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au 31 Mai 21 :
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Bec d'écaille, croc de plume
Par Jaiga
Originales  -  Romance/Fantaisie  -  fr
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    Chapitre 33     Les chapitres     64 Reviews     Illustration    
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Epilogue


OH MON DIEU ! Et elle a publié l’épilogue !

Oui, ça fait quasiment deux ans que je dois le terminer, c’est nul, je suis qu’une grosse feignasse doublée d’un escargot, je ne mérite que votre mépris et d’être fouettée avec des orties.

Plusieurs personnes m’ont d’ailleurs contacté pour voir si je comptais terminer cet épilogue un jour et voir si j’étais encore vivante, je les en remercie, c’est aussi un peu grâce à elle que ce miracle se produit. :p

Je n’avais ni renoncé à l’écrire ni abandonné, mais les gens du Manychat savent à quel point je succombe vite aux sirènes de la glande. Dans les grandes périodes, ce chapitre avançait d’environ un paragraphe tous les trois mois, alors forcément… /o/

Du coup vous allez sans doute être déçus, parce que plus grand monde ne doit se rappeler de l’intrigue et des personnages. Cet épilogue va sans doute plus embrouiller qu’apporter une conclusion. Pour moi, l’histoire était finie dans le dernier chapitre et ce chapitre là était juste… un petit plus pour voir ce que les personnages sont devenus ou en passe de devenir. :p

Mais je voulais quand même vous remercier, tous, pour avoir lu cette histoire pendant toute ces années, l’avoir reviewée ou pas, ajoutée en alert ou être resté dans l’ombre, pour juste avoir été là, quelque part, derrière vos écrans, dans l’immensité zinfinie du monde terrestre.

Et pour être encore là pour lire ça, malgré le fait que je suxxe terriblement pour avoir mis autant de temps à achever pour de bon cette fic.

Merci à tous ! VOUS ROXXEZ !

 

Je vous souhaite une très bonne lecture !

 

 

 

____________________________________________________________________________

 

 

 Epilogue

 

Ehissian posa la main sur son front pour se protéger du soleil matinal et scruter l’horizon. Loin par delà les ombres grises d’une vaste forêt, la plus haute tour d’Abadiane étendait son long cou hors de l’amas de bâtiments que l’on devinait autour de sa base, comme un cygne qui déployait ses larges ailes. C’était d’ailleurs le surnom que donnaient le plus souvent les habitants de la contrée au château du peuple démon.

-Nous ne sommes plus très loin, annonça Kaytosk, en tête de cortège. Nous allons bientôt passer les premiers remparts.

Il tira sur les rênes de sa monture, et revint se mettre à hauteur des voyageurs pour vérifier si tout le monde allait bien. Leur petit cortège comprenait presque exclusivement des soldats et des chariots plein à craquer. Il s’agissait  de la suite du prince Lékilam et de ses effets personnels ; conformément à la tradition, tous les jeunes gens qui venaient suivre l’entraînement du peuple démons devaient d’abord se présenter au château avec le strict minimum, des vêtements et quelques gardes, et vivre pendant plusieurs jours en se contentant de cet extrême dénuement. Ce n’était qu’une fois cette petite épreuve passée que l’on autorisait gens, meubles et accessoires à venir rejoindre celui qu’ils servaient.

Bien plus habitué à la vie simple dela Volièrequ’au faste des grands palais comme beaucoup de ses semblables, le prince Lékilam n’y avait bien entendu vu aucune objection, et s’était conformé à la tâche avec un certain plaisir. Il avait même poussé le zèle jusqu’à n’exiger qu’un seul protecteur, Pavel, son garde du corps depuis sa plus tendre enfance. Ils avaient quittéla Volièredepuis maintenant plus de deux semaines pour s’installer au château démon.

- Pas trop impatient ? lança Kaytosk à l’adresse d’Ehissian, avec un large sourire complice.

Le jeune phénix y répondit par un rire un peu gêné, et se gratta l’arrière du crâne.

Kaytosk était un dragon au charisme indéniable, avec de grands yeux clairs et un sourire ravageur. Il avait les cheveux noirs et coupés très court, mais Ehissian savait à présent qu’il ne fallait pas s’y fier ; Kay s’était transformé plusieurs fois en dragon au cours de leur voyage, pour aider au transport des chariots, et sa chevelure n’avait cessé de changer de couleur au gré de ses métamorphoses. Il avait même arboré un bleu électrique du meilleur goût lorsqu’il avait pris la forme d’un dragon d’eau, pour s’amuser à traumatiser des baigneuses alors qu’ils traversaient un fleuve. Les malheureuses s’étaient enfuies en courant sur les berges quand elles avaient vu foncer sur elles un énorme monstre reptilien au sourire trop énorme pour être innocent.

Kaytosk n’était jamais sérieux, toujours de bonne humeur et avait constamment le mot pour rire. Il était difficile d’imaginer que cet homme avait failli un jour prendre la tête du clan Garnësir, et plus encore, avait entrainé dès son plus jeune âge un dragon calme et posé comme Fallnir. Néanmoins, Ehissian comprenait pourquoi son compagnon était tellement attaché à cet homme, un peu comme un père de substitution qu'il se serait trouvé pour compenser les strictes lois de leur clan.

- Un peu... ça va faire trois mois.... répondit le jeune phénix avec une petite moue.

Il ébouriffa vivement sa tignasse aux reflets bleu nuit et Kay se mit à rire, hochant la tête d'un air compatissant.

- Ne t'en fais pas, il ne nous reste plus qu'une petite heure de route avant que tu puisses le retrouver.

Cela faisait trois mois que Fallnir était parti vivre chez les démons. Trois mois qu’il avait accepté la proposition qu’on lui avait fait, de venir s’entrainer parmi le peuple démon sous la houlette de Kaytosk, son ancien mentor. Trois mois qu'ils ne s'étaient pas vu, depuis qu'il avait quittéla Volière, escorté par Scysios et Shézac. Le temps avait paru horriblement long à Ehissian, tout à coup retourné à sa vie d'avant, quand il n'y avait ni son amant, ni ses deux amis àla Volièrepour égayer un peu ses journées trop monotones.

Alors forcément, il avait hâte.

Et d'un autre côté... ces trois mois avaient filé à toute vitesse, un minuscule grain de sable dans l'immensité du désert, un infime fragment de leurs longues vies d'immortels. Cela faisait plus de neuf mois qu’il était avec Fallnir, qu’ils s’étaient rencontrés cette fameuse nuit où Ehissian avait percuté sa fenêtre. Alors quelques petits jours de séparation…

Mais le phénix appréhendait un peu de quitterla Volière, de laisser sa petite sœur vivre sa vie toute seule, de ne plus vivre dans les murs qui les avaient vu grandir.

- Tenez, voici les premiers remparts, s'exclama Kay en pointant du doigt le chemin devant eux.

La route pavée s'engouffrait dans un bosquet touffu, qui semblait s'étendre de part et d'autre de l'horizon, comme un anneau forestier entourant le domaine. Derrière, à travers les troncs et les feuillages, une barrière entièrement constituée de rondin de bois dessinait le premier cercle autour du palais démon. Abadiane était célèbre pour les innombrables murailles de son domaine. Guerriers sans drapeau, armée sans pays, les démons ne possédaient absolument aucun royaume bien à eux, contrairement aux autres peuples d'immortels. Ce morceau de terre, sur lequel était construit leur château depuis des centaines de milliers d'années, était en réalité un territoire qu'on leur avait octroyé en échange de la promesse de protéger toute la contrée de n'importe quel envahisseur. Parce qu'ils ne cultivaient rien et devaient tout importer, en plus d'assurer la paix et la sécurité de la région, les démons garantissaient également sa prospérité économique par leur simple présence illégale sur ce vaste lopin de terre.

- On est bientôt arrivé ? bâilla Léto, qui se réveillait à peine, quelques pas derrières eux.

Calé contre le ventre de son père, qui semblait d'ailleurs toujours aussi peu à l'aise sur un cheval et enviait la facilité de son fils à s'endormir dans de telles circonstances, le jeune enfant sortait d'une longue sieste réparatrice. Ils se levaient beaucoup trop tôt pour ses petites jambes d'à peine quatre siècles, ce qui était encore bien jeune pour les phénix, dont la croissance était très longue. Si bien que, depuis les quelques jours que durait leur voyage, il avait pris la miraculeuse habitude de somnoler dans les bras de son père à plusieurs moments de la journée, nullement gêné par les ballotements divers de leur monture.

Mais le mot "rempart" provenant de la bouche de Kay avait sans doute dû avoir un effet magique sur le subconscient du jeune garçon, avec toutes les heures que le dragon avait passé à le faire rêver en lui parlant du château, pour que le trajet paraisse moins long au petit phénix.

Etant donné les talents rares de Léto pour se glisser dans le monde des esprits, et surtout, se déplacer d'un esprit à l'autre avec une facilité déconcertante, la reine phénix, en accord avec la reine démone, avaient jugé bon d'envoyer le prodige en sécurité au château d'Abadiane, auprès de Tyloé, la démone de l'esprit. Taenekos, lointain détenteur de ce titre, avait conservé beaucoup de pouvoirs de son ancienne fonction et prenait soin de réduire à l'impuissance tous les éventuels concurrents qu'il sentait poindre dans le monde des esprits. En attendant que Léto soit assez fort -et surtout assez grand- pour se préserver lui même, comme beaucoup d'autres avant lui, il avait été décidé qu'il serait bien plus en sécurité auprès de Tyloé. Bien que séparés, Elecy et Kellnet, les parents bien aimés du phénix en pleine croissance, avaient très vite jugé que c'était la meilleure décision à prendre (même s'ils n'étaient pas sûrs d'avoir tout compris).

Le jeune garçon aurait dû revenir vivre avec sa mère sur leur véritable monde, mais celle-ci, bourrée de superstitions et très inquiété par l'inconnu, ne s'était pas sentie à la hauteur pour vivre avec son fils au beau milieu des démons. Kellnet s'était donc dévoué avec une joie à peine dissimulée, ravi d'avoir gagné du temps en plus au côté de son fils sans avoir besoin de se battre avec son ex-compagne.

Même s'il n'était pas spécialement plus rassuré qu'elle à l'idée d'emménager à Abadiane.

Le père et le fils s'étaient donc retrouvés mêlés au convoi, escortés par un Ehissian absolument enchanté d'avoir son meilleur ami avec lui, ainsi que l'adorable -mais curieux- fils de ce dernier.

- Bientôt, oui, leur sourit Kay en freinant sa monture pour se mettre à leur hauteur. On voit de mieux en mieux la silhouette du château. Profitez-en, plus on se rapprochera, plus les remparts nous gênerons !

Ehissian imita bien vite Kay, sa monture marchant au pas avec celle de ses camarades, pour bénéficier lui aussi des explications avisées du dragon. Devant et derrière eux, des chariots plein à craquer guidés par des soldats phénix à l'air morne cliquetaient et cahotaient dans tous les sens, mis à mal par le chemin terreux abimé par les trop nombreux passages de convois.

- Vous voyez la tour centrale ? commença-t-il en pointant l'imposante construction du doigt. C'est le coeur du château, le plus ancien bâtiment. Les rois et les généraux vivent à son sommet, pour avoir l'oeil sur tout le domaine. En dessous, tout autour...

Son doigt et les yeux de ses compagnons glissèrent le long de la tête du cygne, ainsi qu'on le surnommait la tour principale, tellement haute qu’elle pouvait ressembler à une petite tour phénix. A mi-hauteur de la tour, un amas de formes diverses s'érigeaient ça et là, donnant une impression de plumes ébouriffées qui là encore aurait mieux désigné un bâtiment phénix que le château des démons.

- Il y a une cours intérieure, entre la tour et les formes que vous voyez là. Une sorte d'anneau de bâtiment tout autour de la tour. C'est assez labyrinthique, tout a été construit ou réparé à des époques différentes. Mais tous les lieux de vies sont dans ces bâtiments, alors vous les repèrerez vite.

Il leur adressa un sourire rayonnant, en voyant la mine déconfite de Kellnet, de plus en plus stressé à mesure qu'ils approchaient.

- Mais ne vous en faites pas, on ne vous laissera jamais seul. Vous deux, vous dormirez certainement dans les étages supérieurs de la tour principale...

- Et moi ? ne put s'empêcher de demander Ehissian, aussi perplexe que curieux.

Les yeux noirs du dragon se mirent à pétiller, et son doigt dériva encore à peine, faisant deviner à ses auditeurs qu'il pointait du doigt la base du palais, que l'on voyait à peine dépasser à présent, par dessus quelques arbres. Cela ressemblait à deux longs bâtiments rectangulaires, qui s'étalaient de part et d'autre des bâtiments centraux, comme deux grandes ailes déployées.

- Dans les ailes du cygnes ! lança-t-il avec un enthousiasme certain. On ne le voit pas d'ici, avec le contre jour, mais il y a en réalité quatre bâtiments.

Il leur fit un schéma sommaire dans les airs, du bout du doigt.

- Ils forment une sorte de croix autour des bâtiments et de la cours intérieure. Ils délimitent quatre zones triangulaires tout autour du château, dans la cours extérieure. Ce sont les différents terrains d'entrainements... La plupart des démons ont une chambre dans ces quatre ailes. S’il le faut, les autres sont répartis dans des bâtiments plus petits, un peu partout dans les remparts...

Ehissian hocha la tête, mais resta songeur. Il allait donc être assez loin de Kellnet et Léto, et très proche des soldats démons. Il avait entendu dire que tous les démons avaient une chambre octroyée dans le château d'Abadiane. Une véritable fourmilière, une maison commune à tous, où chacun pouvait trouver un toit et un peu d'intimité. Il avait un peu de mal à imaginer comment autant de monde pouvait vivre ensemble en même temps dans cet endroit ; il apprit plus tard que bien peu de démons se trouvaient souvent au château, la grande majorité restant sur les routes, à écumer les deux planètes qui constituaient leur monde.

- Et les terrains d'entrainements ? demanda-t-il encore, pressé d'en savoir plus pour se préparer à cette vie imminente.

- Toute la zone des remparts est un terrain d'entrainement. Les cours servent plutôt aux regroupements et aux consignes. Nous allons arriver par la cour principale, la cour sud. Elle sert exclusivement à l'arrivée de convois dans notre genre et au départ des troupes. A l'ouest, c'est le terrain des officiers. Au nord, celui des simples soldats et à l'est, le terrain de souffrance des cadets, annonça-t-il avec un léger rire.

Les yeux baissés et l'air concentré, Ehissian dessina avec application le plan des lieux dans sa tête, puis finit par redresser la tête.

La route pavée s'arrêta abruptement sur un chemin de terre, et leurs chevaux commencèrent à soulever un peu de poussière à chaque pas qu'ils faisaient, les entourant d'une petite brume qui semblait annoncer leur venue aux spectateurs les plus proches.

Ceux ci étaient d'ailleurs nombreux, et bien visible. Alors qu'ils s'engouffraient par la porte de la barrière en rondin, et pénétraient dans l'anneau de forêt qui entourait le château, ils aperçurent plusieurs personnes sauter des arbres ou s'adosser contre leurs troncs, cessant leurs activités pour regarder passer cet inhabituel convoi. Ils étaient grand et bien bâtis, entièrement vêtus de noirs, et avaient presque tous les bras nus, quand ils n'étaient pas recouverts de tatouages ou de bijoux en argent.

L'armée démone n'avait pas d'uniforme particulier, comme cela pouvait être le cas pour les phénix, dont les tenues étaient imposées. Mais pour on ne savait quelle raison, mis à part le fait que cette couleur était communément associée aux démons, ils avaient pour tradition de tous s'habiller de couleur noire lorsqu'ils servaient dans l'armée. Outre les indéniables aspects pratique de ce choix, il y avait aussi quelque chose de terriblement intimidant à voir toutes ces personnes, si grandes et athlétiques, réunies et en armes dans leurs tenues sombres.

Mais excepté ce point commun, tous les soldats étaient libres d'adapter leurs vêtements comme ils le souhaitaient. Le plus souvent en toile légère et proche du corps, laissant presque toujours leurs bras nus, et même parfois quelques parties de leurs jambes, l'aspect pratique prévalait autant que l'esthétique. Aussi, beaucoup agrémentaient leurs vêtements de broderies et de bijoux d'argent, le métal qui pour eux symbolisait la lune, mère de leur peuple et protectrice des guerriers de la nuit.

On ne voyait jamais d’armures ou d'autres formes de protection, trop lourdes et encombrantes pour leurs corps agiles, trop peu efficaces sous les coups des autres immortels. Puisque le seul moyen de tuer un démon était de le vider de son sang, et qu'ils possédaient ce dernier en quantité surréaliste, ils se souciaient assez peu du nombre de blessures qu'ils pouvaient recevoir. Jusqu'à en mourir.

- J'me sens observé, ronchonna Kellnet en refermant ses bras autour du corps frêle de son fils.

Cette observation fit rire Kay, mais le dragon freina tout de même sa monture pour rester à hauteur du jeune père, afin de le rassurer.

- Ils ont plutôt l'habitude de voir passer des tonneaux de bières ou des troupes sur le retour, expliqua-t-il avec un sourire mutin. N'y faites pas attention, d'ici demain, ils vous auront déjà oublié.

Ehissian devait admettre que lui non plus ne se sentait pas très à l'aise.

Les démons qui les entouraient étaient tous armés, et s'ils les observaient passer avec nonchalance, ils devaient certainement être prêt à bondir sur les intrus au moindre signe de danger pour le château.

Le chemin pavé repris soudain sous les sabots de leurs chevaux, alors qu'ils traversaient l'ouverture d un petit mur de pierre, à peine aussi haut qu'un démon debout. Kaytosk leur appris qu'il y avait de nombreux autres débris dans la forêt, vestiges d'anciens remparts dont la plupart étaient partiellement en ruines et servaient désormais aux entrainements.

La plupart des environnements avaient été recréés, dans les nombreux anneaux d'Abadiane. Entre les murailles de pierres, de briques ou de bois, tantôt la forêt conservait ses droits, tantôt une petite prairie verdoyante accueillait une troupe de démon assoupis, quand une autre avait été recouverte de terre dure et de rochers immenses pour reconstituer un terrain rocailleux. Une petite rivière décrivait une boucle tout autour du château, rempart naturel entouré de rangées d'arbres touffus, que l'on suivait un petit moment avant de la traverser grâce à un pont en bois branlant.

Cet épisode acheva d'ailleurs de réveiller Léto, qui observa avec envie les remous de l'eau fraiche, alors que la chaleur printanière augmentait avec l'avancée du jour. Pour lui, les nombreux terrains d'entrainement démons devaient sans doute avoir des airs de terrains de jeux géants.

Quelques baigneurs levèrent la tête, avant de disparaitre dans les vagues tranquilles de la rivière. Plus loin, le cri d'un homme sur la berge encourageait une troupe de soldat qui traversait le cours d'eau en portant divers sacs sur leurs têtes. L'ensemble était tout de même un peu étrange.

- On s'entraine quand on veut, ici ? S'enquit Ehissian avec une moue curieuse.

Kaytosk suivit son regard, avant de répondre avec un sourire amusé.

- Plus ou moins, oui. Sauf si une troupe doit partir en campagne bientôt et que son officier a décidé d'entrainer un peu ses hommes avant leur départ. Il va peut-être vous falloir un petit moment pour vous acclimater au rythme de vie d'Abadiane...

- C'est à dire ? ne put s'empêcher de demander Kellnet, qui avait tout entendu, chevauchant juste derrière eux.

- La moindre broutille est un prétexte à faire la fête, plaisanta le dragon. Alors on se couche souvent tard, on se lève tout aussi tard, et on passe ce qu'il reste de la journée à s'entrainer jusqu'au soir...

Ehissian resta profondément perplexe. C'était très loin de la discipline stricte qu'il avait toujours connu dans l'armée phénix, et à plus forte raison chez les chevaliers Ardents. Est-ce qu'une armée pouvait vraiment garder une telle cohésion en laissant chaque membre aussi libre ? Ce miracle ne devait être possible que dans l’armée démone, dont chaque membre ne vivait que pour le frisson de l’aventure et du combat, et était prêt pour pouvoir le vivre à obéir à n’importe quel ordre du moment qu’on le laissait partir en campagne.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Kaytosk enchaina, les yeux rivés sur la silhouette étrange du château qui grossissait de plus en plus, au point qu’ils pouvaient commencer à distinguer les premières fenêtres.

- Il n’y a que les cadets qui ont des horaires fixes, expliqua-t-il avant de se retourner vers eux. Ce sont les jeunes démons qui viennent d’intégrer l’armée. Ils doivent rester mille ans parmi les cadets, pour apprendre le combat, l’obéissance et la discipline. Ce sont eux qui font toutes les tâches domestiques du château. Les repas, l’entretien des parties communes, la gestion des bains et des lavoirs…

- Et il n’y a jamais de problèmes ? S’étonna Kellnet en gratouillant machinalement son petit bouc fait de poils couleur de brique.

- Les plus vieux et les plus forts tapent sur ceux qui ont besoin d’être remis en place, ricana Kaytosk avec un léger air mystérieux.

Cela ne rassura pas plus que cela ses compagnons Phénix, excepté le jeune Léto, qui continuait de regarder avec de grands yeux curieux les nombreux paysages qu’ils ne cessaient de traverser.

oo

Pavel faisait les cent pas dans le couloir désert, retenant difficilement son irritation, l’air peu aimable.

Il était contrarié d’avoir du laisser son prince seul et sans défense, de l’autre côté de la large porte devant laquelle il patientait de mauvais gré. Il n’aimait pas laisser Lékilam seul, surtout dans ce vaste château qu’il n’avait pas encore pu explorer, devant rester sans cesse aux côtés de son prince. Le laisser seul pour faire le tour des environs était totalement exclu, l’amener avec lui pour découvrir le palais démon était absolument inenvisageable ; s’il se passait la moindre chose, aussi fort soit-il, Pavel aurait été seul pour s’assurer de sa protection.

Ils avaient donc dû attendre que passe la première semaine d’intégration, et que l’enseignement du prince débute, pour pouvoir enfin s’autoriser à pouvoir aller chacun de leur côté. Mais cette situation ne plaisait pas à Pavel. Pas du tout. S’il allait enfin pouvoir découvrir les environs et explorer le palais dans ses moindres recoins, pour ne plus laisser la moindre faille dans la sécurité de son prince, l’idée de le laisser seul ne l’enchantait guère.

Certes, son prince adoré était aux mains de la reine démone en personne, surveillé par sa troupe de guerrières en jupon que l’on disait sans pitié, et particulièrement cruelles quand il s’agissait de détourner l’usage d’une aiguille à broder. Mais tout de même.

Le couloir de dalles grises ne présentait en plus de cela strictement aucun intérêt. Les murs étaient nus et l’architecture austère, l’ennui mortel qui assombrissait son humeur semblant se répercuter sur sa façon de voir le monde.

Il ne savait même plus depuis combien de temps il avait abandonné son jeune amant à son dur apprentissage. Et son guide qui n’arrivait pas…

Comme si quelqu’un l’avait entendu maugréer, un éclat de voix lui fit tourner la tête alors qu’un groupe de démons entrait dans le couloir.

- Oh, pardonnez-moi, j’arrive tout de suite ! le héla une voix d’homme inconnue.

Le temps qu’il se retourne vers le groupe d’arrivant, et la personne qui l’avait interpelé s’était déjà replongée dans une conversation rapide avec ses accompagnateurs. Les soldats, l’air sérieux et concentré, acquiesçaient silencieusement aux consignes que distribuait leur supérieur.

Pavel sentit une inexplicable sensation de trouble en reconnaissant l’homme qui l’avait hélé, et que l’on avait désigné comme son guide de la journée, pour lui faire découvrir le château.

Prodes Acilès était une légende vivante, un général d’exception dont la renommée dépassait les âges et les frontières. Sa silhouette athlétique et séduisante était reconnaissable entre toutes, sa beauté masculine n’ayant d’égale que sa loyauté sans faille.

Pavel avait déjà eu l’occasion de le croiser, lorsqu’il était encore dans l’armée Phénix, servant aux côtés du prince consort, le père de Lékilam ; mais même alors qu’ils étaient quasiment sur le même pied d’égalité, le charisme impressionnant du général démon l’avait déjà beaucoup déstabilisé.

Avec ses cheveux coupés courts et sa haute stature, la droiture et la détermination de Prodes se lisaient jusque dans les traits de son visage, aussi harmonieux qu’affirmés. Lors de sa courte visite à la capitale phénix, le général démon avait laissé bien des demoiselles en émoi, sa disponibilité et son amabilité ayant ouvert la porte à tous leurs fantasmes les plus fous.

Prodes était un peu l’archétype du chevalier servant, le modèle du prince charmant, l’homme parfait auquel elles avaient toutes rêvées. Fort, beau, gentil, serviable et loyal. En réalité, Prodes était réputé pour avoir tellement de qualité qu’il en devenait même un peu agaçant.

Heureusement, les lois de l’équilibre régissaient leur monde et un tel modèle de perfection se devait bien d’avoir aussi quelques défauts. Comme celui d’être tombé éperdument et irrémédiablement amoureux de l’ancien roi démon, et de lui être resté atrocement fidèle.

Mais il y avait un autre petit détail qui avait contribué à remettre à égalité son karma cosmique. Pavel s’en rappela quand, congédiant enfin ses soldats, le général se tourna vers lui avec un sourire aimable et s’approcha pour le saluer.

Quand il l’avait vu dans la capitale phénix, Prodes avait encore ses deux yeux.

Sans pouvoir cacher son léger malaise, Pavel lui rendit son salut par automatisme, jetant un rapide coup d’œil à la balafre qui barrait le côté droit du beau visage du général. Son regard gris, si perçant et affuté, était maintenant étrangement déstabilisant, avec la bille blanche qu’était devenu son œil droit.

- Je vous prie de pardonner mon retard, s’excusa platement le démon. Une affaire à régler s’est éternisée. J’imagine que vous devez vous impatienter…

- Il est difficile d’assurer la protection de quelqu’un quand on ne connaît absolument pas les lieux, confirma le phénix, une expression fermée sur le visage

Contrairement au démon, Pavel n’avait jamais été très réputé pour son amabilité.

- Alors suivez-moi, ne perdons plus de temps, proposa le démon avec un charmant sourire.

Et il l’entraina avec lui dans le couloir, le devançant de quelques pas, ne lui offrant que la vue de son dos. Pavel sentit son malaise disparaître étrangement, à présent qu’il ne sentait plus posé sur lui l’étrange bille blanche de Prodes et sa cicatrice. Il se dit qu’il s’agissait certainement de l’un des effets de la malédiction.

On qualifiait communément de maudit les rares personnes qui naissaient avec les yeux violets, car dans la plupart des cultures de leur monde, cette couleur était celle de la mort et du deuil, mélange du rouge du sang et du bleu de la vie. Mais on les appelait ainsi à tort. Etre victimes de la crainte et de la superstition des plus crédules était la seule malédiction que subissaient ces hommes et ses femmes aux yeux violets.

Les maudits, les vrais, étaient encore plus rares, et Prodes était certainement le plus célèbre d’entre eux. Sa blessure qui ne guérissait pas était la seule marque visible du sort qu’on lui avait jeté. Nul ne savait qui l’avait fait et pourquoi, le général se taisant à chaque fois qu’on osait lui poser la question. Il rappelait simplement, en plaisantant, qu’il était le démon de la vue, et que quelqu’un avait dû trouver drôle de tenter de le rendre aveugle.

Tenté, seulement. Car malgré le handicap que laissait présager la balafre, rien ne semblait échapper au discernement de Prodes Aciles. On disait même qu’il cachait une paire d’yeux supplémentaires derrière son crâne.

Pavel voulait bien le croire.

oo

Pas si loin que ça de son garde du corps préféré, Lékilam remonta distraitement le col de son habit, légèrement incommodé.

Il n’avait plus l’habitude…

Le confort et la simplicité d'un simple jean et d'un vieux t-shirt lui manquaient terriblement. D'autant plus que dans les couloirs du château démon, il ne pouvait se permettre la même aisance vestimentaire que la plupart des habitants, avec leurs tenues de toile légère et confortable.  Il aurait tout donné pour pouvoir porter dans la journée une vulgaire tunique à lacet ou un simple pantalon. Au lieu de cela, il se retrouvait engoncé dans de beaux vêtements brodés, aux boutons trop étroits, sous une cape étouffante...

Certes, il avait gagné de la prestance et son physique juvénile paraissait flatté par ces beaux vêtements, mais ils lui donnaient aussi furieusement envie de lancer la mode du naturisme à la cour phénix. Sa seule consolation était qu'il adorait voir Pavel s'escrimer à l'effeuiller, tous les soirs, dans l'intimité de leur chambre. Le pauvre garde du corps avait perdu l'habitude de dépêtrer le cou de quelqu'un d'une cape d'apparat.

Sa tenue princière contrastait beaucoup avec la simplicité naturelle de Gaïa.

La reine démone ne portait qu'une simple robe noire, coupée près du corps et tombant jusqu'à ses chevilles et ses poignets, alors que presque tous les autres démons allaient bras nus. Elle lui faisait cependant un décolleté avantageux et était agrémentée de plusieurs bordures et ceintures d’argents, mais à côté du prince phénix, la reine ne semblait être qu’une simple accompagnatrice, une femme de chambre ou une domestique mise au service de son altesse. Paradoxalement, les véritables dames de compagnies de la reine portaient toutes des robes plus splendides les unes que les autres, lourdes et légèrement encombrantes, faites de tissus précieux, de broderies délicates et de bijoux rares. Elles semblaient toutes prêtes pour un grand bal, comme autant de fleurs précieuses et colorées qui attendaient leurs cavaliers, cachant derrière leurs froufrous et les plis de leurs jupes la silhouette mince et discrète de la reine, qui avait pourtant l’air tout aussi fier et noble dans sa tenue sobre.

- Votre altesse, dirent d’une même voix toutes les dames de compagnies alors que Gaïa sortait de leur rang pour les dépasser.

 Elles s’inclinèrent en avant, le dos bien droit et la tête courbée, dans une rigueur militaire qui contrastait énormément avec les riches tenues qu’elles portaient, et rappelaient que ces robes splendides cachaient la redoutable garde rapprochée de la reine. Chaque pli délicat, chaque ornement de dentelle pouvait servir de cachette à autant d’armes invisibles.

Lékilam répondit à leur salut avec la politesse et le respect qu’il se devait, avant de tout particulièrement aller saluer la reine qui s’avançait vers lui. Celle-ci y répondit par un sourire mutin avant de s’incliner de la même façon que ses suivantes devant le prince, bien que se penchant bien moins bas qu’elles.

- Mesdemoiselles, disposez je vous prie, ordonna-t-elle d’une voix calme tout en se redressant, sans lâcher Lékilam du regard.

Comme une nuée d’oiseaux colorés, les démones s’éparpillèrent dans un bruyant froissement de tissu, vidant le salon avec autant de grâce que de rapidité. Après un léger concert de petits claquements de portes, Lékilam et Gaïa se retrouvèrent seul dans la petite pièce.

-Avez-vous bien dormi aujourd’hui ? s’enquit la reine avec un calme et doux sourire.

Une attitude feinte, car Lékilam savait bien quel tempérament de flamme était retenu par son sourire aimable.

Ils échangèrent toute une série de politesse d’usage, avant que la reine ne lui présente son bras, et qu’elle ne le guide à travers les couloirs sinueux du château.

On disait que les bâtiments construits par les anges étaient éternels. Cela s’était révélé vrai pour la plupart des plus grands monuments et palais de leur monde, qui avaient traversé des centaines et des centaines de milliers d’années sans perdre une seule pierre. Cependant, le talent d’architecte des anges était aussi grand que leur haine pour les démons ; et si une trêve avait permis que quelques anges construisent la structure de la tour principale du château d’Abadiane, tout le reste était l’œuvre des démons et de quelques artisans locaux.

De fait, l’ensemble n’était qu’un assemblage de bric et de broc de différents styles et courants architecturaux, que l’on devait régulièrement refaire quand ils tombaient en ruine, si bien qu’au final, aucun couloir ne ressemblait à un autre.

Peu intéressé par la beauté des pierres, les démons se fichaient éperdument de cela et les empruntaient sans vraiment remarquer qu’un corridor était garni d’armures brillantes en guise de décoration, tandis que le suivant était aussi nu et dépouillé que le mur d’une prison en ruine. Mais Lékilam, initié depuis tout petit aux raffinements des palais phénix, aux gigantesques volières immaculées tutoyant les nuages, se sentait désorienté devant autant de… discordance architecturale.

On disait d’Abadiane qu’il était en éternelle restauration, à l’intérieur comme sur les façades. Il y avait toujours un bâtiment en travaux, une toiture à refaire, un escalier qui avait besoin d’être consolidé.  Les soldats démons mettaient constamment la main à la pâte, échangeaient leurs armes contre des outils de chantier. Mais l’apprentissage leur était utile ; quand les troupes éparses sillonnaient le monde, elles avaient beaucoup plus de facilité à se faire accepter par les populations locales lorsqu’elles avaient besoin de faire une pause, échangeant quelques nuits de gites et des vivres contre un peu d’aide pour la réparation d’une grange ou la construction d’un pont. Certains humains prenaient peur en voyant débarquer ces dizaines d’homme et de femmes vêtu de noir et armés jusqu’aux dents. Savoir qu’ils ne venaient pas pour mettre leurs villes à feu et à sang, mais cherchaient seulement un endroit calme où prendre un peu de repos, aidait grandement les démons à voyager rapidement et sans encombre.

La tour principale, le cœur du palais et siège du royaume, n’échappait pas aux constants besoins de réparation. Gaïa s’y repérait pourtant sans problème, trouvant visiblement une cohérence dans l’enchainement de couloirs et de salles vides, de hall déserts et de salons inoccupés. Abadiane était faite pour accueillir bien plus d’habitant qu’elle n’en compterait jamais.

- Votre apprentissage pourra être bref, si vous le souhaitez. Vous apprendre à vous battre ne fait pas partie de nos responsabilités. Je doute qu’un démon puisse enseigner la meilleure façon de combattre à un phénix. Nous sommes trop… différents.

Lékilam hocha doucement la tête, déjà conscient de tout cela. Leurs deux peuples étaient bien trop différents, dans leurs attributs physiques jusque dans leurs comportements. Les démons étaient grands, athlétiques, pouvaient encaisser les coups aussi longtemps que leur sang pouvait couler, c'est-à-dire très, très longtemps. Les phénix étaient beaucoup plus petits, moins musclés et surtout, beaucoup plus vulnérables. Ils étaient aussi fragiles que les humains, sensibles aux mêmes coups mortels. Doublement plus sensible, même ; avant l’instant fatal, des flammes s’embrasaient sur le corps des phénix mourants, et consumaient toute forme d’énergie autour d’eux pour guérir les plaies fatales. C’était à cet instant, pendant lequel ils étaient vulnérables, qu’il fallait les frapper pour les achever, sinon quoi une fois les flammes éteintes, ils se redressaient comme si de rien n’était.

Ils ne pouvaient donc pas avoir les mêmes tactiques de combat que les démons, qui fonçaient dans la mêlée sans se poser de questions.

- Néanmoins… on m’a dit que vous étiez friand d’histoires et de contes. Si c’est bien vrai, je pense que vous risquez d’apprécier ce que nous avons à vous apprendre…

Une lueur amusée brillait dans les yeux malicieux de la reine. Elle le devança de quelques pas et ouvrit une porte imposante, invitant le prince à entrer.

Lékilam en fut bouche bée.

Il avait déjà vu des bibliothèques, tout un tas, immenses. Il avait même pu visiter la grande bibliothèque de l’académie de Kalisto, qui regroupait tous les ouvrages que les huit peuples d’Immortels avaient pu sauver depuis des millénaires. Il s’était imaginé que la bibliothèque des démons serait un peu comme ça, croulant sous les vieux récits de la vie de quelconques rois ou généraux.

Il se trompait lourdement.

Sur les centaines d’étagères alignées sévèrement dans la vaste salle, aucune ne semblait supporter le même contenu sur ses rayonnages. Il y avait de tout, du plus conventionnel au plus hétéroclite, des objets que Lékilam n’avait encore jamais vu, d’autres qu’il croyait totalement vétustes. Il y en avait même quelques uns qui détonaient complètement dans un monde comme le leur, volontairement maintenu figé dans le temps par les Immortels, pour qui la magie remplaçait tout besoin de développement technologique.

Autant de moyens étranges ou insoupçonnés d’emprisonner les voix.

Les plus nombreux étaient les cristaux magiques, qu’il suffisait d’effleurer pour qu’ils révèlent le message qu’on avait enfermé dans leurs facettes brillantes. Lékilam les connaissait bien, en avait vu quelques uns quand il était plus jeune, et savait qu’ils avaient encore court auprès des différents pays humains.

A vrai dire, les démons étaient bien le seul peuple à refuser le papier et l’écriture, pourtant bien plus pratique que la voix pour conserver des récits. Leur civilisation entière était fondée sur l’oral. Ils avaient donc usé de tous les moyens possibles pour éviter de consigner les choses par écrit, y compris la propre histoire de leur monde.

Gaïa s’avança doucement, un rien théâtrale, l’invitant à le suivre au milieu des étagères.

- Quelque soit le conflit, la bataille, la guerre, il y a toujours un démon pour l’observer. Nos soldats parcourent constamment les contrées de notre monde. Parfois, ils prennent part à la bataille, parfois, ils se contentent de l’observer. Mais ils n’en ratent pas une seule.

D’un ample geste de bras, elle désigna la grande salle, non sans une certaine fierté.

- C’est la mémoire de notre monde, continua-t-elle d’une voix douce. Nous passons nos vies sur les routes pour la consigner. Nous pensons que l’histoire se construit dans les conflits et les guerres. C’est la même chose sur nos deux planètes. Quand la paix est totale, quand il n’y a pas de combat, pour mon peuple, c’est que le monde n’évolue pas.

Estomaqué, Lékilam était bien incapable de bouger. Il avait un peu de mal à évaluer tout ce que cela représentait. Les milliers de batailles que les démons avaient observés, vécus, racontés devaient représenter une somme considérable de connaissances et d’informations. De la plus petite rébellion dans un état minuscule jusqu’à la plus gigantesque des guerres entre les deux planètes qui constituaient leur monde, il y avait toujours une troupe de soldat démon pour y prendre part et revenir à Abadiane raconter ce qu’ils y avaient vu. Il devait forcément y avoir des manques, des pertes, des récits que la bibliothèque n’avait pas pu conserver et que le temps avait fini par rendre inutilisable. Mais les centaines d’étagères chargées de réceptacles qui s’étendaient devant lui suffisaient à lui donner le tournis.

C’était vrai, il devait l’avouer, il avait toujours été un grand amateur de romans et d’histoires en tout genre. Et est-ce qu’il pouvait y avoir quelque chose de plus plaisant à lire, de plus enthousiasmant, que le récit épique d’une bataille et du destin de leurs combattants ? D’autant plus qu’il n’aurait même pas à tourner les pages poussiéreuses d’un livre rongé par le temps. Non, c’était la voix même d’un démon qui avait vécu les évènements, qui y avait participé, qui allait lui conter ces innombrables récits. Il pourrait s’allonger dans un lit moelleux, fermer les yeux, et…

Il avait l’impression d’avoir été lâché au paradis. Un peu comme un enfant abandonné dans une confiserie.

Gaïa l’avait remarqué, et faisait des efforts visibles pour se retenir de sourire, visiblement très fière de son petit effet. Elle longea les étagères, en désignant quelques unes du doigt, avec le ton un peu blasée d’une habituée. Lékilam ne devait pas être le premier petit prince à qui elle dévoilait le trésor secret du peuple démon.

- Je vous conseille de commencer par l’histoire récente, de nos jours jusqu’au début du règne de votre respectée grand-mère. Le reste est plus vieux et n’a presque plus de conséquences sur notre époque actuelle. Tout ce qu’il y a à savoir sur les époques antérieure fait partie des légendes que vous devez déjà connaître.

- Il y en a tellement, souffla Lékilam, ne sachant par où donner de la tête.

Il avait l’impression qu’apprendre à se servir de tous les objets utilisés pour enregistrer les voix des conteurs devait déjà prendre une éternité. Alors écouter tout ce qu’ils avaient à transmettre…

- Tout n’est pas nécessaire. La plupart des conflits ne concernent que quelques groupes d’humains. Ce sont les petits officiers qui les ont consignés. Les récits des gradés et des généraux sont souvent plus intéressants…

Comme si le grade servait de différenciation naturelle pour toutes les guerres qu’il y avait à raconter.

- Je vous recommande les récits du général Prodes. Il est désespérant, vous savez. Il a tout pour lui, et il est en plus un excellent conteur.

Lékilam esquissa un petit sourire. Il suivit des yeux les rayons d’une étagère remplie de cristaux. Il y avait des étiquettes sous ceux ci, portant le nom des conteurs et leurs grades, la date où l’on avait confié le récit au cristal.

- Et ceux de Derek Isdegarde ? Il vivait au palais, quand j’étais petit. Il me racontait parfois des histoires…

- Seulement si la curiosité vous taquine. De même pour ceux de sa fille, d’ailleurs. Ils sont très… concis. Ils parlent bien plus des manœuvres militaires et des techniques des stratèges que de ce qui fait le sel du récit.

Le prince phénix retint un petit rire. La reine semblait avoir la même faiblesse que lui pour les glorieuses histoires de royaumes en périls et de dirigeants héroïques. Une histoire de noblesse, peut-être, et d’orgueil propre aux personnes de sang royal. Ils étaient tous deux souverains, ou appelés à l’être un jour…

- Ou ceux là, tiens ! Oui, vous devriez commencer par ça…

La démone, enthousiasmée par l’idée de partager son trésor avec un fin connaisseur, s’éloigna sans vérifier si son jeune compagnon la suivait. Lékilam en profita et sourit calmement, tournant sur lui-même pour apprécier le moment.

Ce serait à Gaïa de décider de quand son enseignement serait terminé, du moment où il en saurait assez sur l’histoire de leur monde, sur la situation politique et militaire des innombrables pays qui morcelaient leur terre pour pouvoir être désigné comme apte à gouverner. Il partirait alors auprès d’un autre peuple, apprendre de nouvelles choses… Mais tant que la reine n’aurait pas donné son accord, il resterait là, dans le château d’Abadiane, contraint et forcé d’écouter ces récits à longueur de journée sous la seule surveillance de son garde du corps.

Il se demanda pourquoi est-ce qu’il avait un jour eu peur d’avouer au grand jour qu’il était devenu adulte. Pourquoi est-ce qu’il avait tant tardé à révéler qu’il était prêt à quitter le nid douillet dela Volière, où il avait lentement quitté l’enfance puis l’adolescence, pour pouvoir commencer son apprentissage de prince héritier.

Un sourire béat aux lèvres, il se décida à suivre la reine Gaïa dans le dédale d’étagères.

oo

Si la cours extérieure était souvent pleine de bruit et d’agitation, l’arrivée du convoi du prince phénix ajoutait ce jour là une animation particulière. Des soldats démons vinrent prêter main forte aux phénix pour décharger les nombreuses carrioles, chargées des affaires de l’héritier tout autant que de celles de ses nombreux accompagnateurs.

Le dragon Kaytosk guida ses hôtes dans un coin plus tranquille pour qu’ils puissent descendre de selles. Ils avaient passé la dernière barricade, un haut mur de pierre qui constituait le tout dernier rempart avant le château.

Devant eux, le cygne étendait ses ailes et son ombre imposante les recouvrait déjà. Deux grands bâtiments allongés se déployaient autour d’eux, entourant la cours principale à bras ouvert. Derrière, une ligne de façades et de toits éparpillés laissait imaginer une autre court, plus petite, qui ceignait la tour principale, large et imposante, allongeant gracieusement ses étages vers le ciel.

Il y avait foule, et pas que des démons. Beaucoup d’humains déchargeaient eux aussi leurs chariots de nourritures, ou s’apprêtaient à repartir. Au milieu des guerriers en tenues noires ornées d’argent, des hommes tout aussi solides et athlétiques portaient des tenues plus colorées. Kaytosk les suivait du regard, comme s’il cherchait quelqu’un, et Ehissian compris que ces soldats à part devaient être des dragons.

- Tu vas nous abandonner là ?

Il fallait parler fort pour se faire entendre, comme au milieu d’une place de village. L’ambiance n’avait rien à voir avec ce que le phénix avait pu s’imaginer. L’atmosphère semblait plus détendue et pacifique que ce qu’il craignait, au château démon. Un gigantesque terrain d’entrainement, un point de retour et de repos commun à tout un peuple, plutôt qu’une caserne stricte et un lieu de pouvoir.

- Oui, admit Kaytosk avec un sourire contrit, en se retournant vers lui. Mes obligations m’appellent. Mais je vous laisse entre de bonnes mains.

Il désigna d’un signe de tête un petit groupe de démon, près des portes imposantes qui menaient à la cour intérieure. Ehissian suivit son regard et mit un instant à comprendre qui il parlait. Puis il étira un large sourire.

Il aurait reconnu la tignasse châtain de Scysios entre milles. Elle était plus courte que la dernière fois où il l’avait vue, nouée plus haut sur sa nuque, mais sa longue frange éparpillée n’avait pas changée. Le médecin démon s’entretenait avec un petit groupe des siens. Une jeune fille se tenait à ses côtés, l’air sage et concentré dans une splendide robe mordorée. Sa toilette riche et élégante détonnait beaucoup, dans la cours remplie de guerriers aux vêtements courts et sombres. Néanmoins, elle était presque aussi grande que Scysios et que les autres hommes qui les entouraient. Elle était une démone, sans doute possible.

- Tyloé !

Léto avait été le plus prompt a réagir, ayant lui aussi aperçu la jeune fille. Cette dernière, bien que trop loin pour les entendre, se retourna aussitôt vers eux et sourit.

 - C’est elle, ton amie ? demanda Kellnet d’une voix un peu perdue.

Son fils lui avait beaucoup, beaucoup, beaucoup parlé de cette jeune fille mystérieuse qu’il rencontrait dans le « monde des esprits », et avec qui il parlait depuis plusieurs mois. Le pauvre phénix n’était pas sûr d’avoir compris toute l’histoire, avait du mal à imaginer en quoi son fils était si exceptionnel, et était en fait très décontenancé par la tournure des évènements. Plus que jamais, il avait l’air perdu. Ehissian le sentit et descendit de cheval, volant au secours de son meilleur ami. Il aida le petit Léto à se hisser au sol, puis en fit de même pour le père, posant une main sur son épaule. Kellnet lui offrit un sourire de guingois en guise de remerciement, tremblant comme une feuille. Il n’en menait pas large au milieu de tous ces démons, lui qui pouvait se montrer si grognon et colérique.

Kaytosk les imita bientôt, et des palefreniers vinrent attraper la bride de leurs montures pour les conduire aux écuries.

- Ne vous en faites pas, les Ravenhir vont s’occuper de vous. Je vous retrouverai tout à l’heure.

Le dragon tapota vigoureusement l’épaule de Kellnet pour lui donner du courage, ébouriffa le crâne d’Ehissian avec malice et sur un sourire, disparut dans la foule. Leur seul guide dans ce monde inconnu venait de les quitter…  

- Léto !

Les jupes relevées, le sourire rayonnant, Tyloé se précipita vers eux sans se soucier des cheveux bouclés qui s’enfuyaient de son chignon compliqué. Echappant comme un lézard à la poigne inquiète de son père, Léto se jeta vers elle en riant, comme s’il retrouvait sa meilleure amie. C’était pourtant la toute première fois qu’ils se rencontraient pour de vrai.

- Comme je suis contente ! s’extasia la jeune femme, visiblement réjouie. J’avais tellement hâte que tu arrives ! J’étais inquiète, tu sais, mais ici vous êtes en sécurité… oh !

Elle remarqua soudain la présence des deux autres phénix, dont le père de la petite chose qui se blottissait joyeusement dans ses jupes, et s’empourpra.

- Pardonnez-moi, je suis terriblement impolie !

Elle s’inclina devant Kellnet et Ehissian avec la rigueur militaire des soldats démons. Puis elle saisit tout naturellement la petite main joufflue que lui tendait Léto et s’avança vers eux. On aurait dit qu’elle était la véritable grande sœur du petit phénix, et qu’elle venait le présenter à deux inconnus.

- Je suis Tyloé Ravenhir. Vous êtes Kellnet, n’est-ce pas ? C’est un véritable honneur de vous rencontrer.

Elle avait de très jolis yeux bleus et un visage enfantin pour celui d’une démone. Mais des courbes de femmes, son corset brodé ne laissait aucun doute là-dessus.

Kellnet, aux cheveux et au menton déjà couleur de brique, vit en plus ses joues se colorer d’une belle teinte écarlate. Son fils avait bon goût, assurément, mais était peut-être un peu trop précoce dans le choix de ses compagnes…

Le regard franc de la jeune femme se posa sur Ehissian.

- Et vous, vous êtes… ?

- Une grosse tête de mule.

Tyloé sursauta, n’ayant pas entendu Scysios arriver derrière elle. Le démon avait un sourire trop large pour être honnête et Ehissian sentit le même fleurir sur ses lèvres, se retenant très fort de se jeter dans les bras de son ami.

Kellnet, lui, eut aussitôt l’air rassuré. Enfin un visage qu’il connaissait, pacifique qui plus est, et capable de recoller les morceaux de leurs corps si une horde de soldat en furie se jetaient sur eux pour les déchiqueter. C’était rassurant.

- J’allais te présenter ma petite sœur, mais apparemment, elle l’a déjà fait, remarqua le démon en se tournant vers Tyloé.

Les deux démons échangèrent un regard complice, et en les voyants, Ehissian se demanda pourquoi il n’avait pas remarqué plus tôt leur lien de parenté. Ils avaient le même sourire. Chaleureux, bienveillant, terriblement familier. Il sentit son appréhension s’envoler et se détendit aussitôt. Il n’était pas à la maison, il était très loin de chez lui, entouré d’inconnus, mais il n’était pas seul.

- Vous devez être épuisé, fit remarquer Tyloé. Venez avec moi, je vais vous montrer vos appartements. Vous serez bien plus à l’aise là bas.

Sans lâcher la main de Léto, elle invita Kellnet à les suivre. Ce dernier lança un regard hésitant à Ehissian, pas vraiment emballé à l’idée de le quitter, mais le chevalier phénix lui fit un signe de tête encourageant pour le rassurer. Cela parut convaincre Kellnet, qui suivit de très près son fils et sa grande compagne, par prudence.

- Ca te va plutôt bien, l’armure, concéda Scysios alors qu’ils se retrouvaient seul tous les deux. Tu as presque l’air crédible.

Ehissian haussa les épaules, amusé par la raillerie affectueuse. Il était ici en tant que chevalier Ardent, protecteur du prince et du royaume. Il ne portait pas la belle armure enflammée de son ordre mais quelques pièces de métal blanc par-dessus une tunique. Cela changeait néanmoins de ses tenues jeunes et décontractées dela Volière.

-Et toi alors ? se moqua-t-il du démon en arquant un sourcil sarcastique. Tu t’es bien regardé ?

Il n’avait jamais connu Scysios que sur un autre monde, dans des vêtements amples et longs, sages et sérieux. Après plusieurs mois sans le voir, il le retrouvait dans une tenue typiquement démone. Hormis son éternel air tranquille, le médecin n’avait plus rien du pacifique docteur.

Les muscles déliés de ses bras nus étaient recouverts de tatouages étranges, autant de symboles magiques dessinés sur sa peau pour gagner du temps en combat. La toile noire de son pantalon rappelait celle des jeans qu’il revêtait souvent, assez familière, mais il portait par-dessus une paire de bottes solides qui soulignait les lignes de ses jambes et surtout, une large ceinture de cuir et de chainettes en argent, de laquelle pendaient deux longs fourreaux sombres.

- Je suis capitaine, souffla le démon, un peu embarrassé. Je suis obligé de m’habiller comme ça…

Les armes de son général étaient brodées sur son haut noir, en fils d’argent, rehaussant la tenue et donnant au démon un charisme indéniable. Mais ce n’était peut-être pas nécessaire pour briser la réputation pacifique que trainait le médecin.

Du peu que savait Ehissian, le grade de capitaine était à part dans la hiérarchie militaire démone. Il s’agissait du plus haut grade en dessous de celui de général, mais il ne s’octroyait qu’à des personnes de confiance, au-delà de leurs capacités réelles au combat. Chaque général avait deux capitaines, souvent les deux personnes les plus proches de lui, deux personnes capables de prendre les décisions les plus similaires aux siennes en son absence.

Le phénix avait un peu de mal à croire que le gentil démon qu’il connaissait depuis si longtemps soit en fait un haut gradé de l’armée démone. Mais le prestige de l’uniforme commençait à lui faire accepter la réalité.

- Je suis content que tu sois arrivé, tu sais ? Fallnir commençait à dépérir. Il est incapable de dire une phrase sans qu’il y ait ton nom dedans.

- Kellnet disait la même chose de moi.

Les deux amis échangèrent un rire, et finirent par échanger une affectueuse accolade. Ehissian avait l’impression qu’il pouvait recommencer à vivre. Il avait passé de longs mois horrible à tourner en rond àla Volière, n’ayant que Kellnet à embêter. Et encore, quand ce dernier n’était pas occupé avec Ethan, le jeune étranger aux cheveux blancs qui avait aménagé avec son fils Morgan àla Volière.Quelquesautres immigrés avaient suivi, repeuplant la vieille tour phénix de nouveaux visages et d’une communauté plus soudée que jamais, face aux menaces qui pesaient, aux conflits qui secouaient les autochtones vampires depuis l’enlèvement raté du prince Lékilam. La vie là-bas continuait son cours, tranquille et joyeuse, sous la houlette de la nymphe Libellule qui avait pris les choses en main. Mais ce n’était plusla Volièrefamilière et heureuse qu’Ehissian avait toujours connue. Il y avait trop de visages inconnus et pas assez de sourires familiers.

Pour ne rien arranger, sa petite sœur Elika s’était officiellement trouvé un petit copain, en la personne de son ami d’enfance. Ehissian avait mis trois jours à s’en remettre et à se morfondre sous sa couette, en se lamentant sur le temps qui passait à la fois beaucoup trop vite, et désespérément trop lentement.

Non, vraiment, il n’avait presque eut aucun regret à quitterla Volièrepour Abadiane. Encore moins à présent que la poigne familière de Scysios se refermait autour de lui.

Il y eut un énorme bruit d’explosion, qui fit trembler le sol et souleva un énorme nuage de poussière derrière les bâtiments les plus proches.

Ahuri, Ehissian redressa aussitôt la tête et regarda autour de lui d’un air paniqué. Tout le monde dans la cour principale en faisait de même, les yeux rivés vers le nuage brun, la bouche bée.

Il comprit que cela venait de l’une des trois autres cours dont avait parlé Kaytosk, en leur décrivant l’architecture du palais. Il tourna la tête vers Scysios, qui avait froncé les sourcils.

- C’est normal, ça ? bredouilla-t-il avec inquiétude.

- Si c’est bien ce que je crois, on ferait mieux d’aller voir.

Perplexe, le phénix ne put qu’emboiter le pas à son camarade, alors qu’auteur d’eux, passée la surprise, les conversations reprenaient normalement. Tout comme eux, quelques démons prirent cependant la route du terrain d’entrainement d’où provenait l’explosion.

 Les quatre cours se ressemblaient, toutes embrassées par les quatre bâtiments principaux du château qui abritaient les dortoirs et formaient une croix autour de la tour principale. En angle obtus, celui qu’on appelait le second terrain d’entrainement étant néanmoins plus étroit que la cour sud, les deux bâtiments qui le délimitaient étant plus rapprochés.

En plein milieu, un attroupement de démon formait un large cercle autour de la colonne de poussière. Ils étaient tous armés mais pas en posture de combat, simples spectateurs oisifs, presque blasés. Ce genre de choses étaient donc quotidiennes ? Ehissian sentit une boule se former dans son ventre, son angoisse remontant peu à peu. Les démons avaient peut-être l’air pacifique dans l’enceinte de leur château, mais ils étaient malgré tout des guerriers qui perdaient un peu la notion des choses lorsqu’ils se battaient…

Il suivit pourtant Scysios sans se démonter. La foule se fendit sans broncher au passage du capitaine et de son compagnon phénix, les laissant trouver leurs places. Les premiers rangs de spectateurs étaient assis, dans des positions négligées, et Ehissian aperçu soudain Kaytosk assis dans l’herbe, presque aux premières loges.

Le dragon avait passé les bras autour des épaules d’un jeune homme aux cheveux clairs, qui reposait contre le torse de son ainé avec un sourire tranquille.

Qu’avait dit le dragon, déjà, en prenant congé ? « Ses obligations l’attendaient » ? Plutôt le corps chaud d’un autre dragon qui lui avait terriblement manqué. Kay n’avait cessé de leur parler de son compagnon, durant tout le voyage, et de sa ferme intention de lui donner toute une tripotée d’enfants dès que l’intéressé baisserait sa garde.

Ehissian sourit, aussi amusé que moqueur.

La foule délimitait un cercle très large au milieu de la poussière, un peu trop même, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi. La poussière ne retombant pas, entretenue par le vent, beaucoup de démons finirent par se lasser et retourner à leurs occupations. En moins d’une petite minute, la masse de spectateur fut soudain beaucoup plus clairsemée et Ehissian put prendre ses aises pour tenter de comprendre ce qu’il se passait, sans avoir à se hisser sur la pointe des pieds.

- C’est quoi ? demanda-t-il à Scysios, apercevant des formes bouger et soulever encore plus de poussière. Des officiers qui se battent ?

Le démon tourna vers lui un regard amusé. Les prunelles violettes de Scysios pétillaient de malice.

- Non, juste un nouveau soldat qui veut faire ses preuves. Il se bat contre le fils d’un ancien général. C’est ambassadeur, alors on ne le voit pas souvent s’entrainer. Ca attire les curieux…

Ehissian ne put retenir un frisson un peu horrifié. Même les diplomates démon étaient des machines de guerre ?  Le pire était peut-être que ce genre de duel, visiblement quotidien, n’alarmait personne et au contraire, attirait tout un tas de joyeux spectateurs qui ne demandaient qu’à en prendre plein les yeux.

Ils furent servis, et l’un des deux combattants fut brutalement expulsé hors de la fumée. Il s’écrasa lourdement au sol, glissa dans l’herbe, et lâcha une flopée de juron tout en se redressant.

L’ambassadeur, conclut le phénix en observant sa tenue. Elle était d’un bleu sombre et élégamment brodée d’or, aussi fonctionnelle pour le combat qu’adaptée à l’exercice diplomatique. S’appuyant sur un grand sabre étincelant, le démon se remit debout et s’épousseta, chassant ses longs cheveux blonds par-dessus son épaule.

Le cerveau d’Ehissian eut comme une sorte de temps d’arrêt.

- C’est drôle, on dirait Shézac, fit-il remarquer en penchant la tête.

- C’est normal, c’est lui. Il fait trop sérieux, habillé comme ça, hein ?

Le phénix sentit sa mâchoire se décrocher.

Il ne l’avait pas vu depuis plusieurs moi, mais oui, cette tignasse blonde, cette allure assurée et fière, cette voix suave et chaude, même lorsqu’elle traitait son adversaire de tous les noms, c’était bien Shézac. Le démon qui avait laissé son nom dans l’histoire dela Volièrealors qu’il n’y avait passé que quelques mois. Le pire cauchemar des phénix les plus prudes.

Il faisait virevolter son sabre avec adresse, se remettant en posture de combat tandis que la poussière se dissipait. Un brin poseur, comme d’habitude, fidèle à lui-même et sa constante manie de ne jamais se prendre au sérieux, même en plein milieu d’un combat.

Et là bas, au milieu du nuage qui s’estompait…

Ehissian ne remarqua pas que le regard de Scysios était rivé sur lui, guettant la moindre de ses réactions. Le phénix ne voyait que le point écarlate de la tunique, la silhouette androgyne, la tâche auburn des cheveux courts.

Fallnir.

Trois longs mois sans le voir. Il n’avait pas changé d’un pouce, évidemment, et pourtant le phénix le trouvait plus beau que jamais, son torse se gonflant de fierté à sa vue.

En posture de combat, le dragon tenait tête, debout et intact, prêt à riposter au nouvel assaut de son adversaire.

Ehissian se mordit la lèvre pour ne pas crier. Il avait envie que tout le monde sache que ce dragon transpirant de classe était son compagnon, et à quel point il était fort, beau, incroyablement génial. Il réfréna de justesse ses instincts de groupie hystérique.

Son cœur de midinette se mit cependant à battre plus fort sous la plaque d’armure légère qui le protégeait. Pendant une seconde, une toute petite seconde, le regard clair de Fallnir balaya la foule réunie. Le dragon sourit.

Puis resserra la prise sur son arme et bondit avec vivacité sur son adversaire.

oo

Pavel décolla son nez de la vitre avec un reniflement dédaigneux. Ce satané dragon ne pourrait-il jamais cesser de faire son intéressant ? Depuis les hautes fenêtres de la tour principale, ils avaient une vue imprenable sur les terrains d’entrainements et les innombrables barrières qui entouraient le château. Il devait avouer que c’était assez impressionnant.

- Mais vous restez extrêmement vulnérable par les airs, constata-t-il en se tournant vers Prodes.

Les tours phénix étaient faites pour être rapidement défendues, avec de grandes ouvertures pour que chacun puisse prendre son envol. La capitale de leur royaume, qui abritait le palais de la reine, était constituée d’une forêt de tour blanche et de donjons, autant de pointes acérées qui empêchaient de voler aisément entre elles pour mener une attaque depuis le ciel. Mais la tour d’Abadiane était nue et dégagée, visible depuis toute la contrée, et en même temps terriblement fragile.

- Nous n’avons pas encore trouvé de magicien assez puissant pour briser la protection de la tour, se défendit Prodes.

Puis il ajouta, avec un léger rire.

- Mais à vrai dire, ils sont très peu à avoir essayé… Il n’y a plus aucun démon en vie qui ait assisté à la dernière attaque d’Abadiane.

Pavel hocha doucement la tête, avant de suivre son hôte pour continuer l’exploration de la forteresse. Il fallait dire que prendre un château sans royaume n’avait pas un grand intérêt stratégique. Rares étaient ceux qui étaient venus chercher des noises aux démons. Les anges étaient les seuls qui avaient des raisons de le faire, mais ils s’isolaient dans leurs cités célestes et se contentaient d’ignorer superbement l’existence de leurs ennemis, qui le leurs rendaient bien.

- La présence du prince phénix entre vos murs pourrait être un bon motif. Si les dragons doivent attaquer, ils le feront par les airs…

Prodes était un guide aimable et serviable, fidèle à sa réputation. Il le devançait toujours, sans doute pour lui éviter l’inconfort de la vue de son œil meurtri, et de la malédiction qui le défigurait. Peu à peu, Pavel s’y habituait pourtant et éprouvait de moins en moins de gêne à le regarder.

- Pour être honnête, je pense que les dragons ont autre chose à faire que de se préoccuper de votre peuple. Les rumeurs parviennent jusqu’ici. Il parait que les Garnësir remettent de plus en plus en question les ordres de leurs chef…

La visite du château était un prétexte comme un autre pour que le général démon puisse s’entretenir avec le garde du corps de l’héritier phénix. Pavel l’avait vite compris, et cela ne lui déplaisait pas. Prodes était un homme avisé, qui ne voulait pas que leurs hôtes de marque restent dans l’ignorance totale durant la durée de leur séjour. Si le prince Lékilam devait se consacrer autant que possible à son apprentissage, Pavel, lui, était en droit d’être mis au courant de l’évolution des choses.

- Je sais, avoua-t-il à contrecœur. Mais le désespoir pousse parfois aux pires folies.

Ils grimpèrent une volée de marches, approchant d’une fenêtre qui donnait sur la cours principale, noire de monde.

- Pourtant, l’évidence est là. Les dragons sans clans se baptisaient Telesöh pour se reconnaitre. Mais ils sont en train de devenir tellement nombreux que ce clan va devenir une réalité…

Prodes désigna de la tête la cours en contrebas. Un groupe d’homme en tenues colorées étaient en train de former les rangs pour partir s’exercer sur le domaine. Pavel ne put s’empêcher de froncer les sourcils, capable de reconnaitre les dragons même depuis l’endroit éloigné où ils se trouvaient. Ils étaient chaque semaine un peu plus nombreux à Abadiane. Par petits groupes de deux ou trois, ils venaient demander asile, et le droit d’intégrer la légion étrangère. Pavel en restait très méfiant. Il n’aimait pas ça, trouvait cette invasion louche, en sachant que le prince phénix venait d’emménager à Abadiane pour une durée indéterminée.

- A cause de ce Fallnir, ronchonna-t-il, sans cacher sa contrariété.

- Surtout de Kaytosk, je dirais. Ils ont tous les deux été en passe de devenir les prochains Garnësir, et ils ont tous les deux quittés leur clan pour intégrer l’armée démone. Dans les autres clans, beaucoup se posent des questions. Et chez les Garnësir, c’est l’hécatombe.

L’aura des deux dragons, dont l’un avait été le maitre du second, séduisait bon nombre d’indécis qui n’étaient plus satisfaits par leurs dirigeants actuels ou par les clans dans lesquels ils vivaient. Les Telesöh, les dragons sans clans, étaient de plus en plus nombreux à venir offrir leurs vies aux conseils avisés de Kaytosk, surtout depuis que son illustre élève aux cheveux auburn l’avait rejoint.

Quelques uns déchantaient, en revanche, en rencontrant les deux dragons en question. L’un à cause de son caractère fantasque, l’autre à cause d’une certaine rumeur qui disait qu’il avait trouvé ses yeux en la personne d’un phénix. L’arrivée d’Ehissian allait sans doute transformer la rumeur en réalité et Pavel redoutait les réactions des dragons d’Abadiane.

Prodes sembla deviner ses pensées. Il lui offrit un sourire chaleureux, rassurant, et lui donna une petite tape sur l’épaule.

- Je peux vous montrer une troisième fois les défenses de la tour, peut-être ? Pour que vous soyez bien sûr que personne ne peut y grimper sans y être autorisé ?

En d’autres circonstances, la boutade aurait vexé Pavel, mais il fit un effort et n’en montra rien. Il commençait à s’habituer à l’humour démon.

- La situation va être tendue, vous le savez bien. Vous allez abriter entre les mêmes murs des dragons bannis ou déserteurs, et une troupe de soldat phénix venue protéger leur prince.

- Oh, croyez moi, l’assura Prodes avec un sourire un peu blasé, nous sommes habitués aux situations tendues.

Il l’invita à continuer leur chemin dans le couloir, sans en ajouter plus. Pavel ne lui en tint pas rigueur et lui emboita le pas, non sans un dernier regard sur l’extérieur. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être inquiet pour Lékilam. Il avait beau connaître la redoutable efficacité de la garde personnelle de la reine, et savoir qu’elle était en permanence sur les talons de cette dernière et du prince phénix, il n’arrivait pas à se détendre.

- Et par là, on y va pas ? demanda-t-il abruptement, alors qu’ils passaient devant une épaisse porte close.

Prodes se figea, l’air soudain embarrassé. Ou plutôt… Peiné.

-… Si vous le souhaitez. Mais c’est un cul de sac. C’est l’escalier qui mène… aux appartements royaux.

Pavel se raidit à son tour, réalisant qu’il avait fait une belle bourde.La ReineGaïalogeait plus bas dans la tour ; au milieu de ses généraux, pour les consulter à toute heure sur n’importe quel sujet.

Des appartements royaux ne pouvaient donc être occupés que par le précédent souverain. Celui dont l’esprit avait été anéanti par l’Onikam, et donc la coquille vide qu’était devenue son corps était précieusement protégé, scellée dans une pièce ensorcelée où le temps n’avait plus cours.

Celui dont Prodes était l’amant notoire.

- Pardonnez-moi, s’excusa-t-il aussitôt, avec sincérité. Il… vaudrait mieux continuer, dans ce cas.

Il ne sous-estimait pas la force des liens qui unissaient deux démons. Encore plus lorsqu’il s’agissait d’un soldat envers son roi.

- Je ne vois pas pourquoi, le rassura Prodes avec un sourire.

Il regarda tout autour d’eux, vérifiant qu’ils étaient seuls, puis s’approcha, sur le ton de la confidence. Le beau général se fit plus familier, plus amical.

- Je suppose… que vous vous doutez que ce n’est pas par hasard que c’est moi que Gaïa a désigné pour vous faire visiter Abadiane…

Pavel se renfrogna aussitôt. Alors ils y étaient… Il croisa les bras sur sa tunique, haussa les épaules comme si cela lui était égal, tentant de camoufler son irritation pourtant visible.

- Non, je n’en ai aucune idée.

Prodes sourit, amusé, mais pas moqueur. Il paraissait compatissant, le fixait avec bienveillance – de son œil valide, du moins, l’autre… n’exprimant plus beaucoup d’émotion à part du blanc.

- Moi aussi, je voulais le cacher. Le roi ne m’a remarqué que le jour où j’ai été promu général. J’avais peur qu’on pense que je n’avais eu mon grade que pour justifier qu’il m’ouvre ses draps…

Etrangement, Pavel sentit une petite rougeur poindre sur ses joues. Avoir abruptement une conversation aussi intime, en plein milieu d’un couloir… ! Les démons n’étaient peut-être pas prudes, mais les phénix l’étaient beaucoup plus, même un ancien général et un garde du corps princier.

-… Mais j’avais surtout peur pour lui, continua Prodes sans le lâcher du regard. En me choisissant moi… il perdait des alliances possibles… la chance d’avoir rapidement un héritier…

Pavel l’écouta sans rien dire, faisant mine de détourner la tête pour regarder par une fenêtre. Les paroles du démon frappaient en plein là où ça faisait mal. Il avait partagé ces mêmes inquiétudes, elles continuaient encore de le ronger, tous les soirs, quand il s’endormait en serrant Lékilam contre lui. Le prince phénix était si jeune. Il n’avait connu que lui, s’était laissé accaparer par un homme plus vieux et plus expérimenté sans jamais avoir connu d’autres amants. Pavel se sentait si mal…

- Et j’avais raison. Tout ce qu’on en a récolté, c’est que lorsqu’il a fallu lui trouver un successeur, nous avons frôlé la guerre civile. Pas d’héritier, des familles nobles prête à tout pour récupérer le trône… un beau gâchis, soupira Prodes avec un triste sourire.

- Pourquoi est-ce que vous ne vous êtes pas éloigné tant que vous en aviez encore le temps ?

Il savait que les démons pouvaient essayer de briser les liens avant qu’ils ne soient trop fort. Ils pouvaient s’éloigner quand ils commençaient à tomber amoureux, avant qu’il ne soit trop tard et que leurs destins ne s’emmêlent.

Pavel planta son regard dans le sien, aussi sincère qu’assuré. Ils y étaient. C’était là que le démon avait voulu en venir en entamant cette conversation.

- Parce qu’aucun de nous deux n’en avait envie.  Il a sacrifié tellement de choses pour notre royaume. Sa vie entière…

Prodes ferma les yeux et pendant l’espace d’un instant, le preux chevalier, l’idéal de l’homme parfait qu’il représentait s’écailla, et dévoila celui qu’il était vraiment. Un homme qui souffrait terriblement, mal assuré et rongé par ses sentiments.

- Ca, il n’avait pas envie de le sacrifier aussi. Il voulait choisir. Même si c’était une erreur. C’était la seule, la toute petite chose qu’il voulait choisir seul.

Pavel se racla la gorge après un petit instant de silence. Cette conversation le mettait mal à l’aise, autant que la façon directe et franche du démon de lui avouer des choses intimes sur sa relation avec le précédent roi.

- … Je ne vois pas pourquoi vous me parlez de ça…

Prodes sourit.

- Non, bien sûr. Mais… n’oubliez pas. Même si on est persuadé qu’ils ont tort, et que c’est la chose la plus égoïste qu’on fera jamais… la meilleure chose qu’on puisse faire, c’est d’accepter, et les soutenir. Quitte à ce qu’ils fassent un choix stupide, autant faire en sorte que eux, ils ne le regrettent pas.

Pavel en resta profondément songeur.

Faire en sorte que Lékilam ne regrette pas de l’avoir choisit, lui, le garde du corps beaucoup plus vieux que lui et totalement inutile aux intérêts de la couronne ? Il ne pouvait s’empêcher de penser que la situation était trop différente pour que les conseils de Prodes ne puissent le toucher.

Les démons ne pouvaient tomber amoureux qu’une seule fois de l’un d’entre eux. Une fois que c’était fait, les autres démons leurs étaient interdits à jamais. Mais les phénix ? Dans un mois comme dans trois siècles, leurs sentiments pouvaient changer. Lékilam pouvait rencontrer quelqu’un, se lasser de lui et Pavel n’aurait été que son premier amour, son erreur de jeunesse.

Ca le consolait autant que ça le mortifiait.

- … J’y penserais, concéda-t-il à mi-voix.

Prodes hocha la tête, semblant retenir un léger rire.

- Je n’en doute pas.

oo

Plus il avançait dans les couloirs du château et plus Kellnet avait une furieuse envie de se saisir de son fils, de sauter par une fenêtre, et de s’enfuir à tire d’aile aussi loin qu’il le pourrait. Seulement, il n’avait plus pris sa véritable forme depuis quelques siècles, et craignait d’être un peu rouillé. Et surtout…

Il jeta un regard en coin à la douce, souriante, gentille Tyloé, la jolie démone qui était vraiment radieuse dans sa robe splendide, et serrait avec grâce dans sa main délicate la petite main joufflue de Léto.

Cette même démone que les quelques soldats qu’ils croisaient saluaient avec respect par de stricts hochements de tête, alors qu’ils étaient immenses et armés jusqu’aux dents, et la jeune fille totalement désarmée dans ses beaux atours.

Son esprit de père inquiet imaginait déjà leur guide féminin en combattante redoutable, guerrière crainte et respectée parmi ses pairs qui cachait une véritable armurerie sous ses jupons. Il redoutait alors de ne pas avoir la moindre chance en tentant de s’enfuir, et d’être transformé en poulet à la broche par la calme et polie Tyloé sitôt qu’il aurait franchit une fenêtre. Alors Kellnet restait sage, un peu crispé, mais tentait de se répéter en boucle qu’il n’avait rien à craindre et que tout allait bien se passer.

En réalité, Tyloé était une piètre combattante, même pour une démone, et recevait des saluts respectueux pour la seule et unique raison qu’elle faisait partie de la garde rapprochée de la reine. Elle en était peut-être le membre le plus inoffensif. On lui avait appris à se battre et se défendre mais elle ne pratiquait pas souvent, et sa véritable force consistait en son don pour pouvoir farfouiller dans les plus sombres pensées des autres. Don que Léto était apparemment supposé partager.

Kellnet avait beaucoup de mal à s’y faire, encore plus à l’avaler.

Encore plus quand Léto se mettait soudain à éclater de rire, de sa petite voix mélodieuse, alors qu’aucun d’eux trois n’avait dit la moindre chose depuis plusieurs minutes.

- … vous… vous êtes encore en train de parler dans vos têtes, c’est ça… ? grommela Kellnet en croisant les bras.

Beaucoup trop de mal à s’y habituer.

La Volièrelui manquait déjà terriblement, et ils étaient à peine arrivés qu’il avait déjà envie de repartir. On l’avait convaincu de venir parce que c’était pour le bien de Léto et leur sécurité, mais s’il avait pu faire autrement, il n’aurait jamais quitté les murs protecteurs de la tour phénix. Son fils y avait grandi, après tout…

- Je suis désolée, s’excusa Tyloé d’une voix douce. Mes obligations m’empêchent de quitter Abadiane pour le moment. Mais dès que je le pourrais, je serais ravie de venir vivre àla Volièrepour veiller à votre protection.

Horrifié, Kellnet la pointa d’un index accusateur.

- Mais arrêtez de lire dans mes pensées !

La démone et Léto éclatèrent de rire pour toute réponse, échangeant un regard complice.

- C’est toi qui pense trop fort, papa ! On t’entend à l’autre bout du pays !

Mortifié, le phénix se tut aussitôt et se força d’arrêter de penser. Chose totalement impossible qui fit redoubler l’hilarité des deux télépathes.

- J’y comprends rien à vos histoire de monde des esprits… maugréa-t-il dans sa barbe, profondément vexé. Tout ces trucs de… maisons où vous pouvez lire les souvenirs des gens…

Mais son fils, sentant sa peine, lâcha la main de Tyloé pour venir lui faire un câlin, et tout le ressentiment du phénix fondit comme neige au soleil. Il souleva sa boule de plume dans ses bras et l’étreignit fortement contre lui, déposant une pluie de baisers sonores dans son cou, cédant à ses plus vils instincts de papa gâteau.

Ehissian aurait grimacé et levé les yeux au ciel.

Tyloé se contenta de sourire, trop bien élevée pour s’offusquer de la nuée de petits cœurs roses qui flottaient au dessus de Léto et son père.

- Vous savez, beaucoup de chercheurs de Kalisto se sont posé les mêmes questions que vous. En fait, c’est juste de la télépathie. Nous ne faisons rien de plus que capter les pensées et les souvenirs des gens. Nous pensons que le monde des esprits est juste… une création inconsciente de nos propres esprits pour que l’utilisation de nos pouvoirs soit plus simple. Avec ce que nous percevons d’une personne, nous recréons un univers qui lui ressemble, dans lequel nous pouvons évoluer…

- Donc… il existe pas vraiment ce… cet autre monde ?

Tyloé sourit et secoua la tête.

- Non, il n’existe que dans nos têtes, si je puis dire. C’est pour cette raison que nous pouvons y voir des personnes de mondes étrangers, alors qu’elles ne sont pas soumises aux mêmes… règles que nous.

Kellnet hocha doucement la tête, songeur. L’une des raisons pour laquelle il avait accepté d’emmener Léto ici était qu’on lui avait dit qu’en restant à la Volière, de par leur proximité, son fils pouvait accidentellement visiter des esprits définitivement pas de son âge. Comme ceux des vampires qui grouillaient tout autour de la tour phénix, par exemple.

Il avait fait leurs bagages sur le champ. Il avait confié les précieuses clefs de son épicerie à Ethan et son fils, promettant qu’il viendrait les récupérer dès que possible, et à défaut, les récupérer eux avec. Mais on leur avait assuré que ça ne serait que temporaire. Tyloé viendrait s’installer àla Volièredès que possible, pour mettre l’esprit du jeune phénix à l’abri. Les dons des télépathes étaient précieux…

Parce que l’Onikam, cette créature mi légendaire, mi démone qui semait le trouble depuis des millénaires sur leur monde, avait un jour été le démon de l’esprit lui aussi. Et il en conservait un pouvoir redoutable que seuls des personnes comme Tyloé et Léto pouvaient contribuer à repousser.

Mais le petit phénix était encore très jeune, un tout petit bourgeon qui mettrait encore quelques siècles à s’épanouir. D’ici là, la démone savait qu’elle devrait tout faire pour l’aider à développer ses dons et se protéger des attaques de l’Onikam. C’était bien tout ce qu’elle pouvait faire…

Elle soupira doucement et continua de leur faire visiter le château démon.

Elle se sentait souvent inutile, dans les différents conflits qui agitaient leur monde. Elle servait juste de messagère, était bien incapable de lutter à armes égales contre l’Onikam alors qu’elle était en théorie plus puissante que lui ; lui n’avait plus son véritable corps, et n’était plus l’actuel démon de l’esprit. Elle, si.

Mais il restait le plus fort. Sa simple présence mentale la terrifiait et elle n’osait même pas s’approcher de tout ceux qu’il avait blessé. Comme le roi démon, dont il avait brisé l’esprit, et dont le corps amorphe était conservé dans une pièce scellée au sommet du château.

Tellement de gens avaient cru que Tyloé pourrait le guérir. Le vrai roi revenu sur le trône, Gaïa aurait pu se retirer comme elle rêvait de le faire, le général Prodes retrouverait son amant, et l’Onikam n’aurait plus qu’à se trouver le corps d’un hôte qui lui serait plus utile sur l’échiquier politique. Il libérerait celui de Zénon, le frère du roi démon. Et Shézac retrouverait lui aussi la personne chère à son cœur.

Mais elle en était incapable. Elle ne pouvait même pas s’approcher de la porte de la chambre du roi. C’était comme s’enfoncer dans un lac de poix noire et se sentir couler jusqu’à étouffer. Elle avait beau se débattre, plus elle s’approchait du corps du roi, de son esprit en ruine et suintant encore la présence de l’Onikam, et plus elle avait envie de hurler.

Elle voulut donc éviter soigneusement d’emprunter les escaliers qui menaient vers les plus haut étages, fébrile à mesure qu’ils s’en approchaient. Mais c’était sans compter sur sa malchance.

- Pavel ! s’exclama soudain Léto, cavalcadant hors des bras de son père pour se jeter sur les jambes du grand garde du corps qui venait de surgir en haut d’un escalier.

Ce dernier fut profondément déstabilisé et ne sut pas vraiment comment réagir à l’affection du petit phénix. Léto n’avait jamais montré un intérêt particulier pour lui àla Volière.Ilgratta pensivement sa tête blonde, et lui tapota gentiment la tête.

- Euh… Bonjour, Léto ?

Prodes ne put s’empêcher de rire et salua respectueusement Tyloé et Kellnet, qui gravirent à leur tour les marches pour les rejoindre. Mais la démone, nerveuse, resta sur le seuil et n’osa pas s’engager dans le couloir. La porte, là bas… elle frémit et tenta de sourire pour cacher son envie de s’enfuir en courant.

Prodes, habitué, ne fit aucun commentaire, et les autres ne le remarquèrent même pas.

- Désolé, bredouilla Kellnet à l’adresse de son congénère. Ca fait plusieurs jours qu’on a plus vu grand monde dela Volière, alors…

Pavel haussa les épaules, et rendit son rejeton au phénix. Vu sous cet angle… Il comprenait que Léto soit en train de se chercher des repères dans ce tout nouveau monde, lui qui n’avait jamais quitté la tour phénix. Il espérait juste que l’oisillon ne se jetterait pas toujours sur ses jambes quand il le croiserait dans le château.

- Vous visitiez le château ? demanda le général Prodes sans retenir son sourire amusé.

- Euh, oui… on a pas encore vu ce côté, non .. ? bredouilla Kellnet en se tournant vers Tyloé, sans doute pour fuir le regard borgne de l’étrange démon.

La jeune fille joua nerveusement avec ses doigts. Non, ils ne l’avaient pas fait, parce qu’elle n’avait aucune envie d’y aller. Les couloirs autour des appartements du roi la mettaient toujours…

Elle se figea soudain, observa Léto d’un air presque choqué.

Pourquoi est-ce que le petit phénix ne se sentait pas mal ? Il était télépathe lui aussi, et très jeune, sans la moindre barrière et particulièrement sensible. Alors pourquoi est-ce qu’il ne s’était pas mis à hurler de frayeur, n’avait pas tenté de s’enfuir en courant, s’était au contraire un peu plus approché des appartements royaux ?

Se tenant quelque pas à l’écart pour ne pas déranger leurs hôtes, Prodes aussi, l’avait remarqué. Et serra les poings, comme pour retenir l’espoir fou qui germait en lui. Celui que si Léto n’était pas sensible comme Tyloé à la présence passée de l’Onikam, alors peut-être qu’un jour, s’il devenait assez puissant, le petit phénix pourrait reconstruire l’esprit brisé de leur roi.

Mais les phénix ne remarquèrent pas le trouble qui animait maintenant les deux démons, et ces derniers firent de leur mieux pour reprendre leur conversation comme si de rien n’était.

oo

Les armes tintèrent et l’échange se fit souple, puissant, agile. Shézac n’était pas un épéiste émérite mais se débrouillait plutôt bien pour repousser les assauts effrénés du dragon. Il perdait du terrain, cependant, et les démons derrière lui ne cessaient de l’encourager toujours plus fort pour faire durer le combat.

La foule se montrait beaucoup plus enthousiasme envers Fallnir. Les démons étaient de très bons spectateurs et chaque fois que l’un d’entre eux sifflait le dragon pour l’acclamer, Ehissian ne pouvait s’empêcher d’être à la fois fier et jaloux. Fier parce que c’était son amant qui était en train de donner une leçon à un soldat démon, avec la bénédiction du peuple de ce dernier. Mais jaloux aussi, parce qu’il réalisait que ces trois petits mois ridicules à l’échelle de leur vie lui avait fait rater des instants précieux aux côtés du dragon.

Son entrainement pour retrouver ses forces d’avant, ses capacités de guerrier, redevenir celui qu’il était dans son ancien clan. Le respecté Fallnir Garnësir, celui qui était pressenti pour succéder au chef de leur clan avant d’être banni après une nuit funeste.

Le phénix soupira, un peu tristement.

Puis cria avec les autres quand de nouveau, Shézac frappa le sol de son épée et qu’une mystérieuse explosion innonda une seconde fois le terrain de poussière. Ehissian leva les bras pour se protéger du nuage de poussière agressive. Mais Scysios et plusieurs autres démons se précipitèrent au bord du cercle des spectateurs, frappant le sol de leurs mains pour faire jaillir un bouclier lumineux du sol, qui contint le nuage sur la zone de combat sans recouvrir tous ceux qui les observaient.

Ehissian fit la moue, perturbé. Il avait vécu la plus grosse majorité de sa vie àla Volière, dans un monde très pauvre en magie. Il n’avait jamais eu l’habitude de se battre avec elle, encore moins contre elle, et se dit qu’il allait avoir beaucoup à rattraper.

Il savait que peu de gens parmi les peuples d’immortels l’utilisaient en combat. Parmi la foule compacte de démon qui était venu assister à l’affrontement, ils n’étaient qu’une petite poignée à s’être précipités avec Scysios pour construire le bouclier magique.

Mais il savait que c’était cette petite poignée qui pouvait changer la donne. Et s’il voulait devenir un véritable chevalier phénix, quelqu’un qui soit capable d’égaler la force et l’adresse de Fallnir, il devrait apprendre à faire avec.

Fort de cette nouvelle résolution, il encouragea son amant avec plus de voix encore que les autres, petite silhouette phénix au milieu des grands démons en tenues noires.

Ils continuaient à se battre dans le nuage de poussière, formes floues qui l’agitaient et contribuaient à le faire s’évaporer un peu plus vite. Bientôt, leurs silhouettes devinrent de plus en plus distinctes et le fracas de leurs lames perça à travers les sifflets des démons.

Fallnir toussa, à bout de souffle, se tenant hors de portée de son adversaire pour s’essuyer les yeux.

- Arrête avec ça, tu triches ! pesta le dragon en agitant le bras pour chasser la poussière qui l’aveuglait encore.

A l’autre bout, Shézac ricana.

- Si je trichais vraiment, je ferais un truc comme ça !

Un filet d’eau claire jaillit du sol et s’enroula autour de son bras, comme un serpent roulé en boule prêt à bondir sur sa proie. Il se remit en garde et l’eau tourna autour de lui comme un bouclier naturel, lui laissant tout le loisir de narguer Fallnir.

- Viens m’attaquer avec tes petites flammes !

Fallnir fronça les sourcils. Il était plus familier à l’utilisation du feu, comme en témoignaient ses cheveux auburn, et savait qu’il ne pourrait pas battre le démon sur ce terrain là. Ses yeux clairs se plissèrent alors qu’il réfléchissait. Il avait parfaitement repéré cette silhouette plus petite et mince, cette tâche claire et bleue au milieu des grands démons à l’enthousiasme débordant. Comment aurait-il pu ne pas le voir ?

Son soleil était revenu.

Il échappa un sourire et décida que le jeu avait assez duré. Il pouvait mettre Shézac par terre quand il le voulait, il en était certain, mais n’en avait pas envie ; il préférait laisser les soldats démons, qui épiaient chacun de ses combats depuis son arrivée, douter encore un peu de ses capacités, se demander s’il était redevenu ou pas l’épéiste aguerri qu’il était autrefois.

Il rengaina son épée sous l’œil éberlué Shézac.

- Des flammes ? Qu’est ce qui te fait dire que je me sers que de la magie du feu ? J’ai les cheveux foncés, railla le dragon avec un sourire moqueur.

Sa voix était toujours la même, rauque et teinté d’ironie, et Ehissian ferma les yeux pour mieux la savourer au milieu des démons qui sifflaient leur contrariété de voir le combat s’arrêter.

Pour ne pas trop les décevoir, et alors que Shézac restait immobile et entouré d’eau sifflante, sentant un mauvais coup venir, Fallnir contracta ses muscles et se transforma.

Il déploya ses grandes ailes aux écailles rouges sombres, ses pattes massives s’enfonçant dans le sol, dans un concert de craquement. Il ébroua vivement sa tête et ses muscles, étirant son long cou, se réhabituant à ce corps massif et large qu’il n’avait plus occupé depuis un long moment. Il faisait plus de deux mètres, grand comme un immense cheval, dépassant l’ensemble des démons de l’assemblée. Ses écailles sombres se paraient de reflets rouges et bruns sous la lumière du soleil, la silhouette massive et souple à la fois, la tête hérissée de cornes.

Shézac haussa un sourcil blond.

- Tu te sers aussi de la magie de la terre ?

Fallnir souffla par les naseaux et émit un son qui ressemblait beaucoup à un ricanement narquois. Il frappa le sol de sa patte et un mur rocheux en surgit brusquement, filant vers Shézac qui manqua de trébucher pour l’éviter.

- Eeeeh, c’est toi qui triche !

Mais le dragon l’ignorait déjà. Il avait tourné le regard vers la foule, se cherchait un nouvel adversaire, plantant ses yeux clairs dans les siens pour le défier. Il battit des ailes, dégourdit ses muscles, comme pour se rappeler comment faire. Puis il frappa à nouveau le sol de ses pattes et bondit vivement vers le ciel, tournoyant autour du terrain d’entrainement avant de filer au-delà des arbres.

Ehissian plissa les yeux, la patience titillée. Alors comme ça, Fallnir voulait le défier ? Il allait lui montrer que personne ne pouvait battre un phénix dans le ciel. Il courut vers le centre du terrain d’entrainement et s’élança lui aussi, bondissant souplement pour se transformer dans les airs.

Ses plumes, bleues comme la nuit, s’étendirent largement autour de son corps gracieux. Elles brillaient bien plus que les écailles du dragon, se parant de multiples éclats bleutés, aussi belles qu’on le disait lorsque l’on parlait d’un phénix sous sa véritable forme.

Cela faisait des décennies qu’il n’avait pas volé, peut-être même des siècles. Il se sentait engourdi dans ce corps d’oiseau immense et pourtant souple, délicat, effilé et puissant. Les phénix étaient les rois du vent, plus rapides que n’importe quelle autre espèce dans le ciel, des rapaces aussi beaux que redoutables. Ses longues plumes ondoyèrent avec grâce sous lui avant qu’il ne file comme une flèche à la poursuite du dragon espiègle.

Shézac rangea son épée avec une moue déçue. La masse de spectateur se clairsemait déjà, tous retournant à leurs occupations comme s’il ne s’était rien passé. Les duels étaient courants à Abadiane et si celui-ci les avait intrigué par sa nouveauté, ils semblaient s’être déjà lassés.

Shézac s’étira longuement pour dénouer les muscles que le combat avait mit à mal. Il n’était pas fâché que ça soit terminé, ne rêvait plus que d’une chose, un bon bain et un lit moelleux.

Il était peut-être bizarre pour un démon, mais il n’avait jamais vraiment aimé combattre. Il aurait sans doute refusé contre quelqu’un d’autre que Fallnir. Le dragon l’avait titillé et il n’avait pas su résister à la provocation, fonçant tête baissée dans un duel avec lui qu’il savait pourtant perdu d’avance.

Mais Fallnir avait eut la politesse de ne pas lui coller une dérouillée en public, préférant visiblement batifoler avec son phénix. Shézac se frotta la nuque et offrit un sourire contrit à Scysios, qui le rejoignait d’un air amusé.

Le démon médecin ne fit pourtant aucun commentaire sur les performances de son ami, se contenta de lui demander s’il était blessé quelque part.

- Je sais que je m’entraine pas souvent, mais quand même, se défendit Shézac, un brin vexé. Je suis plus vieux que ce gros lézard…

- Mais il a passé plus de temps à s’entrainer que tu l’as fais dans toute ta vie, le consola gentiment Scysios.

Le dragon et le phénix se chamaillaient dans les airs, loin au dessus des multiples remparts d’Abadiane. Ils les suivirent du regard en échappant un soupir, alors que Kaytosk s’approchait dans leur dos.

- Désolé. J’ai cuisiné Ehissian pendant tous le voyage mais il a pas décroché un mot. Chaque fois que j’abordais le sujet, il me faisait un petit sourire et il faisait comme s’il comprenait pas. On dirait qu’il est toujours pas au courant pour les yeux des dragons.

Shézac croisa les bras, suspicieux.

- C’est louche. Ca fait combien de temps qu’ils sont ensembles maintenant ? Fallnir aurait pas pu rester silencieux aussi longtemps. Il a bien dû cracher le morceau…

Avouer à Ehissian qu’il n’aimerait jamais personne d’autre dans sa vie, car un dragon ne tombait amoureux qu’une seule fois. Qu’ils restaient aveugles jusqu’à ce que surgisse dans leur vie l’unique personne qui leur rendrait la vue, leur soleil, leurs yeux.

Ils désespéraient tous trois de savoir si le dragon auburn avait fini par mettre les choses au clair avec son amant phénix. Mais ils avaient beau les cuisiner, l’un comme l’autre faisaient comme si de rien n’était, ne semblant pas comprendre leurs allusions ou au contraire, feignant parfaitement l’innocence.

- Je sais même pas s’ils se sont dit « je t’aime » une seule fois, soupira Kaytosk, toujours aussi fleur bleue.

Fallnir et Ehissian restaient une énigme. Ils ne parlaient jamais d’eux aux autres, continuaient de faire comme aux premiers jours de leur rencontre, rester discret sur leur relation et ne pas s’étaler. Même après s’être affichés publiquement ensemble àla Volière, ils avaient continué de faire attention à ce que les gens ne remarquent pas qu’ils étaient tout le temps fourrés ensembles.

Les trois compagnons soupirèrent de concert.

- Deux tonneaux de bière que Fallnir lui a déjà tout dit.

- Tenu, répondirent d’une même voix les deux démons.

Ils se frappèrent les mains pour sceller leur pari et reprirent tranquillement le chemin du château. Les petits groupes de démons reprenaient leurs entrainements, profitant du soleil matinal pour faire de l’exercice avant qu’il ne commence à taper trop fort sur les terrains autour du château.

- Mon père est pas rentré avec eux ? demanda Shézac avec un brin de curiosité, alors qu’ils passaient tout près du convoi phénix qui était encore en train d’être déchargé.

Kaytosk haussa les épaules, ignorant totalement des dernières décisions de Derek, et Scysios répondit à sa place.

- Il a dit qu’il avait encore des choses à régler àla Volière…

Shézac renifla, pas dupe.

- Je lui avais dit que les ménages à trois, c’était plus de son âge. Surtout avec deux vampires.

oo

Ehissian avait oublié combien c’était agréable de voler.

Sentir cette impression de vide en dessous de lui, cette sensation de vitesse, le vent qui sifflait dans ses plumes et le monde qui défilait tout autour de lui. Comment est-ce qu’il avait pu vivre jusqu’ici en se passant de voler ?

La contrée d’Abadiane était aussi splendide que tranquille, une succession de champs, de petits forêts et de villages, à perte de vue, en totale harmonie. La région n’avait plus connu de conflits depuis bien longtemps, dans l’ombre du cygne, protégée par le château démon. Ils pouvaient la survoler autant qu’ils souhaitaient sans avoir rien à craindre, aucune attaque ne pouvant venir du sol ou des nuages, aucun dragon ou phénix qui pouvait surgir pour venger les siens.

Ehissian avait l’impression qu’il n’y avait plus qu’eux deux, lui et Fallnir, dans toute l’étendue du ciel bleu.

Il plongea doucement, filant en piqué pour se mettre à la hauteur du dragon, un peu plus gauche et lourd que lui dans les airs mais néanmoins splendide, du moins à ses yeux. Ses écailles avaient la même teinte auburn que les courts cheveux du dragon. Terre et feu, les deux éléments protecteurs de Fallnir, ceux qu’il savait manier le plus. Il n’était pas comme les autres dragons qui utilisaient sans cesse un nouvel élément, adaptant leur forme dragonne à la situation. Fallnir était du genre à vouloir être capable de résister à tout sous toutes les formes qu’il pouvait maitriser, un brin maniaque et perfectionniste. Et puis, depuis la minuscule éternité qu’il avait passé loin d’Ehissian, il ne devait pas avoir envie de perturber son amant en prenant la forme et la couleur d’un dragon de l’air rien que pour le plaisir de voler mieux.

Pour l’embêter, Ehissian tenta de plonger sur lui, de l’attaquer à petits coups de son long bec ou d’attraper entre ses serres les longues lignes de piques qui parcouraient son dos souple. Mais le dragon l’esquivait toujours, d’une embardée puissante, guidant le phénix d’un vol sûr à travers la contrée.

Il semblait avoir planifié leurs retrouvailles, savoir exactement où il voulait l’amener. Amusé, Ehissian le suivit donc de bon cœur, ne chercha pas à se poser pour lui demander où il allait. Bien assez tôt, le dragon ralentit son vol et commença à descendre, tournant longuement autour d’un petit lac d’eau claire. Entouré de rochers et de colline, il semblait difficile d’accès et il n’y avait aucun village aux alentours. Ils n’avaient pas volé très longtemps et pourtant, le long cou d’Abadiane paraissait tout petit et fragile à l’horizon.

Le sol trembla un peu quand Fallnir se posa, supportant toute la masse du dragon qui agita ses ailes avant de les replier. Ehissian atterrit avec bien plus de légèreté, noble et gracieux, comme tous les phénix. Cela aurait un peu irrité son amant en d’autres circonstances, avec un autre compagnon. Mais c’était Ehissian, et il n’était pas objectif. Tout ce qu’il faisait lui semblait magnifique.

Le vent bruissait doucement, dans les arbres qui entouraient la petite clairière qu’il avait choisie pour qu’ils se posent. Le clapotis du lac y répondait, paisible, comme s’ils étaient tout seul à des lieux à la ronde.

Ehissian fixa le dragon de ses grands yeux d’oiseaux, si sombres qu’on ne voyait ni iris ni pupille, et pourtant étonnamment expressifs. Les prunelles fendues du reptile, elles, semblaient clairement amusées, et il s’approcha souplement de l’oiseau majestueux. Les ombres du feuillage faisaient danser les reflets bleus de ses longues plumes.

Fallnir s’assit, juste devant lui, et appuya sa lourde tête reptilienne contre le crâne délicat de l’oiseau. Ils entremêlèrent doucement leurs deux corps, dans une étreinte fusionnelle.

Le bec courbé d’Ehissian se frotta tendrement contre les écailles carmines de son amant. Il fut presque étonné de les sentir si douces et lisses, les avait imaginées beaucoup plus dures et rugueuses. Fallnir, loin de trouver la sensation étrange, n’ayant encore jamais été touché par un phénix sous sa véritable forme, fut étonné de la douceur avec laquelle les deux textures s’épousaient. Le bec d’Ehissian frôlait sa peau sans résistance, comme une écaille qui glissait contre les autres de façon douce et naturelle. 

Troublé, il céda à son instinct et mordilla affectueusement le cou fragile du phénix, sans resserrer les mâchoires, l’effleurant à peine du bout de ses crocs. C’était un geste très tendre pour les dragons, à la symbolique très forte, mais mordiller le cuir épais de leurs gorges n’avait rien à voir avec la chair fragile et frémissante des phénix. Il avait presque peur de lui faire mal. Mais Ehissian, bien qu’ignorant tout des gestes d’affection des dragons, se laissa faire sans la moindre crainte, se détendant même entre les dents puissantes qui le touchaient mais le tenaient à peine.

Comme si chaque croc du dragon n’était qu’une autre de ses plumes, soyeuse et légère, inoffensive.

L’un était un dragon, et l’autre un phénix. Un monde les séparait, un gouffre abyssal, et ils auraient dû se sentir aussi différents que pouvaient l’être le jour et à la nuit.

Pourtant, cette simple étreinte leur confirma que jamais leurs différences ne seraient un problème. Parce qu’au fond, elles ne semblaient plus si grandes, une fois qu’ils se serraient ainsi l’un contre l’autre.

Comme au premier soir de leurs rencontre, ils oublièrent tout le reste et reprirent forme humaine pour se laisser tomber dans l’herbe fraiche.

 

 

oOoOoOOoOo

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Voila, merci beaucoup d'être arrivé jusqu'ici. J'espère que cette épilogue ne vous aura pas trop déçu, même si je me doute qu'avec tout le temps que j'ai mis à l'écrire, vous ne deviez plus vous rappeler de grand chose... @@

Ca va faire un peu guimauve, mais c'est une longue page qui se tourne, beaucoup d'erreurs de jeunesses, mais aussi énormément de plaisir et j'espère que vous en aurez eu autant à lire cette fiction. :p

Je vous remercie encore, du fond du coeur, et j'espère vous revoir très bientôt pour de nouvelles histoires ! 

                                                                                                                                     

 
 
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