dit et il s’était aperçu de la chose par lui-même. Mais il avait appris à la Volière que cet évènement avait profondément choqué le prince, qui avait jusque là toujours cru pouvoir protéger tout le monde. Peut-être que si, en fait, quelqu’un serait venu le voir, mais uniquement pour lui dire de rentrer avant qu’il n’attire d’autres dragons de son ancien clan.

- Donc on aura encore un trajet à faire ?

-Exactement, sourit Ehissian. Mais ne t’en fais pas, ça ira vite. Tu verras, l’apothicaire est vraiment très gentil. C’est là où je suis allé il y a deux semaines…

La mission pour Lékilam, quand ce dernier était tombé malade. Fallnir se souvenait parfaitement de cet épisode pas si lointain que ça, en particulier de son amère crise d’angoisse au sujet de son amant, que Scysios avait plus ou moins réussi à apaiser. Ce n’était pas un souvenir très agréable, d’autant plus qu’il avait été ce soir là mis en face d’une réalité qui lui déplaisait énormément.

Le phénix le guida à travers les rues rougeoyantes de la ville inhospitalière. Il y avait peu de monde dans les rues, et les rares passants ne leurs accordaient pas un regard, comme s’ils étaient invisibles. Ils longèrent longuement la voie ferrée, entendant derrière le mur de protection les trains passer à une vitesse effarante, ces mêmes trains que le dragon avait utilisé pour rejoindre la Volière. Puis, après une dizaine de minutes de marche, ils aperçurent l’entrée d’un quartier visiblement peu recommandable.

-Ils habitent là dedans ?

-Oui, acquiesça Ehissian. Au moins, on ne fait pas attention à leur différence, dans ce genre d’endroit.

Fallnir ne put s’empêcher de resserrer sa prise sur le sac à dos qu’il tenait en bandoulière, subitement hanté par un mauvais pressentiment. Un très, très, très mauvais pressentiment.

Dès l’instant où ils s’engouffrèrent dans les rues étroites des bas quartiers, une odeur envahit ses narines, et ne les quitta plus. Une odeur qui n’était peut-être qu’une fausse impression ou un mélange de toutes les autres, de tous les lourds effluves des ruelles. Il l’espérait, car tout cela ne lui disait rien qui vaille.

- Tu es sûr qu’on ne ferait pas mieux d’aller d’abord chercher l’objet ? demanda-t-il en jetant des regards suspicieux un peu partout autour d’eux.

-Et revenir ici en pleine nuit ? s’exclama le phénix en ouvrant de grands yeux étonnés.

Fallnir ne dit rien, se contentant d’hausser les épaules. En passant par les toits…

Il constata avec surprise que ses anciens réflexes de mercenaire revenaient au galop, après être restés enfouis si longtemps. Le bref affrontement contre Pavel, deux soirs plus tôt, avait réveillé en lui des mécanismes qu’il ne soupçonnait même plus.

Le quartier était étrangement désert, sans âme qui vive. Les fenêtres étaient fermées, il n’y avait personne dehors, pas un éclat de voix ni une note de musique. C’était l’heure de la sieste, assura Ehissian, en grand habitué des lieux.

- On est presque arrivé, rajouta-t-il un instant plus tard. Il n’y a qu’à tourner au coin de cette rue…

Le vent se leva, ce vent mordant qui accablait presque constamment la ville, comme chargé de mauvaises nouvelles.

Même si les beaux jours du printemps n’étaient maintenant plus très loin, l’hiver était toujours bien là, si bien que les deux amants avaient enfilé d’épais blousons. Fallnir surtout, parce qu’aussi longtemps qu’il conserverait sa forme de dragon du feu, il serait plus sensible aux basses températures -et garderait ses cheveux auburn et cette voix enrouée qui plaisait tant à son amant.

Malgré tout, il ne sentait pas à l’aise. Ses impressions furent confirmées lorsqu’ils tournèrent à l’angle d’une maison, et aperçurent au loin la devanture de la boutique de l’apothicaire. A mesure qu’ils approchèrent, ils virent la porte d’entrée s’ouvrir, des formes en sortir lentement, comme des gens plongés en pleine discussion. Alors qu’ils avançaient toujours, descendant la ruelle en pente, trois personnes s’extirpèrent du magasin. Ils n’étaient que des silhouettes, des points de couleurs un peu flous, qui se précisaient au fur et à mesure ; il fallut que l’un des trois individus ne se retourne en entendant leurs pas, pour qu’ils se reconnaissent immédiatement.

Fallnir se figea sur le champ, au grand étonnement d’Ehissian, qui lui demanda aussitôt si quelque chose n’allait pas.

Une trentaine de mètres plus loin, Eryad ouvrit de grands yeux ronds et se détourna complètement de Gallwen et Ethan, alors en pleine effusion de remerciements et de politesses.

Le blond n’en croyait pas ses yeux. Pourtant, il aurait reconnu cette silhouette entre mille. Et l’autre s’était figé en les apercevant…

Le cœur battant, oubliant toute prudence, il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait à travers la venelle.

- Fallnir ! s’écria le jeune dragon avant de se jeter dans les bras de son ainé.

Ce dernier, hébété, ne put que le laisser faire, sous les yeux de merlans fris de son amant.

-Eryad ? Balbutia-t-il en posant une main dans les courts cheveux blonds de son cadet. Mais… Comment ?

Une foule de pensée se bousculèrent à toute vitesse dans sa tête, sans aucun rapport les unes avec les autres.

Eryad était en vie. Il avait l’air d’aller bien. C’était tant mieux, parce que lorsque Fallnir avait été banni, le jeune homme était encore aux mains des guérisseurs et il n’avait jamais su ce qu’il était devenu. Cela voulait dire que Gallwen aussi allait bien. N’était-ce pas lui qui regardait dans leur direction avec des en faisant une drôle de tête ? Il n’aurait jamais cru les revoir un jour, encore moins ici. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils faisaient là ? Ils sortaient de la maison de cet apothicaire dont Ehissian lui avait parlé, est-ce que cela voulait dire que…

A ce moment précis, sa litanie de pensée se bloqua instantanément.

Ehissian regardait la scène sans comprendre, appréciant moyennement cet inconnu agglutiné contre son amant. Surtout lorsqu’il comprit que l’inconnu était un dragon. Surtout quand l’inconnu qui était un dragon compris que l’autre était un phénix.

Eryad se raidit aussitôt, s’écartant d’un pas de Fallnir.

-Euh… Bonjour, tenta le chevalier, partant d’une bonne intension.

Le blond le considéra des pieds à la tête avant de renifler d’un air dédaigneux.

- Fallnir, qu’est-ce que tu fais avec ça ? Oh, non, ne dis rien, ce n’est pas grave, intervint-il aussitôt tandis que l’auburn ouvrait la bouche. On nous avait bien dit que tu avais dû te sentir seul… Mais ce n’est pas grave, on est là maintenant. On va pouvoir rentrer tous ensemble, et…

- Quoi ?! Bredouilla l’auburn en écarquillant les yeux, pas sûr de comprendre.

Eryad n’avait décidemment pas changé, était resté malgré tous ces siècles un jeune dragon enthousiaste sous une apparence douce et tranquille. En d’autres circonstances, cela lui aurait sans doute réchauffé le cœur, et fait remonter dans sa mémoire des souvenirs qu’il chérissait particulièrement.

Mais à cet instant, ce constat ne fit que le glacer un peu plus.

Absolument plus préoccupé par le phénix derrière eux, ni par Gallwen et Ethan qui regardaient curieusement en leur direction, le jeune dragon saisit les épaules de son ainé avec énergie.

- Le Garnësir est revenu sur sa décision ! Il a décidé que sa sentence avait été trop hâtive, il veut que tu reviennes parmi nous ! C’est pour ça que nous sommes ici, pour te ramener ! Ce n’est pas formidable ? Tout redeviendra comme avant !

Hébété, l’auburn resta muet, la bouche entrouverte. Les bras ballants, au milieu de la ruelle, dans l’ombre que le soleil couchant étirait derrière les bâtisses.

Après toutes ces années, tout ce temps à s’être résigné à son sort… C’était trop surréaliste pour qu’il puisse y croire. Surtout après ce que lui avait dit le prince, toutes ces révélations… Mais qu’est-ce qui lui disait que Lékilam n’avait pas menti ? Après tout, il était un phénix, à présent en guerre contre le clan…

Une petite voix dans sa tête lui souffla que le piège se trouvait justement là, que la clef était cette même guerre que le Garnësir voulait à tout prix remporter, définitivement, quitte à rappeler auprès de lui tous ceux qui pouvaient s’avérer utiles.

Fallnir regarda Ehissian d’un air désespéré, à la recherche d’un soutien pour tenter de comprendre ce qu’il se passait.

Le phénix, lui, avait saisi beaucoup plus vite les mots du jeune dragon. Cela signifiait que Fallnir allait partir. Quitter la Volière. Passer dans l’autre camp. Entre le clan dans lequel il avait toujours vécu et une poignée d’étrangers qu’il ne connaissait que depuis trois semaines, ce n’était pas difficile de deviner quelle serait la décision de l’auburn.

Ehissian avait l’impression qu’une boule de plomb lui était restée en travers de la gorge, atrocement lourde et suffocante. Le visage fermé, il ne sut que répondre à l’appel muet de son amant, probablement aussi désorienté que lui.

- Eryad, écoute, je…

Fallnir inspira, cherchant ses mots. Il se saisit doucement des mains du blond, posées sur ses épaules, pour les repousser délicatement.

- Je ne crois pas que les choses pourront redevenir comme avant…

Ce fut au tour du jeune homme de ne rien comprendre, de regarder avec un air perplexe la mine étrangement sérieuse de son vis-à-vis. Il ne comprenait pas ce qu’il voulait dire par là, ni pourquoi il n’avait pas l’air joyeux comme il aurait dû l’être. Brusquement, il comprit que ses pires craintes se révélaient fondées.

- Eryad, éloigne toi de lui, ordonna soudain la voix grave de Gallwen, comme pour confirmer ses pensées.

Aussi discipliné qu’un automate, le blond recula, gardant les yeux rivés sur l’expression navrée qu’affichait le regard de Fallnir. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut au niveau de son compagnon, qui les avait rejoints au bout de la ruelle en laissant Ethan sur le seuil de sa porte.

- Tu ne veux pas rentrer avec nous ? demanda le jeune dragon d’un ton presque enfantin. Mais pourquoi ?

- J’ai été banni Eryad, répondit Fallnir en secouant la tête. Comment voulez vous que j’oublie comme ça toutes mes fautes ?

Ils formaient un étrange tableau, les deux couples se toisant au milieu de la ruelle dans un mélange d’émotions diverses. Fallnir restait inerte, sentant peser sur son dos le regard interdit de son amant, et exposé sans possibilité de se cacher à l’air grave et incompréhensif de ses anciens camarades.

- Mais Fallnir, gémit Eryad, anéanti. Tu sais aussi bien que nous que le Garnësir a fait une erreur, que sa décision était… était injuste !

Jamais le jeune dragon ne se serait autorisé une telle injure sur leur monde d’origine, tant cela était symbolique pour leur clan. Il en frissonna lui-même, surpris de son audace. Pourtant, il savait qu’il n’avait pas tort et que si on avait tenté de justifier ce bannissement, en prétextant qu’il fallait une punition exemplaire pour quelqu’un de ce rang, personne n’avait jamais vraiment compris ce qui avait traversé la tête du chef de leur clan quand il avait chassé Fallnir.

- Tu étais le meilleur d’entre nous, surenchérit Gallwen, affichant un calme étonnant dans lequel transparaissait néanmoins sa déception. Tu avais été choisi pour être le prochain Garnësir. Si cet incident ne s’était pas produit…

- Peut-être que le chef comprendra, et te restitueras ton ancien grade ! Le coupa Eryad avec enthousiasme. Il a nommé Jürgen à ta place, ça a fait courir toutes ces rumeurs… Je suis sûr qu’il changera d’avis quand tu reviendras !

Fallnir les regarda d’un air désolé, ne sachant que dire. Désorienté, il ne savait pas vraiment quoi faire, comment réagir, quoi dire pour se justifier. Gallwen lui facilita cependant la tâche, en bâillonnant soudainement son cadet.

-Tais-toi, Eryad. Ce n’est pas ça que je voulais dire.

Il dardait ses yeux noirs sur son ancien supérieur, celui qu’il considérait comme son grand frère, l’homme qu’il avait autrefois admiré plus que tout au monde. Fallnir Garnësir, Croc de troisième classe, appelé à devenir le prochain chef de leur clan. Etre sous ses ordres directs avait été une fierté, plus encore, un véritable privilège.

Jusqu’à ce qu’il soit banni.

Après ça, ses subordonnés seraient certainement tombés en disgrâce, s’ils n’étaient pas aussi peu nombreux à avoir survécu à cette nuit funeste. On les avait perçus comme des martyrs plutôt que comme des parias, les victimes de l’incompétence de leur ancien supérieur.

- Comment as-tu pu changer à ce point ? Tu as toujours exécuté les ordres, tu n’as jamais montré la moindre hésitation…

- Je suis désolé, souffla l’auburn d’un air apitoyé, sentant le vent battre son visage aussi durement que les regards meurtris de ses camarades.

Il ne savait pas quoi dire d’autre, accablé par les reproches qui jaillissaient des paroles de son ancien camarade.

Le visage de Gallwen se ferma, se vida de toute émotion.

- Pas autant que moi, Fallnir. Tu t’es affaibli.

Son bras droit disparut sous sa cape de voyage aux bords élimés, qui dissimulait jusqu’à lors ses vêtements étranges aux yeux curieux des humains. Une fois de plus, Fallnir sentit un vieux réflexe l’envahir et lâcha abruptement le grand sac à dos qu’il avait préparé avec Ehissian.

Dans une gerbe d’étincelles, les épées des deux dragons s’entrechoquèrent.

Dire que l’auburn s’était moqué de son amant, lorsqu’il l’avait vu fourrer dans leurs grands sacs tout un tas d’armes et d’objets divers, à priori superflus pour une simple mission de récupération. De nouveau, il faisait des erreurs de jugement, constata-t-il amèrement.

- Si tu ne veux pas nous accompagner, nous te ramènerons de force ! Aboya Gallwen avant d’engager véritablement le combat.

Ils entamèrent leur duel dans une petite rue des bas quartiers d’une ville ultramoderne, l’un portant jean et basket, l’autre attifé comme un voleur tout droit sortit d’un roman d’heroic fantasy. L’ensemble devait avoir un aspect étrangement ridicule, qui fit tiquer l’auburn l’espace d’un instant. Jusqu’à ce qu’Eryad se jette à son tour dans la bataille, avec un temps de recul, et ne soit intercepté par l’arme d’Ehissian.

Fallnir s’évertua à garder la tête froide. Il ne s’était pas battu depuis si longtemps qu’il appréhendait fortement la confrontation. D’autant plus qu’ils n’allaient pas tarder à rameuter des spectateurs, avec tout le raffut qu’ils faisaient, ce qui ne serait une bonne chose pour personne.

Gallwen, en revanche, n’avait cure de leur environnement. Il se ruait sur son adversaire avec la hargne et l’impatiente qui l’avaient toujours caractérisé, sans se soucier de ce qu’il se passait tout autour. Cet empressement avait toujours été son plus grand défaut, bien qu’il se fût légèrement amélioré lorsqu’il était tombé amoureux d’Eryad.

Le dragon se jetait à corps perdu dans l’affrontement, à tel point qu’il ne se souvenait même plus qu’il avait des coéquipiers et qu’il oubliait souvent que l’environnement pouvait s’avérer trompeur. Trop individualiste, voilà pourquoi il n’avait jamais gravi les échelons hiérarchiques du clan, lui qui avait toutes les facultés d’un guerrier d’excellence.

Un guerrier qui était probablement devenu encore plus fort, depuis là dernière fois qu’ils s’étaient vus.

A toute vitesse, Fallnir tenta de réfléchir, de trouver un plan d’action qui leur permettrait de se sortir de ce mauvais pas, tout en repoussant les assauts de son assaillant. Du coin de l’œil, il aperçut Ehissian esquiver une attaque d’Eryad. Ce dernier compensait sa blessure à l’épaule en maniant efficacement son arme de son bras valide. A quelques siècles près, les deux jeunes gens avaient probablement le même âge, ce qui rassura quelque peu Fallnir. Il avait beau savoir qu’Eryad avait dû beaucoup apprendre au contact de son ainé, Ehissian n’en restait pas moins un chevalier Ardent, d’autant plus qu’il s’entrainait avec Pavel depuis des années. Il serait probablement apte à tenir le coup ; du moins, il l’espérait.

- Fallnir, rend toi ! Ordonna Gallwen, les deux mains serrées sur la poignée de son arme. Tu crois vraiment pouvoir nous résister, après tout ce temps ? Rester seul t’as fait perdre l’esprit !

Un sourire cynique fleurit presque aussitôt sur le visage de l’auburn, un sourire inconscient qui fit frissonner son adversaire, alors persuadé qu’il ne le verrait jamais plus.

- Tu veux vérifier ? C’est vrai que j’ai dû m’encrouter, mais je ne crois pas que tu ais suffisamment progressé pour pouvoir m’atteindre, même diminué !

Sur ces mots, il bondit prodigieusement jusqu’au sommet d’un petit immeuble, atterrissant sur le toit plat de la bâtisse dans un nuage de poussière. Comme il le pensait, un Gallwen plus résolu que jamais le rejoignit une poignée de secondes plus tard, pour l’attaquer de nouveau. S’ils avaient un peu de jugeote, leurs amants respectifs ne tarderaient pas à les imiter, ne serait-ce que pour avoir plus de liberté dans leurs mouvements sur cet espace dégagé.

La ville s’étendait autour d’eux, forêt de tours et de cubes de béton aux formes droites et aux angles acérés. Des éoliennes brassaient l’air de leurs pales usées, rajoutant leur vrombissement au lointain tumulte du centre ville.

Mais comme son adversaire le pensait, Gallwen se fichait éperdument du paysage. Il était obsédé par le combat, par le moindre mouvement de Fallnir, le moindre frémissement de ses muscles. Au fond de lui, il le savait, se terrait la crainte à l’idée de se battre contre cet homme qu’il avait tant admiré.

Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se répéter qu’il était devenu plus fort et que l’autre s’était affaibli, qu’il avait sur lui un avantage indéniable que ne possédait pas l’auburn.

Gallwen avait Eryad. Il avait des yeux, possédait la vue, le sens le plus précieux qu’on lui ait jamais offert. Fallnir, lui, voyait encore comme tous les dragons solitaires ; un mélange de courbes saillantes et de contours incertains, un monde flou et sombre sur lequel on ne pouvait pas compter. Certes, ses autres sens l’avaient toujours aidés à se battre aussi bien qu’un dragon amoureux. Pourtant, cette différence comblerait très certainement le léger écart qui devait subsister entre eux.

Il mit un peu plus d’ardeur dans ses gestes, galvanisé par cette pensée.

Face à lui, l’auburn esquivait, bondissait, s’accroupissait avec une souplesse déconcertante. Il cherchait plus à le bloquer qu’à vraiment l’attaquer, se contentant de parades et de ripostes qui manquaient sérieusement de volonté.

Fallnir réfléchissait aussi vite que possible, combinant ses anciens talents de stratèges à ce qu’il lui restait de ses capacités de duelliste. Il ne voulait pas blesser Gallwen et Eryad, encore moins les tuer, et ce même si leurs intentions à son égard étaient loin d’être aussi altruistes. Tuer ses anciens camarades, ses anciens protégés, était quelque chose dont il se sentait complètement incapable.

Mais il avait beau chercher, il ne voyait pas comment les dissuader ou les forcer à battre en retraite. Discuter était inutile, il le savait pertinemment, il avait été leur supérieur et avait reçu la même éducation qu’eux. Et il ne pouvait rien faire pour les faire changer de camp tant qu’il ne tenait pas entre ses doigts le pacte de sang du Garnësir, que les phénix tenaient cachés.

Le dragon avait l’impression d’être dans une impasse. .Le sang battait douloureusement dans ses tempes et en dépit du froid mordant, il sentait des gouttes de sueur perler sur son front, à mesure que le combat se prolongeait. Ses muscles de plus en plus mis à l’épreuve étaient déjà douloureux, sans parler de chacun des chocs violents que recevait sa lame, et qui se répercutaient dans son bras comme autant d’ondes douloureuses.

Depuis tout ce temps, il ne savait pas où se situaient ses limites et n’avait que très moyennement envie de le savoir. Gallwen était peut-être plus faible, mais beaucoup mieux entrainé. Il était resté chez les Garnësir, avait continué d’effectuer des missions pour le compte du clan. Son endurance devait être au maximum, et il était probable que Fallnir s’épuiserait avec lui.

Ce dernier s’immobilisa brusquement, traversé par un éclat subit de lucidité. Gallwen, prit dans son élan, ne put interrompre le coup d’estoc qu’il tentait de lui porter. La lame effleura l’abdomen de l’auburn, arrachant un bout de veste au passage. Profitant de la seconde de surprise qui suivit le geste, Fallnir se saisit promptement du bras de son ancien compagnon pour l’immobiliser, et plongea ses yeux clairs dans le sombre regard de son adversaire.

- Laisse-moi deux jours, et je vous suivrais sans discuter.

Le dragon le dévisagea avec surprise, ne s’attendant visiblement pas à une telle requête. Fallnir l’implora du regard, comme il l’avait si souvent fait par le passé pour le faire céder. C’était son dernier recours, obtenir un délai pour pouvoir récupérer le pacte et organiser avec le prince une ligne de conduite. Gallwen comprendrait certainement une fois qu’il aurait les preuves sous les yeux. Fallnir avait cru le prince parce qu’il savait qu’on n’avait aucune raison de lui mentir, bien au contraire. Cela n’aurait servi à rien d’essayer de le duper juste pour qu’il se retourne contre les siens ; le dragon banni n’aurait jamais eu aucun impact sur ses congénères, sans preuves tangibles. Il était également inutile de l’avoir surveillé si longtemps dans le seul but de lui présenter une copie falsifiée du pacte –chose qu’il découvrirait aisément- voire même une boite vide de tout document. Non, il savait que le prince lui avait dit la vérité, il n’y avait aucun doute possible. Gallwen, en revanche, aurait beaucoup plus de raisons de se méfier.

Pendant un dixième de seconde, ce dernier parut sur le point d’accepter le marché de Fallnir, comme touché dans un point sensible. Les yeux toujours écarquillés par la surprise, il avait l’air d’hésiter, avait relâché la tension dans ses muscles.

Puis, tout d’un coup, son poing libre s’abattit dans l’estomac de son adversaire, qui relâcha aussitôt l’emprise qu’il exerçait sur lui.

Grimaçant, Fallnir se tordit de douleur et vit des étoiles danser devant ses yeux. Très rapidement, celles-ci furent remplacées par un éclair blanc lorsque Gallwen le frappa de nouveau pour le faire tomber au sol.

- Pour te laisser l’occasion de t’enfuir sur un autre monde ? Tu crois vraiment que je suis aussi stupide ?

Encore sonné et cloué au sol par la souffrance, l’auburn eut un soubresaut de réflexe et roula sur lui-même pour éviter la lame que l’autre dragon abaissait sur lui. L’épée lui entailla le dos et se planta brutalement dans le béton, lui arrachant un nouveau cri de douleur, mais lui laissant par la même le temps de se redresser et de se mettre hors de porté de Gallwen pour quelques instants.

Il se redressa tant bien que mal, la prise mal assurée autour de son arme, et fut aussitôt ébloui par le soleil rougeoyant dans le dos de son adversaire. Par pur automatisme, il leva son bras gauche pour se protéger les yeux et tenta d’apercevoir son congénère, afin de ne pas lui laisser l’occasion d‘attaquer de nouveau.

A sa plus grande surprise, il n’y eut aucun assaut.

Lorsqu’il abaissa légèrement son bras, grimaçant de douleur comme d’aveuglement, Fallnir put constater que Gallwen était resté pétrifié, visiblement choqué.

Ce détail insignifiant n’avait même pas été remarqué par l’auburn, qui ne faisait plus attention depuis quelques temps aux mécanismes de son corps. Mais l’autre dragon, tellement obsédé par ce qu’il croyait être un avantage, ne l’avait pas manqué.

Quasiment aveugles, les dragons étaient insensibles à la lumière du soleil. Ce n’était qu’une vague boule un peu plus claire dans leur monde flou et gris, qui semblait inutilement suspendue dans le ciel, au même titre que la lune –quant aux étoiles, ils ne percevaient même pas leur éclat. C’était l’un des maigres atouts de leur condition, qui les rendait aussi efficaces de jour comme de nuit, puisqu’ils n’étaient pas gênés par le manque de lumière.

Du moins, jusqu’à ce qu’ils tombent amoureux.

Une fois qu’ils avaient trouvé cette personne si unique qui deviendrait leurs yeux, le soleil reprenait ses droits sur leurs pupilles jusqu’alors obstruées. Comme une seconde naissance, un éveil au monde par ce tout nouveau sens que l’on avait toujours considéré comme un embarras.

L’évidence avait frappé Gallwen de plein fouet, aussi violente que le geste était anodin.

Le soleil avait aveuglé Fallnir.

Les jambes coupées et les bras ballants, il resta sans bouger pendant un très long moment, incapable de détacher les yeux de l’auburn. Ce dernier ne savait pas trop ce qui était en train de se passer, les sourcils froncés d’incompréhension.

Puis, un cri de douleur retentit en contrebas.

Comme un seul homme, les deux dragons se précipitèrent dans la ruelle, amortissant le choc de l’atterrissage dans leurs jambes souples. Le cœur battant, chacun chercha le sien dans la confusion.

Des gens avaient passé le nez aux fenêtres, certains commençaient même à sortir pour assister à la rixe d’un genre inconnu dans le quartier. Les deux jeunes gens étaient au milieu, les épaules voutés, à une certaine distance l’un de l’autre.

Avec un frisson d’angoisse, Gallwen vit une nouvelle blessure sur l’épaule de son amant, à moins que sa plaie à peine soignée se soit rouverte ? Sans plus chercher à comprendre, il se précipita vers lui, l’enveloppa dans ses bras et le tira contre lui.

- On s’en va, Eryad.

Sans laisser à ce dernier le temps de protester, il bondit vivement et disparut dans un souffle de vent.

Complètement essoufflé, Ehissian regarda autour de lui avant d’abaisser son arme, légèrement perturbé. Il n’y avait plus une trace des deux dragons. Apaisé, il croisa le regard inquiet de son amant et lui lança un sourire rassurant, avant de se précipiter vers Ethan, resté tout ce temps muet de stupeur sur le pas de sa porte.

Fallnir se hâta de les rejoindre pour fuir les regards curieux, plongé dans ses pensées, les battements de son cœur bourdonnant encore à ses oreilles.

Ce ne fut qu’une fois à l’autre bout de la ville, non loin de l’endroit où ils avaient atterri la première fois pour y retrouver Taenekos, que Gallwen s’autorisa une pause pour examiner son cadet. Celui-ci, qui n’avait pas dit un mot depuis leur fuite quelques minutes plus tôt, desserra la mâchoire dès l’instant où son amant se décida à le reposer au sol.

- Pourquoi est-ce qu’on est parti ? Tous les deux, on aurait eu l’avantage !

Mais le dragon ne répondit pas, abaissant en silence les vêtements de son compagnon pour observer le bandage de nouveau imbibé de sang. A croire que tout ce qui aurait pu arriver de pire s’était réalisé.

- Fallnir voit comme nous, lâcha-t-il abruptement, comme si les mots avaient jailli tout seul hors de sa bouche tant ils étaient énormes. Il a été ébloui par le soleil. Il a trouvé ses yeux.

--

- On dirait que ce n’est qu’une toute petite coupure, constata Ehissian tout en tapotant un coton imbibé de désinfectant contre la plaie dans le dos de son amant.

Fallnir ne broncha pas et retint une grimace provoquée par le picotement désagréable. Certes, Gallwen n’avait fait que le frôler (et lui donner quelques bleus), mais son égo n’en était pas moins blessé pour autant. Avoir cru, même l’espace d’une seconde, que le dragon cèderait à sa requête… Peut-être que son ancien camarade avait raison, il s’était vraiment affaibli.

Quand Ehissian eut fini de le soigner, l’auburn renfila son t-shirt troué et fourra sa veste dans l’un des sacs à dos qui contenaient également leurs deux courtes épées et la trousse de premier secours du phénix. Ce dernier lui avait avoué que comme il n’avait jamais terminé une mission sans revenir avec au moins une éraflure, il ne se séparait plus de son désinfectant ni de sa boite de pansement.

Fallnir se souvenait trop bien de la plaie au poignet que le chevalier s’était fait en percutant sa fenêtre, quelques semaines plus tôt. Et encore, le jeune homme avait eu de la chance que ses plumes aient empêché les débris de verres d’entailler sa peau ; il avait déjà suffisamment de cicatrices comme ça.

Assis à même la pelouse, cachés derrière un buisson au beau milieu d’un parc, ils étaient en train d’assister à leur troisième coucher de soleil de la journée. Tout deux étaient bien incapable de dire quelle heure il pouvait bien être à Volière, ni depuis combien de temps ils en étaient parti. Ils ne s’étaient pas éternisés chez l’apothicaire, encore trop affolés par ce qu’ils venaient de vivre, et avaient déguerpi presque aussitôt après être arrivé.

- C’est drôle, quand je t’ai rencontré, je venais juste de cacher le document dans cette ville. J’ai l’impression que c’était il y a une éternité…

Fallnir fit un demi-sourire, trop pâle pour être sincère. Oui, c’était dans cette ville qu’il vivait avant, une grande cité du sud dans laquelle il faisait toujours chaud. Shézac lui avait trouvé un logement ici spécialement pour son doux climat, ce que le dragon avait toujours apprécié. Dans cet endroit il avait presque recréé un semblant de vie, avait noué quelques contacts, forgé quelques souvenirs. Mais à présent, cette ville n’évoquait plus pour lui qu’une seule chose : c’était là qu’il avait rencontré Ehissian, aussi brutalement que sa fenêtre s’était brisée.

Il était probablement tombé amoureux dès le premier instant.

Dès que le phénix s’était métamorphosé pour reprendre sa forme humaine, et avait posé sur lui son regard franc et son sourire charmeur. Aucun des deux ne s’était méfié, ne s’était même mis sur ses gardes. Inconsciemment, ils avaient peut-être compris qu’ils se plaisaient mutuellement et qu’ils avaient tous les deux de fortes pulsions à assouvir. Ce n’était que le lendemain matin, en voyant pour la première fois de sa vie ce flot de lumière vive tomber sur les draps blancs, et les reflets scintillant sur l’unique plume que lui avait laissé Ehissian, qu’il avait compris ce qui venait de se produire.

A partir de là, il ne se souvenait plus trop de ce qu’il lui était passé par la tête. L’envie de revoir ce mystérieux jeune homme, le désir de le serrer de nouveau contre lui, l’incapacité de vivre sans lui l’avaient quelque peu fait perdre la notion de bon sens.

Il avait suffit de quelques sourires et d’une poignée de mots pour qu’ils finissent sous les mêmes draps, d’une seule nuit pour que le phénix devienne ses yeux.

Fallnir avait déjà entendu dire que les dragons tombaient amoureux extrêmement vite, subissaient littéralement le coup de foudre lorsqu’ils trouvaient la personne qui leur apporterait la vue, mais il n’aurait jamais cru que cela se passerait vraiment aussi rapidement. Il ne connaissait rien d’Ehissian, à peine son nom, et pourtant, était allé jusqu’à passer outre de la haine séculaire entre leurs deux peuples et coucher avec lui au bout d’une dizaine de minutes seulement. Le Fallnir d’antan, celui qui vivait encore chez les Garnësir et avait été désigné pour en être le prochain chef, serait probablement tombé en syncope s’il avait appris ça. Amoureux d’un phénix, à jamais attaché à lui…

C’était tout simplement dommage que le chevalier ne partage pas ses sentiments.

Combien de fois est-ce qu’il avait hésité à tout lui avouer ? Combien de fois est-ce que son cœur avait manqué de se briser parce qu’il n’était pas là ?

Quand Ehissian était parti sans rien dire chercher des médicaments pour le prince, Fallnir avait paniqué comme jamais à l’idée qu’il ne le reverrait peut-être plus. La mort du phénix signifierait la sienne, mais ce n’était pas tant cette perspective là qui l’inquiétait, bien au contraire. Son propre trépas lui était bien égal, aussi longtemps qu’Ehissian resterait en vie et en bonne santé. Voilà pourquoi il restait sur ce monde, au côté des phénix, reniant jusqu’à son passé et ses plus gros principes pour se retourner contre son clan. Ce n’était pas tellement un choix, plutôt une contrainte imposée par son statut de dragon amoureux. Voilà pourquoi il avait cru le phénix, quand celui-ci lui avait assuré que leur rencontre n’avait pas été provoquée. Voilà pourquoi il avait cru Lékilam.

Si jamais le phénix décidait un jour de s’éloigner, ou tombait amoureux de quelqu’un, Fallnir disparaitrait de sa vie mais continuerait de le suivre et de l’observer de loin pour veiller sur lui, inlassablement. Ce serait plus fort que lui, une obligation autant physique que morale. Jusqu’à la fin de ses jours, Ehissian resterait ses yeux, la seule et unique personne de sa vie.

Mais le phénix n’en saurait jamais rien, il y veillerait.

Il avait lui-même eu du mal à accepter sa situation, jusqu’à sa conversation avec Scysios le soir où ils étaient allés voir les vampires. Dès cette nuit là, il avait beaucoup réfléchi, avant de prendre sa décision.

Ehissian ne l’aimait pas, ou en tout cas, pas comme une personne véritablement amoureuse.

Il voyait plutôt leur situation comme un jeu, une sorte de flirt très poussé, un peu comme la relation de deux adolescents qui étaient ensembles pour prendre un peu de bon temps. Ce que le phénix ressentait pour lui, ce n’était que de l’attirance, de la complicité, de la tendresse aussi, mais certainement pas de l’amour.

D’un autre côté, avec ses maigres –voire nulles, et pour causes- expériences en la matière, Fallnir se disait parfois qu’il était mal placé pour juger de ce genre de chose.

Après tout, se répétait-il puérilement, qu’est-ce que c’était que d’être amoureux ? Lui même ne savait pas vraiment définir ce qu’il ressentait, ce qui s’était produit en lui quand il avait posé les yeux sur Ehissian, avait aperçu les rayons du soleil pour la première fois de sa vie.

Pourtant… Pourtant il sentait bien que ce qu’il éprouvait pour son amant n’était pas réciproque. Rien que le sens dans lequel ils entendaient le mot amant définissait leur relation ; ils se cachaient des autres pour se retrouver tous les deux, profiter de la présence de l’autre. Un passe temps purement physique, un peu plus que de l’amitié sans pour autant être de l’amour. La preuve, depuis le soir de leurs retrouvailles, ils n’avaient plus jamais abordé la question de savoir exactement ce qu’ils étaient l’un pour l’autre. Ehissian avait longtemps joué les célibataires frigides, afin que l’on ne s’aperçoive pas de ses préférences. Sa rencontre explosive avec Fallnir avait été une aubaine qu’il avait saisie au vol, sans vraiment réfléchir aux conséquences.

Il finirait bien par se lasser de cette histoire qu’ils vivaient au jour le jour, avec plus d’avantages que de désagréments. L’idée qu’il puisse un jour tomber amoureux de lui passait complètement au dessus de la tête de l’auburn. Ehissian était encore trop frivole, trop jeune pour qu’il lui impose une telle chose. Comment réagirait-il s’il apprenait que Fallnir ne serait plus jamais capable d’aimer quelqu’un d’autre que lui ? C’était un poids beaucoup trop lourd à porter pour les minces épaules du chevalier.

Une responsabilité qu’il n’aurait jamais le courage de lui infliger.

- La cachette est à deux pas d’ici, expliqua le chevalier en pointant une direction du doigt. La dernière fois que je suis venu, j’y suis resté trop longtemps et j’ai voulu retraverser la ville en planant pour gagner du temps. Mais j’étais fatigué, je me suis mal débrouillé, et…

- Et depuis, tu me dois une nouvelle fenêtre, termina Fallnir avec un sourire amusé.

Le phénix hocha la tête, moitié ravi, moitié penaud. Ils n’avaient presque pas abordé la scène avec les deux autres dragons, préférant faire comme si de rien n’était jusqu’à ce que la tension retombe. Ils avaient tout deux été extrêmement à cran, sans parler du fait qu’ils avaient ensuite dû expliquer à un Ethan légèrement affolé qu’il valait mieux que lui, l’apothicaire et leurs rejetons respectifs viennent se mettre à l’abri à la Volière, jusqu’à ce que la menace de guerre soit apaisée.

Emotionnellement éreintés, ils s’étaient accordés un instant de pause dans le parc, avant d’achever leur mission.

C’était une soirée incroyablement belle et chaude, pour eux qui avaient déjà vécu deux couchers de soleil hivernaux dans la journée. Ils avaient laissé tomber leurs vestes et se remirent en marche bras dessus bras dessous, comme deux adolescents, riant aux éclats pour la moindre broutille. La pression retombait doucement, remplacée par une douce bulle d’insouciance.

Fallnir se sentait incroyablement bien, même s’il y avait encore une boule au fond de son ventre, même s’il voyait bien qu’Ehissian était tracassé par tout ce qu’il avait appris sur lui en l’espace de quelques jours. Ils se fichaient bien du temps qui passait et de l’heure qu’il pouvait bien être à la Volière, se contentant une fois de plus de vivre le moment comme il se présentait.

Ils traversèrent les petites rues que Fallnir connaissait bien, pour les avoir longuement fréquentées lorsqu’il vivait ici. Son appartement était un peu plus haut dans la ville, dans un quartier d’immeubles résidentiels, mais il était souvent parti à l’aventure dans tous les recoins de la cité, chaque fois qu’il avait eu un moment à tuer.

Ils s’arrêtèrent dans une rue aux maisons décrépies qui semblaient accuser le poids des siècles. La cachette était une vieille bâtisse délabrée, abandonnée depuis longtemps. Les pierres saillantes de la façade et les volets inexistants de la maison choisie par Ehissian n’inspirèrent rien qui vaille à Fallnir.

Il jeta des regards suspicieux autour d’eux, mais la rue était déserte, sans même une paire d’yeux curieux qui les observait derrière une fenêtre. Ehissian sortit une clef rouillée de sa poche, qui émit une petite résistance quand il voulut l’introduire dans la serrure. La porte de bois usée s’ouvrit dans un lourd grincement, qui laissait présager qu’elle était beaucoup plus solide que ce que l’on aurait pus croire.

Ils pénétrèrent prudemment à l’intérieur, presque solennellement. La lumière des lampadaires s’engouffra dans le hall vétuste, pour être avalée quelques mètres plus loin par la noirceur du bâtiment. Les murs étaient complètement nus et n’affichaient même plus la marque des meubles qui les recouvraient autrefois. Sur le sol, un nuage de poussière se souleva à chacun de leurs pas.

- Cette maison a été construite par un couple d’ange qui vivait ici il y a longtemps. Fais attention, tout a été bardé de pièges, avertit Ehissian.

Le dragon le vit manipuler quelque chose entre ses doigts précautionneux. Il faisait pivoter des tronçons amovibles de la vieille clef rouillée, selon un agencement connu de lui seul.

Puis il brandit l’objet à bout de bras, comme un talisman chargé de le protéger. Ce fut d’ailleurs un peu ce qui se produisit : sitôt que la clef se balança au bout de la chainette que le phénix tenait dans son poing fermé, la maison parut grincer et cliqueter de toute part, l’espace d’une dizaine de secondes. Puis tout s’apaisa, et le silence oppressant de la maison abandonnée repris ses droits. Fallnir n’était pas rassuré pour autant. Bien qu’étroite, la maison semblait s’étendre en hauteur et en profondeur. N’importe qui -ou n’importe quoi- aurait pu se tenir tapi dans l’ombre de l’une des très nombreuses pièces. Et quel était donc ce grattement qu’ils entendaient à l’étage, au dessus de leurs têtes ?

- Surtout, reste bien derrière moi, conseilla Ehissian avec une pointe d’inquiétude.

Le dragon hocha la tête et, ravalant ses angoisses, suivit son amant jusqu’au fond du hall. L’obscurité s’abattit sur eux quand ils fermèrent la porte d’entrée, mais la clef se mit alors à luire d’un éclat phosphorescent, éclairant leur chemin d’une lumière glauque.

Ils trouvèrent l’entrée de la cave en lieu et place d’un placard sous l’escalier, juste en face de l’entrée. Une volée de marches de pierre disparaissait dans les entrailles de la maison, comme une bouche béante aux dents carrées. Fallnir tenta de calmer les battements de son cœur, qui se faisaient plus brutaux à mesure qu’ils descendaient. Là, quelque part sous leurs pieds, une partie de son passé attendait sagement sa venue.

Plusieurs caves se succédaient, séparées par des portes ou des escaliers poussiéreux, qu’ils ne firent que traverser brièvement sans même en apercevoir la plupart des murs. Parfois, l’éclat de la clef happait une étagère ou bien les contours d’une vieille malle dans son halo verdâtre.

C’était probablement là que reposaient les vestiges de la Volière d’autrefois, les trésors que les phénix avaient enlevé lors de la réfection de la tour. S’ils quittaient un jour ce monde, ils n’emporteraient sans doute avec eux que les plus beaux fragments de ces trésors, pour abandonner tous les autres, à jamais engloutis dans cet abîme de grisaille et de noirceur dans laquelle la lumière du jour ne pénétrait jamais.

Même les yeux d’Ehissian avaient besoin d’un peu de lumière pour s’y déplacer. Quand à Fallnir, l’obscurité ne lui aurait pas posé problème quinze jours plus tôt ; mais à présent, il était contraint de suivre la silhouette assurée de son amant pour ne pas se perdre dans le dédale.

Lorsqu’il leur sembla arriver devant le dernier morceau des innombrables caves, Ehissian montra un très léger signe d’hésitation. La toute dernière pièce était accessible par un escalier en bois, qui montrait des signes de faiblesse et paraissait pourri depuis des années. Pourtant, le bois tint bon lorsque le phénix posa le pied sur la toute première marche.

-Accroche-toi à moi, les planches cèderont si la clef ne te protège pas toi aussi.

Sans un mot, Fallnir posa la main sur l’épaule de son amant, un geste qu’il avait l’habitude de faire plus tendrement, dans d’autres situations. Ils descendirent lentement, prudemment, angoissés par les sinistres craquements des marches qu’ils foulaient sous leurs pieds. Après de longues minutes à sillonner les sous sols sans entendre d’autres sons que leurs respirations et les bruits étouffés de leurs pas, ces affreux grincement paraissaient résonner dans toute la maison, au risque d’ameuter tout le quartier.

Ils s’autorisèrent tout deux un soupir de soulagement, lorsqu’ils sentirent enfin sous leurs pieds la terre battue du dernier sous-sol de la cave.

Des traces de pas étaient marquées dans la poussière, que Fallnir identifia immédiatement comme celles d’Ehissian. Ce dernier lui prit affectueusement la main, pour glisser dans sa paume une nouvelle clef, petite et froide.

-Tiens, dit-il tout bas. C’est à toi que le prince a confié cette mission. Je crois que c’est à toi de… Enfin…

Fallnir acquiesça d’un signe de tête, une boule dans la gorge. Au fond de la petite pièce nue, un coffret de métal accrochait les vagues reflets verdâtres de leur source de lumière, attendant son heure. Le dragon vint s’agenouiller devant lui, puis déverrouilla la serrure et souleva le couvercle avec une facilité déconcertante. Plongeant la main jusqu’au fond de la boite après un instant d’hésitation, il retira un tube scellé aux reflets brillants, qui était étrangement léger. Le couvercle ne résista pas plus que le coffre, quand il le dévissa.

A l’intérieur, un parchemin blanc comme neige était soigneusement enroulé. Fallnir l’effleura du bout des doigts, faisant sauter le sceau magique qui préservait la virginité du document. Avec une lente délicatesse, il déroula le papier et l’étendit devant ses yeux.

- Alors, c’est à ça que ça ressemble, un pacte de sang ?

Ehissian s’était accroupi derrière lui, brandissant la clef lumineuse par-dessus leurs épaules pour les éclairer. Son souffle chaud caressait l’oreille du dragon, qui se raccrocha de toutes ses forces à cette simple sensation.

Il ne s’agissait que d’un morceau de parchemin banal, parcourut par deux écritures courbées à l’encre rougeoyante – le sang de deux dragons. Tout en bas, tout près de deux pattes de mouches qui semblaient vaguement être les noms des deux signataires, un simple mot se détachait en toutes lettres, parfaitement décryptable.

« Jürgen ». L’enfant de ce couple se nommait Jürgen. Qu’avaient dit Gallwen et Eryad, quelques heures plus tôt ? Que Jürgen lui avait succédé en tant que futur Garnësir. Le sol sembla s’ouvrir sous les pieds de l’auburn.

- Eh, les deux dragons, tout à l’heure… Ils ont pas parlé de ce type ? Chuchota Ehissian en pointant le nom du doigt, seul passage du parchemin qu’il comprenait lisiblement.

Dans le néant des pensées de Fallnir, une seule petite phrase résonna longuement.

Lékilam avait raison.

Parmi le charabia incompréhensible aux yeux d’Ehissian, le dragon avait parfaitement reconnu le nom de son ancien chef de clan et de ses yeux reconnus, un dragon archiviste qui se tenait toujours dans son ombre.

Ils avaient brisé la première règle de leur clan, bafoué les codes même de leur peuple. Ils avaient découvert qui était leur enfant. Pire encore, ils lui avaient légué injustement la succession à la tête du clan, comme un ultime présent parental pour se faire pardonner de l’avoir élevé dans le secret.

-Dit, c’est vrai ce qu’ils ont dit, tout à l’heure ? C’est toi qui devais devenir le prochain chef de ton clan ?

La voix d’Ehissian était curieuse, mais cachait mal l’inquiétude qu’il ressentait.

Fallnir serra les lèvres, conscient que cette dernière confidence serait peut-être un nouveau coup dur pour son amant. Le jeu amoureux prenait des proportions que le phénix n’avait pas soupçonné.

- Oui, lâcha-t-il enfin. J’étais… J’étais l’un des plus forts de mon clan. C’était il y a longtemps…

Il ne pouvait pas voir le visage du phénix dans son dos, les yeux rivés sur le parchemin. Mais étonnamment, Ehissian parut encaisser le coup sans trop de difficulté, sans doute déjà préparé à cette épreuve depuis leur rencontre avec les deux autres dragons. Dans un subit élan d’affection, ou peut-être comme un contrecoup à la révélation confirmée de la bouche de son amant, le jeune chevalier noua ses deux bras autour du cou de l’auburn et nicha son menton sur son épaule. Leurs deux visages se touchaient, agréablement tiède dans la fraicheur humide de la cave.

Inconsciemment, ce dernier se lova dans cette sensation réconfortante et s’y raccrocha solidement pour ne pas sombrer.

- Et sur ce papier, c’est le nom de celui qu’on a choisi pour te remplacer, après que tu ais été banni… Avec l’identité de ses parents, c’est ça ?

- Oui, répéta Fallnir d’une voix étranglée. Cet homme, c’est le fils du Garnë… du chef actuel du clan.

Il y eut un instant de silence, presque déstabilisant après leur échange à voix basse.

Puis, Ehissian échappa un simple « Oh », qui montra qu’il venait de comprendre.

A vrai dire, il avait été traumatisé par ce que lui avait appris le dragon sur son clan, l’autre soir, après l’histoire de Shézac qui avait tant énervée l’auburn. Cette tradition d’oublier jusqu’au souvenir même du nom de son enfant, d’abandonner sa progéniture au bon vouloir du clan avait profondément choqué le phénix et les valeurs familiales exacerbées qu’on lui avait toujours inculqué.

Il venait de comprendre que Fallnir avait été banni sous un faux prétexte, et presque tous ses hommes envoyés au massacre pour éviter toute rébellion, juste parce qu’un dragon avait voulu contourner cette privation horrible qu’il imposait à tous ses semblables.

Bien sûr, comme en avaient témoigné Gallwen et Eryad, cela n’avait en rien empêché les rumeurs. Mais sans preuves tangibles, les bruits de couloir restaient à l’état d’hypothèses fumeuses, pour expliquer pourquoi le Garnësir avait banni le meilleur de ses dragons et mis à sa place la dernière personne que l’on s’attendait à voir, un vague inconnu du nom de Jürgen.

Or, cette preuve manquante, Fallnir la tenait entre ses deux mains, aussi palpable que le corps d’Ehissian tout contre lui.

- Donc, ça veut dire que ce qui t’es arrivé n’est pas complètement la faute des démons de la Morte-lune…

Le dragon hocha tout doucement la tête, alors que son amant resserrait un peu plus l’étreinte de ses bras.

Il avait haï Derek Isdegarde pendant des siècles, l’accablant de tout les maux, le rendant responsable de tous ses malheurs. Ce soir là, c’étaient les dragons qui avaient attaqué les premiers, forçant les démons de la Morte-lune à riposter efficacement. Mais jusqu’à lors, il avait toujours cru que c’était Derek qui, de son propre chef, avait décidé d’aller voler le document. Et même s’il savait aujourd’hui que la rencontre des deux groupes n’avait rien eu du hasard et avait été organisée de toute pièce par le Garnësir, que le mercenaire démon avait été dupé autant que lui…

Il n’en restait pas mois que c’était Derek qui avait accepté cette mission, et ordonné à ces hommes d’accomplir leur devoir jusqu’au bout, quitte à exterminer toute une compagnie de dragon, plutôt que de prendre la fuite et de laisser tomber.

Cela, il ne pouvait l’imputer à ses sentiments, et sa rancune à l’égard de Derek Isdegarde était toujours là, bien qu’émoussée par tout ce qu’il venait d’apprendre.

Fallnir attrapa délicatement une des mains d’Ehissian, la caressa avec tendresse.

- Je crois qu’on ferait mieux de quitter cet endroit. Je te sens fatigué.

Le phénix ne put qu’acquiescer à mi-voix, commençant effectivement à ressentir les affres de l’épuisement émotionnel.

--

Sous la lumière d’un croissant de lune, deux ombres furtives escaladèrent vivement la façade d’un vieil immeuble, et enjambèrent la rambarde d’un balcon. Ils se contorsionnèrent pour passer à travers le trou béant dans la vitre de la porte fenêtre, et ne reprirent forme humaine qu’une fois à l’intérieur, à l’abri dans l’obscurité.

Le salon de l’appartement avait plutôt bien supporté les deux semaines d’absence de son propriétaire. Excepté quelques détritus et feuilles mortes, que le vent avait porté dans la pièce à travers la vitre brisée, et une fine pellicule de poussière sur les meubles, tout était intact.

Personne n’avait vraiment dû réaliser que le départ de Fallnir était définitif. Si les phénix ne l’avaient pas accepté à la Volière, ou qu’Ehissian l’avait rejeté, il aurait certainement pris un autre logement beaucoup plus près de la tour. Autant pour veiller de loin sur lui, que pour avoir une chance infime de recroiser sa route.

L’objet de ses pensées fit quelque pas dans la pièce, l’air rêveur. Jetant des regards tout autour, il s’arrêta un instant devant le fauteuil près de la fenêtre, là où il avait croisé le regard du dragon pour la première fois, puis se planta devant la porte de la chambre sans dire un mot.

- A quoi tu penses ? S’enquit Fallnir sans bouger de sa place, n’osant se rapprocher.

Le phénix ne répondit pas tout de suite. Lui tournant le dos, il continua de scruter la porte de la chambre, comme plongé dans ses réflexions.

- A rien… Je me disais juste… En fait, je ne sais toujours pas ce qui m’a pris ce soir là, lâcha-t-il en effleurant la poignée du bout des doigts. J’ai tout de suite su que tu étais un dragon, mais… Après que tu m’ais soigné, quand on s’est regardé, il y a eu comme un truc, et… j’ai vraiment eu envie qu’on aille plus loin…

Fallnir fut troublé par l’aveu sincère de son amant. C’était la première fois qu’il lui parlait de ce qu’il avait ressenti ce soir là. Et à vrai dire, c’était même la première fois qu’ils parlaient tout court de ce soir là.

Qu’Ehissian ne se soit pas méfié de lui, il le concevait parfaitement. Il pensait même très franchement que le chevalier n’avait jamais vraiment réalisé ce que cela signifiait que Fallnir soit un dragon, et n’en ait pris conscience que très récemment. Lors de leur conversation sur le toit de la Volière, sans doute.

Avant, eh bien, ce n’était pas un détail très important à ses yeux ; certes, Fallnir était un dragon, mais ils étaient loin de leur monde, coupés des influences extérieures, si bien que la haine séculaire avait immédiatement été remplacée par l’agréable sensation de rencontrer un compatriote.

Non, aucun des deux ne s’était méfié de l’autre, pas même une seconde.

Surtout que la première chose que l’auburn avait fait, lors de leur toute première rencontre, avait été de s’inquiéter pour la blessure au poignet d’Ehissian. Alors dans sa tête de phénix naïf, celui-ci avait longtemps cru que ce n’était pas un dragon comme les autres, qu’il était beaucoup plus digne de confiance que ceux de son espèce…

En revanche, qu’ils aient terminé aussi rapidement dans le même lit, c’était toujours quelque chose qu’ils ne comprenaient pas. Peut-être un coup de folie passagère, une attirance physique un peu trop forte ou juste un sentiment de solitude partagé, si ce n’était pas tout simplement un mélange des trois.

Parfois, on faisait des choses que l’on n’était pas capable de s’expliquer soi même.

- Et… tu regrettes ce qui s’est passé ? demanda Fallnir d’une voix étranglée.

Il n’avait pas réussi à contenir son émotion. Avec une boule dans la gorge, il vit Ehissian tourner lentement la tête vers lui, se mordant la lèvre inférieure.

- Oui… J’aurai dû rester avec toi le lendemain matin, au lieu de m’enfuir comme un voleur pendant que tu dormais encore…

Sur ces mots, il lui adressa un sourire si touchant que Fallnir cru un instant s’être transformé en un gros tas de gélatine rose, tout mou et tout gluant.

Ehissian passa une main dans ses cheveux sombres, pour cacher son mal aise.

- Au lieu de ça, je t’ai juste ramené une plume que j’ai trouvé dans les débris. C’est un peu bête…

- Non… Non, je n’ai pas trouvé que c’était bête, répondit aussitôt Fallnir, avant de s’empourprer.

Il ne lui avait jamais avoué que cette plume, il la possédait toujours, coincée entre les pages d’un livre sur sa table de chevet. Le phénix ne l’avait jamais remarquée –quand il venait dans sa chambre, il regardait généralement autre chose que les meubles-, et ne saurait sans doute jamais l’importance qu’elle avait prise pour le dragon. Elle était la toute première chose sur laquelle il avait vu le soleil se refléter.

Cherchant vivement à donner le change, le dragon baissa les yeux et fit mine de chercher quelque chose sur le sol, parmi les débris de verres éparpillés. Il finit par ramasser un fragment brisé, qu’il leva à hauteur de visage pour le faire scintiller dans la vague lumière de la nuit.

Le morceau de verre était recouvert d’une couche brunâtre, comme du verni à ongle ou de la peinture épaisse. C’était sur ce bout de vitre cassé qu’Ehissian s’était coupé, alors qu’il reprenait forme humaine au milieu des débris de la baie vitrée.

Comprenant aussitôt, à l’autre bout de la pièce, le phénix releva l’une de ses manches pour dévoiler la discrète cicatrice qui marquait encore son poignet. Dire qu’à cause d’une simple petite blessure, d’un peu de gaze et de désinfectant…

Ils échangèrent un sourire presque gêné, les souvenirs de cette nuit passée leur remontant en mémoire, comme autant de bribes de moments passionnés et impudiques.

Fallnir fini par se racler la gorge.

- Je crois qu’on n’a pas encore dû me couper l’eau. Si tu veux prendre une douche…

Le phénix hocha rapidement la tête, troublé.

- Entendu… souffla-t-il à mi-voix.

Ils avaient convenu d’un accord silencieux qu’ils passeraient quelques heures dans l’ancien appartement de Fallnir, pour reprendre des forces. Après quoi ils rentreraient à la Volière, et profiteraient d’une véritable nuit de sommeil avant d’affronter tout ce qui les attendait.

Gallwen et Eryad étaient toujours quelque part sur ce monde, à sa recherche… Il ne l’avait pas dit à Ehissian pour ne pas l’effrayer, mais connaissant ses anciens subordonnés, il savait qu’ils seraient prêts à tout pour mener leur mission à bien. Peut-être même qu’ils pourraient aller jusqu’à attaquer la Volière…

Bizarrement, cette perspective ne lui faisait pas peur pour les raisons que l’on pensait. Les deux dragons ne savaient pas que le prince phénix se trouvait dans la tour et que par conséquent, celle-ci était encore plus protégée que le château royal. Il y avait Pavel, Libellule, Derek Isdegarde… Sans parler de l’appui supplémentaire de Shézac et de toutes les protections magiques que Scysios devait entretenir autour du bâtiment.

Fallnir pénétra dans sa chambre en poussant un soupir.

La porte étant restée fermée durant l’absence du maitre des lieux, la pièce avait été épargnée par le vent. Il n’y avait que la couche grisâtre sur les meubles qui témoignait du départ prolongé du dragon. Tandis qu’Ehissian se faufilait dans la salle de bain pour rincer la sueur et la poussière de leur journée mouvementée, Fallnir s’appliqua à ouvrir la fenêtre et à changer les draps, pour plus de confort.

Leurs sacs à dos trainaient au pied du lit, contenant leurs armes, leurs quelques affaires et surtout, le document roulé dans son tube de métal, comme un animal sagement endormi.

L’auburn s’efforça d’oublier sa présence et se plongea avec déférence dans l’observation de son placard. Il y avait suffisamment de lumière venant de l’extérieur pour qu’il puisse se passer d’actionner l’interrupteur ; allumer aurait été trop étrange, dans cette ambiance de clair obscur qui lui rappelait tant ce fameux soir.

Tout en sortant des draps propres, il songea que c’était peut-être l’occasion d’emporter quelques affaires supplémentaires, qu’il avait dû laisser là lors de son premier départ. Il n’y avait rien qui valait vraiment la peine d’être emporté, mais quelques bricoles pouvaient toujours se révéler utile. Comme par exemple un t-shirt intact pour remplacer celui que Gallwen avait lacéré.

Il fouilla dans leurs sacs à dos, à la recherche de vêtements pour son amant. Fort de son expérience passée avec les orages, qui empêchaient d’utiliser les plaques de transport, Ehissian avait conseillé de prendre quelques affaires de rechange, au cas où. Il avait finalement eu raison, et Fallnir s’empressa de porter une serviette et des vêtements propres dans la salle de bain, pendant que le phénix achevait de se laver.

Alerté par le bruit de la poignée de porte, le chevalier coupa l’arrivée d’eau et jeta un œil hors de la cabine. Un sourire radieux s’afficha sur son visage lorsqu’il vit son valet personnel ouvrir en grand une serviette éponge, d’un air résigné. Gloussant comme un bienheureux, Ehissian décréta qu’il s’était suffisamment rincé, se précipita hors de la douche et se laissa enrouler dans le tissu moelleux, puis frictionner par un dragon amusé.

Les ablutions étaient un moment qu’ils appréciaient tous les deux, surtout lorsqu’elles se faisaient complices, à l’image de cet instant. Leurs deux cultures avaient beau être différentes sur bien des points, ne serait-ce qu’au niveau de la conception de la famille ou de la convivialité, elles s’accordaient parfaitement de ce côté-là.

Des gouttelettes coulaient encore du corps d’Ehissian, trempant le sol carrelé comme une petite pluie d’été. Cela rappela à Fallnir la tâche de sang sur la moquette, au milieu des débris de verres, que le phénix avait provoqué lors de leur première rencontre. Tout comme la dernière fois, il entraina le jeune homme jusqu’à sa chambre, pour limiter les dégâts.

Emmitouflé dans une serviette bleue, Ehissian s’assit sur le lit avec un sourire ravi. Fallnir s’agenouilla devant lui et, dans la pénombre, sécha soigneusement chaque partie de son corps, comme on essuyait un enfant, à geste tendre, lent et méticuleux. Le phénix avait des cicatrices jusque sur les jambes, aussi anciennes que disgracieuses. Il les connaissait toutes par cœur, aurait pu toute les dessiner, comme on récitait les vers d’une poésie. Il se contenta de les frotter doucement, pour les sécher sans abimer l’épiderme fragile. Ehissian ne disait rien, se laissait faire en le couvant d’un regard doux. Entre les mains de Fallnir, il devenait aussi docile qu’une poupée, à l’immobilité uniquement troublée par les légers frissons qui traversaient parfois sa colonne vertébrale, sous les gestes de son amant.

Le dragon se redressa ensuite, s’asseyant contre son amant pour essuyer ses mèches indisciplinées. Les cheveux bleus du jeune homme n’apprécièrent qu’à moitié le traitement, et un phénix riant aux éclats dû repousser son amant trop zélé, s’emparant de la serviette pour s’essorer lui-même, avec un peu plus de technique.

Ils n’avaient pas échangé un mot, se contentant de regards mutins et de sourires sincères. Fallnir avait retrouvé cette paix intérieure qu’il avait ressenti quelques heures plus tôt, juste avant qu’ils n’aillent dans cette vieille maison abandonnée pour récupérer le parchemin.

Il était avec Ehissian, il ne voyait qu’Ehissian, son cœur était gonflé de joie et ses pensées parfaitement limpides. Il n’y avait plus rien, plus de passé, plus d’avenir, juste un présent aux teintes bleutées ; le bleu de la nuit autour d’eux, des draps frais sur le lit, des cheveux et des yeux de son amant qui brillaient sous la lointaine lumière de la lune.

Comme un fruit frais, les lèvres gourmandes du phénix se posèrent sur les siennes, le surprenant un peu les premières secondes. L’instant d’après, les deux mains de son amant se posaient sur son visage et l’enveloppaient comme une coupe, l’invitant à se laisser aller. Passé l’étonnement de cette réaction soudaine, il répondit en douceur au baiser tendre de son amant, et n’opposa aucune résistance lorsque ce dernier, s’installant sur ses cuisses, le fit doucement basculer sur le dos.

Les cheveux bleus d’Ehissian tombaient sur son visage et chatouillaient sa peau. Il y glissa une main cajoleuse, l’autre se posant sur les muscles encore humidesdu dos du chevalier. Le corps du phénix était agréablement chaud dans la fraicheur nocturne, exhalait une odeur de savon fruité qui lui emplit les narines.

Rompant le baiser sur un sourire, Ehissian se redressa brusquement. S’installant un peu plus confortablement, à cheval sur l’auburn, il commença à déboutonner méticuleusement la chemise du dragon. Comprenant ce qu’il était en train de faire, Fallnir sortit vivement de la douce torpeur dans laquelle le baiser l’avait plongé.

- Ehissian ! Glapit-il d’un air outré.

Ils ne s’étaient arrêtés là que pour faire une courte pose, ils n’avaient certainement pas le temps pour ce genre de chose. Mais son phénix ne voyait pas les choses sous cet angle, et le toisa d’un air courroucé.

- Tu croyais vraiment que tu pouvais me tripoter comme ça sans que je réagisse ?

Le dragon se sentit rougir, bien malgré lui. Il n’avait eu aucune mauvaise intension en séchant son amant, ne se souvenait même pas d’avoir eu le moindre geste déplacé susceptible de le provoquer. Pourquoi les phénix avaient-ils le sang aussi chaud ? Bien souvent, il lui suffisait d’un simple effleurement pour embraser la sensualité exacerbé d’Ehissian.

Ou alors, c’étaient les souvenirs de leur précédente nuit passée dans cet endroit, qui avait donné des idées à son impétueux chevalier ?

- Je n’ai même pas pris de douche ! Tenta-t-il vainement de protester, se saisissant des poignets de son agresseur pour l’empêcher d’aller plus loin.

Dans la pâle lumière de la nuit, il vit Ehissian hausser les sourcils d’un air perplexe.

- Et alors ?

- Et alors… Et alors on ne peut pas ! Renchérit Fallnir d’un air qui ne lui ressemblait pas.

Le phénix était complètement nu, la serviette ayant depuis longtemps chuté sur le sol froid. Ils ne se connaissaient que depuis quelques semaines, mais le phénix avait déjà oublié la gêne de se retrouver entièrement exposé au regard de son amant. Mieux, sentir les yeux clairs du dragon sur sa peau, le voir lutter contre l’envie de le contempler le flattait particulièrement, tout autant que cela l’excitait.

Dans un geste gourmand, il se mordit la lèvre inférieure et lança à l’auburn un regard trouble. Dans le même temps, il fit un mouvement du bassin presque accidentel ; et les deux parties de leur anatomie qui se trouvaient être en contact s’appuyèrent un peu plus l’une contre l’autre.

Fallnir, qui tenait toujours les poignets du chevalier pour limiter tout dérapage, lutta de toutes ces forces contre le raz de marée qui menaçait de le submerger.

- S’il te plait… gémit Ehissian avec une moue terriblement aguicheuse.

Le dragon craqua très exactement une seconde et trois centièmes plus tard.

Il renversa son compagnon sur les draps, inversant leurs positions, et s’appliqua presque aussitôt à dévorer la gorge offerte d’un Ehissian plus que ravi. Le phénix bascula la tête en arrière et laissa échapper un voluptueux soupir de plaisir, savourant sa victoire presque trop facile sur l’auburn, qui avait une fois de plus cédé à ses caprices.

La fièvre du dragon fut aussi puissante qu’il avait été réticent. La peau du chevalier était une véritable drogue, qui lui montait au cerveau et lui faisait complètement perdre la raison. Il aurait voulu marquer tout son être de son empreinte, effacer toutes ces cicatrices qui le recouvraient pour laisser ses propres marques à leur place. En de longues caresses enfiévrées, ses mains partirent redécouvrir une énième fois chaque courbe, chaque forme et chaque parcelle du corps d’Ehissian.

Ce dernier laissait échapper des soupirs entre ses lèvres entrouvertes, la tête inclinée et les doigts agrippés à la nuque de l’auburn. Voir Fallnir être aussi prévenant avec lui l’avait fait complètement fondre. Cette attention qu’il lui vouait constamment était d’ailleurs l’une des premières choses qui l’avait frappé chez le dragon. Loin de lui déplaire ou de l’étouffer, comme c’était souvent le cas avec ce type de comportement, cela le flattait, et lui donnait l’agréable sentiment d’être important aux yeux de quelqu’un. De plus, Ehissian savait lui montrer quand est-ce qu’il avait besoin de respirer, et son amant respectait toujours sa volonté.

Il leur avait fallu si peu de temps, pour apprendre à se connaître…

De la paume de ses mains, Fallnir s’appliquait à faire frissonner le corps du phénix sous le sien. Il embrassait la peau découverte de son torse, suivait la ligne de ses muscles, survolait les nombreuses cicatrices qui zébraient sa chair. Elles étaient encore nombreuses, comme autant de signes inquiétants du dangereux métier du chevalier. Certaines, les plus anciennes ou les plus légères, avaient déjà disparu ou n’étaient à peine plus perceptibles. Mais d’autres les avaient remplacées, restes de ses entrainements brutaux avec Pavel, qui n’y allait jamais de main morte. Et il restait toujours les traces des blessures les plus profondes et les plus graves, comme ce trait horizontal qui barrait le dos et l’abdomen d’Ehissian…

Quelque chose lui avait traversé le corps, de part en part. Ca avait l’air relativement récent, mais le jeune homme ne lui avait jamais avoué comment est-ce que c’était arrivé.

Les lèvres de Fallnir passèrent par-dessus le trait sans y prêter attention, se posèrent sur un mamelon durcis qu’elles se mirent à maltraiter, arrachant un sursaut de plaisir à leur propriétaire.

Cette cicatrice lui faisait peur. Elle symbolisait tout ce que le dragon redoutait le plus au monde, la mort d’Ehissian. Sa propre vie lui importait peu tant que celle du phénix était préservée. Le jour où le chevalier se lasserait de lui et déciderait de le quitter, Fallnir savait déjà ce qu’il ferait, comme si c’était inscrit dans ses gênes.

Il veillerait sur lui, aussi longtemps qu’il le pourrait, et un jour se sacrifierait pour le sauver. C’était ce qu’il advenait de tous les dragons qui avaient eu le malheur de tomber amoureux d’un membre d’une autre espèce.

Frissonnant sans relâche sous les lèvres, les dents et la langue cajoleuses de son amant, Ehissian enfouit ses doigts dans les courtes mèches de l’auburn. Carnivore, le dragon voulait laisser son empreinte partout sur le corps du phénix, quitte à le rendre fou. Des suçons, des morsures, des traces humides qu’il caressait de son souffle, se délectant des soupirs qu’il obtenait en retour. Ses mains effleuraient, exploraient, retenaient le corps impatient sous le sien. Il était volontairement long et passionné, voulait sentir le chevalier s’enflammer, se mettre à bouillir de frustration et de désir insatisfait.

Fallnir glissa une langue mutine dans un nombril frémissant, obtint en retour une griffure aussi accidentelle que vengeresse sur la base de sa nuque.

Il descendit encore et happa ce qui se trouvait là, et qui le provoquait déjà depuis un bon moment, depuis qu’il avait commencé à couvrir Ehissian de caresses ; celui-ci hoqueta de surprise et replia les genoux, la tête soudain devenue brumeuse.

- Fallnir… souffla-t-il avant de se mordre la lèvre inférieure.

Il avait redressé la tête, et la vue du dragon entre ses jambes repliées, qui s’acharnait à le torturer délicieusement, lui fit rapidement monter le rouge aux joues. Le visage de l’auburn se fendit d’un sourire espiègle, amusé de voir que les rôles s’étaient inversés. Il déposa un baiser tendre sur l’intérieur de la cuisse de son amant, puis un autre un peu plus haut, et encore un autre juste sur son aine.

Les mains du phénix se crispèrent sur les draps et il se redressa vivement sur les coudes, l’air suppliant. Les mots qu’il avait voulu dire restèrent coincés dans sa gorge, mais ses yeux brillants parlèrent pour lui. Fallnir n’avait pas mis longtemps à le pousser à bout. Est-ce que le jeune chevalier avait à ce point envie de lui, pour avoir déjà perdu toute patience ? C’était flatteur, mais cela en disait aussi très long sur l’appétit charnel du jeune homme.

Voyant que son amant ne bougeait pas, se contentant de le dévorer du regard, Ehissian s’empourpra un peu plus. Tout à l’heure, quand il surplombait le corps du dragon, ses yeux avides ne le dérangeaient pas, le comblaient même de ravissement. A présent que la position était inversée, il se sentait presque mal à l’aise, troublé. Et, il l’avouait avec une certaine honte, horriblement excité par cette situation.

Les évènements de la journée l’avaient perturbé, plus qu’il n’en avait lui-même conscience. Il avait besoin de réconfort, et d’oubli, envie d’effacer tout ce qu’ils avaient vécu depuis quelques jours et ce qui les attendait encore. Il avait peur que sa vision de Fallnir change.

Apprendre qu’il était un Garnësir, qu’il avait failli en devenir le chef, puis qu’il avait été banni… Il avait l’impression qu’on lui parlait d’une autre personne, que ce dragon important et cette personne qui venait d’attiser son désir en quelques minutes étaient deux êtres tout à fait différents. Fallnir était Fallnir, un étranger qu’il avait rencontré dans cet appartement, par accident, et qui avait remué ciel et terre pour venir le rejoindre. L’histoire de l’auburn avait commencé avec leur rencontre ; avant, il n’y avait rien, c’était une autre personne qui avait éclaté en même temps que la baie vitrée de son salon.

Ehissian ne savait pas à quel point il avait raison.

Dans l’immédiat, tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait envie de Fallnir, tout de suite, et qu’il n’attendrait pas une minute de plus. Il voulait le sentir contre lui, en lui, lui appartenir, se laisser aller corps et âme entre ses bras. Pour être sûr qu’il était bien là, avec lui, qu’il n’était pas parti. Que les mots des deux dragons, rencontrés tout à l’heure, n’avaient pas fait leurs chemins dans sa tête un peu désorientée.

Une sensation douloureuse le tira brusquement de ses pensées, et son regard voilé se ralluma promptement. Fallnir avait presque été vexé de le voir se perdre dans ses réflexions, et avait décidé de le réveiller à sa manière, aussi joueur que pragmatique. Mais la grimace du phénix avait été équivoque ; il n’était pas encore tout à fait prêt. Il remonta souplement au niveau d’Ehissian, le dominant de tout son corps, un bras tendu posé sur le matelas en guise d’appuis. Son autre main tâtonna jusqu’à trouver la poignée du tiroir, dans sa table de nuit, et se mit à fouiller à l’intérieur.

Le phénix ne resta pas inactif. La gorge de son amant était juste à la portée de ses lèvres, l’attention de l’auburn était tournée vers le tiroir. Ses doigts lâchèrent les draps d’un seul mouvement et s’appliquèrent à retirer cette chemise qui le narguait depuis si longtemps, tandis qu’il recouvrait de baiser chaque millimètre de peau qui avait le malheur de l’effleurer. Ne pouvant complètement retirer le vêtement, plutôt que d’abandonner, il s’évertua alors à déboutonner le reste ; ce n’était absolument pas juste qu’il soit le seul à être dévêtu. Quand deux mains friponnes se glissèrent dans ses sous-vêtements, Fallnir fut pris d’un soubresaut et souffla sous le coup de la surprise. Au même instant, il trouva enfin ce qu’il cherchait, et put reprendre dignement le contrôle des opérations, avant que son amant affamé ne puisse complètement inverser les rôles de la victime et du bourreau.

Rapidement, il se redressa à demi et ôta ce que le phénix avait commencé à retirer, sous le regard gourmand de ce dernier. Puis il captura les poignets d’Ehissian, pour les forcer à se nouer autour de ses épaules, et s’arrêta un instant.

Les lèvres entrouvertes, les joues en feu, leurs yeux se croisèrent et ils restèrent muets, hésitants.

Aussitôt après, leurs paupières tombaient et ils s’embrassaient à perdre haleine.

Le dragon encercla de ses genoux le corps de brûlant de son amant. Il mit tout son poids dans ses jambes le temps d’utiliser ses mains pour ouvrir un flacon et faire couler le contenu sur ses doigts. Etendu sur le dos, par-dessous ses paupières à moitié ouverte, Ehissian le fixait d’un air impatient.

Un frisson parcourut le corps du phénix, quand l’auburn se glissa délicatement entre ses jambes, et se pencha vers lui pour l’embrasser tendrement.

Il hoqueta contre ses lèvres quand quelque chose se glissa en lui, intrusion aussi inconfortable que désirée. Les doigts serrés sur les draps, il laissa Fallnir le préparer aussi longtemps qu’il le fallait, jusqu’à ce que le plaisir et l’envie prennent le pas sur l’incommodante sensation, et qu’Ehissian n’en puisse plus.

Il noua les genoux autour de la taille de son amant, lui signifiant avec un regard empressé qu’il en exigeait plus. Le dragon captura de nouveau sa bouche, lui faisant un instant oublier toute autre sensation que les lèvres gonflées par les baisers qui se pressaient contre les siennes.

Il planta ses ongles dans le dos de son amant, quand ce dernier lui saisit les hanches et s’immisça en lui d’un seul mouvement.

C’était chaud, étroit, et humide en même temps. Ils avaient l’impression d’être entouré, de ne plus exister qu’entre les bras de l’autre, leurs deux corps serrés comme s’ils voulaient s’unir et se fondre pour ne plus faire qu’un.

Fallnir accompagna ses premiers mouvements de baisers passionnés, dans le creux du cou du chevalier. Celui-ci, les yeux fermés, avait enfoui son visage contre le dragon et ne tarda pas à étouffer ses gémissements sur la peau brûlante.

Une vague de sensations les remplit peu à peu, d’abord un plaisir diffus et léger, puis violent comme une tempête. Il y avait trop, et pas assez à la fois ; Ehissian était pressé contre le dragon, s’agrippait à lui de toutes ses forces, le sentait bouger et palpiter en lui avec une ardeur qui le rendait fou. Ses doigts crispés caressaient autant qu’ils griffaient le dos de son amant, se glissaient parfois dans ses courtes mèches auburns pour les empoigner, masser son cuir chevelu avec une inconscience sensuelle.

Il accompagnait les mouvements de ses reins d’ondulations saccadées du bassin, sans réfléchir à ce qu’il faisait, uniquement guidé par son instinct et la passion qui le taraudait.

Fallnir aurait donné cher pour pouvoir lire ses pensées. Le phénix était incapable de formuler des propos cohérents, haletait et gémissait à la fois, murmurant parfois son prénom d’une voix possédée par le désir.

S’il avait été en état de réfléchir, le chevalier n’aurait sans doute pas manqué de l’abreuver de paroles indécentes et de mots aguicheurs, comme il lui arrivait souvent de le faire pendant leurs étreintes, dans un sursaut d’espièglerie coquine.

Cela suffisait à rendre le dragon complètement ivre, chaque son, chaque sensation lui vrillant un peu plus les tempes de plaisir. Tandis que leurs hanches s’entrechoquaient presque douloureusement, que leurs torses se frottaient avec une avidité qui les surprenaient tous les deux, que leurs mains s’accrochaient au corps de l’autre comme si leurs vies en dépendaient, une douce chaleur les enveloppait peu à peu, augmentant un peu plus à chacune des vrilles de plaisir qui les transperçaient.

C’était dans ces moments là que pour Fallnir, se taire était le plus douloureux.

Il aurait voulu crier à Ehissian à quel point il l’aimait, et combien il était important pour lui. Plus que l’acte charnel, c’était la propre satisfaction d’Ehissian dont il nourrissait sa passion. Mais il avait emprisonné ses sentiments derrière un solide mur de raison, et si les mots lui brûlaient la langue, jamais ils ne parviendraient à s’échapper de sa bouche.

Quitte à ce que son cœur explose, incapable de supporter l’atroce pression qu’il ressentait de ne pouvoir exprimer ce sentiment qui le faisait battre.

Il s’évertua à combler Ehissian jusqu’à lui faire perdre la raison. Il le connaissait par cœur, à présent, et il savait précisément trouver quel endroit à l’intérieur de son corps il lui suffisait de toucher, pour l’emmener jusqu’à l’extase.

Il délaissa son cou, recouvert de la marque de ses morsures et de ses baisers langoureux, pour venir emprisonner ses lèvres et l’embrasser encore, avec plus d’abandon et de passion que jamais. Ehissian gémit contre sa bouche, cria presque quand il sentit son bassin être soulevé, et son amant toucher avec plus de force et de précision cette zone qui lui procurait un plaisir si puissant.

Le phénix s’accrocha à la nuque de l’auburn et l’embrassa éperdument, le souffle saccadé et les muscles tendus.

Il se libéra dans les secondes qui suivirent, surprenant Fallnir qui ne s’attendait pas à une réaction aussi rapide. Mais quand, sous le coup de l’orgasme, Ehissian se resserra autour de lui, un gémissement rauque lui échappa et le plaisir le submergea à son tour, sans prévenir.

Le dragon plongea dans une léthargie cotonneuse, les yeux fermés, l’esprit incertain et la mémoire trouble. Son corps tout entier était parcouru de fourmillements, et il ne savait pas vraiment si c’était son cœur ou celui de son amant qu’il sentait battre aussi fort, ou bien les deux, à l’unisson.

Un gloussement agréable tinta dans ses oreilles et Ehissian, visiblement moins sonné que lui, entreprit de couvrir son visage de baisers légers comme des caresses, qui le firent frissonner de la tête au pied.

Il poussa un soupir et se détendit, se sentant incroyablement bien entre les bras de son phénix. Il quitta son corps et ils se laissèrent tous deux aller sur les draps, lovés l’un contre l’autre.

Ils ne surent combien de temps ils restèrent là, à se sourire et se caresser en silence, les yeux dans les yeux. Comme si le temps s’était suspendu, que tout autour d’eux avait disparu, les lieux, les gens, leurs histoires, leurs vies. Fallnir lissait doucement les longues mèches bleues d’Ehissian. Celui-ci, l’air malicieux, lui effleurait la nuque du bout des doigts. La nuit les recouvrait pudiquement, dessinant des ombres sur leurs peaux nues, encore recouvertes de perles de sueur et des marques un peu moins innocentes de leur étreinte. La brise nocturne qui s’infiltrait par la fenêtre ouverte ne les atteignait même pas. Des éclats de lumière semblaient briller dans les prunelles d’Ehissian, et Fallnir aurait voulu plonger dans son regard pour pouvoir deviner les pensées qui se cachaient derrière le miroir de ses yeux.

Depuis qu’ils se connaissaient, jamais il ne fut si prêt de laisser échapper un « je t’aime ». Il le retint de justesse, manquant de s’étrangler en réalisant ce qui avait failli se produire. Ehissian haussa un instant les sourcils, puis retomba dans une douce quiétude, rasséréné. Mais c’était trop tard, l’instant était brisé ; le dragon avait perdu cette sensation d’irréalité qui les protégeait, la gorge roussie par les mots qu’il gardait prisonnier derrière ses lèvres.

Ca n’était pourtant qu’un simple assemblage de lettres et de sons. Mais ça représentait tellement de chose, et en même temps, permettait à peine de mettre en forme la puissance de ce qu’il ressentait…

Il se sentait ridicule, et avait l’impression qu’une main de glace lui comprimait le cœur comme on pressait un vulgaire citron.

Il ne pouvait pas le lui dire. Il ne savait même pas si le phénix était au courant, qu’un dragon amoureux le restait pour toujours. Il n’aurait jamais le courage de lui faire cette révélation si grave, et ne pourrait pas non plus assumer ce qui se passerait si Ehissian le découvrait tout seul. Comment le rassurer, le consoler face à cette responsabilité si grande dont il était le seul responsable ? Sans parler de ce qu’il se passerait si, avant même qu’il ne lui explique la chose, le phénix ne prenne peur de ses sentiments et les rejette.

Sa gorge se noua à cette pensée.

Quoiqu’il arrive, s’il faisait cette confidence à son amant…

Ils ne pourraient plus jamais avoir des moments pareils, libres de toute angoisse et crainte pour l’avenir, où ils n’étaient plus que tous les deux, sans personne d’autre pour venir hanter leurs pensées.

Ehissian se redressa soudain, surprenant l’auburn qui le regarda sans comprendre. Le phénix se pencha sur lui et lui vola un baiser, une main posée sur son torse.

- J’ai envie de rentrer… chuchota-t-il en souriant. On donne le document au prince, et on reste enfermé pendant deux jours en faisant croire qu’on est malade…

Malgré sa soudaine amertume, qu’il camouflait tant bien que mal, Fallnir fut amusé par la proposition. Il remit en place derrière l’oreille du chevalier une mèche bleue qui lui chatouillait le visage.

- Scysios et Shézac nous servirons d’alibi ?

- Oui, ils sont fort pour convaincre les gens, sourit de plus belle Ehissian.

Le dragon devait avouer qu’il avait très peu envie de bouger et d’affronter si tôt le chemin du retour. Toutefois, la perspective de retrouver la couette à triangle de son amant, et de se terrer avec lui dans la chaleur de la chambre à présent bien connue, le convainquit de rassembler son courage.

Chassant les dernières brumes qui recouvraient son esprit après leurs ébats, il se leva et aida Ehissian à rassembler leurs affaires.

Ils ne réalisèrent que bien plus tard à quel point cette décision si futile aurait changé leurs vies, si elle n’avait pas été prise et qu’ils étaient resté dans l’ancien appartement de Fallnir pour la nuit.

Car si le soir venait à peine de tomber sur cette partie du globe, à la Volière, une nuit particulièrement riche en émotions était sur le point de s’achever.

A suivre…

ooo

Ce très long chapitre a été achevé après avoir survécu à une tempête, plusieurs coupures de courant et un brutal décès d’ordi. Je crois que c’est un de ceux sur lequel j’ai le plus passé de temps… Mais je continue de trouver certains passages bizarres. V_v Je m'excuse encore pour sa longueur, mais par rapport à la suite, je ne voyais vraiment pas comment le découper... (j'espère pour vos yeux que vous n'avez pas tout lu d'un seul jet )

Notez qu’il a fallu attendre le chapitre 23 pour trouver le premier lemon complet de Fallnir et d’Ehissian. :D

Une question existentielle me taraude toutefois: est-ce que vous arrivez toujours à suivre ? J’essaye de faire de mon mieux pour clarifier la situation, mais je ne sais pas si c’est très concluant. ^^ ; *la fille qui a peur d’avoir perdu la moitié de ses lecteurs*

 La fin se rapproche ! :D Les prochains chapitres seront consacrés à ce qu’il se passe à la Volière, pendant que Fallnir et Ehissian font leur petite promenade autour du monde…

Comme d’habitude, si vous pouviez passer par le petit bouton review avant de vous en aller, ça ne vous prendrait qu’un tout petit peu de temps et ça me ferait plaisir. ^^ Si vous avez la moindre remarque, la moindre chose à me signaler, n’hésitez surtout pas.

Merci encore d’avoir lu jusqu’ici, et à bientôt ! :3

 
 
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