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Bec d'écaille, croc de plume
Par Jaiga
Originales  -  Romance/Fantaisie  -  fr
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Et une semaine de plus

Disclaimer : Tous les personnages/ lieu/ périodes m’appartiennent, je n’ai aucune excuse pour ce désastre.

Notes :

Me voici de retour après une longue absence … ! *va se pendre*

Je suis vraiment navrée de ce long silence. Pour le dernier chapitre, j’ai vraiment été nulle sur le coup. X3

Mais voilà enfin ce chapitre tant attendu ! :p

Merci infiniment à tous ceux qui se sont affolés et m’ont envoyé des petits mots d’encouragements, ça m’a vraiment reboosté !

 

Le dernier chapitre publié sur Manyfics était le chapitre 24. Je viens de publier tout ceux qui manquaient, pour ceux qui n'étaient pas allé lire sur fictionpress !

 

_________________________________________________________________________

Chapitre 32 : Et une semaine de plus

 

 

Lékilam se laissa tomber sur le trône de pierre de son vaste bureau, une désinvolture témoignant de sa grande familiarité avec l’inconfortable fauteuil. Ses doigts glissèrent le long des accoudoirs, s’imprégnant du grain de la pierre sculptée, qu’il connaissait déjà par cœur. Mine de rien, il s’était immergé dans ces lieux et dans ces objets, plus qu’il ne l’avait jamais fait avec les autres endroits dans lesquels il avait vécu.

L’idée de devoir les quitter lui étreignait le cœur plus que de raison.

Cela faisait déjà une semaine qu’il avait été enlevé par les vampires, et sauvé in extremis par Fallnir et Ehissian. Une semaine qu’il avait pris la décision d’assumer la vérité et de révéler à ses parents qu’il était devenu adulte.  Depuis, la mélancolie n’avait pas quitté son regard, mais tous faisaient comme si de rien n’était et avaient accueillis la nouvelle avec joie.

Le feu de la cheminée était en train d’agoniser, petite langue orange qui léchait les derniers morceaux de bois. Il avait posé une chandelle sur sa table de travail, qu’il venait de quitter, et par la fenêtre les lumières de la ville étincelaient comme un champ de bougies. Tout le reste était plongé dans l’ombre, dessinant des capes de velours aux pieds des meubles et autour des objets.

Le prince poussa un soupir las, se passant une main sur le visage.

Il lui semblait que la nuit était tombée très vite, ce soir là. Mais peut-être était-ce lui qui n’avait pas vu le temps passer, trop absorbé par son travail ? Parfois, il trouvait dans le labeur acharné une manière de fuir ses véritables problèmes. 

Les lettres s’étaient enchainées pendant cette longue semaine, occupant chaque minute de son temps. Les mercenaires de Derek Isdegarde avaient été mis à rude épreuve ; en plus de surveiller la frontière, ils étaient également chargés d’acheminer le courrier le plus rapidement possible. La reine n’avait pas non plus perdu de temps et sitôt l’annonce de son fils officialisée, elle avait organisé l’avenir proche de ce dernier en conséquence. Dans quelques mois, il quitterait la Volière pour achever son apprentissage.

Il partirait faire son éducation militaire chez les démons. C’était une tradition pour de nombreuses familles royales, autant chez les immortels que parmi les humains ; mais les démons n’acceptaient que des adultes dans leurs rangs, et le prince avait suffisamment perdu de temps comme cela pour se permettre de retarder son séjour là bas. Ce n’était qu’une première étape d’une liste longue comme un bras. Lékilam ne savait même plus ce qu’il devrait faire ensuite, encore moins quand est-ce qu’il pourrait simplement rentrer au palais phénix. Mais finalement, cela ne le préoccupait qu’assez peu.

Tout ce qui importait, pour lui, était de retrouver la Volière au plus vite. Qu’importe les décisions de sa mère ou les volontés du royaume. Dès qu’il aurait retrouvé un semblant de liberté, il quitterait leur monde et reviendrait ici, jusqu’à ce que vienne le jour de monter sur le trône.

La porte s’ouvrit doucement, le tirant de ses pensées.

Pavel entra, visiblement surpris de voir la pièce plongée dans l’obscurité, mais ne fit aucune remarque.

A vrai dire, il ne lui avait plus fait un seul reproche depuis son enlèvement. Quand le prince lui avait annoncé qu’il partirait dans quelques mois pour le château démon d’Abadiane, et qu’il souhaitait qu’il l’accompagne, le garde du corps n’avait pas non plus rechigné, ce qu’avait pourtant longtemps redouté Lékilam.

L’annonce de son entrée dans l’âge adulte aurait dû signifier la fin de leur idylle, leur séparation définitive. Le prince aurait pris ses fonctions d’héritiers et Pavel serait retourné dans on ne savait quel coin de campagne, pour y disparaître sans doute à jamais.

Mais l’enlèvement de Lékilam avait brisé beaucoup trop violemment les liens qui les retenaient, et leur avait fait prendre conscience de nombreuses choses.

Par exemple,  qu’ils tenaient énormément l’un à l’autre, plus que ce qu’ils n’avaient jamais imaginé. Et qu’ils n’étaient certainement pas capables d’envisager une vie sans l’autre.

Ils avaient passé tant de temps ensemble, chaque jour, à chaque minute…

Pavel avait vraisemblablement enterré ses envies de devenir un martyr et de souffrir en silence pour le bien être du royaume. Son cœur avait été comme arraché quand il avait cru que par sa faute, le prince courrait un grand danger. Pour la première fois depuis des années, ils avaient été séparés pendant de longues heures, sans nouvelles l’un de l’autre, ni aucunes certitudes quant à leurs retrouvailles. Ils ne voulaient plus jamais revivre cela.

- Tu ne vas pas te préparer ? Demanda le blond en refermant la porte derrière lui. La fête a déjà dû commencer.

Lékilam sourit, et lui fit signe de se rapprocher.

Les phénix avaient organisé une fête au Yellow Bird, pour célébrer son passage à l’âge adulte. En tant qu’invité d’honneur, il était censé s’y présenter, mais n’en avait pas particulièrement envie et aurait préféré passer la nuit au calme. Les autres pensaient certainement lui remonter le moral et lui faire oublier ses problèmes, mais cela ne faisait en fait qu’un peu plus les lui rappeler…

- Ils viennent à peine d’ouvrir, je peux encore trainer une heure ou deux.

Quand Pavel fut à sa hauteur, le jeune phénix leva le bras pour lui saisir le col et le tirer jusqu’à lui.

Ils s’embrassèrent du bout des lèvres, jusqu’à ce que le garde du corps ne pose un genou entre les cuisses de son protégé pour prendre appui et approfondir leur baiser.

Tacitement, ils avaient décidé de ne plus jamais se sacrifier pour quoi que ce soit. Leur relation ne succomberait pas sous la pression des responsabilités, ils ne feraient aucune concession pour la couronne ou pour le royaume, quitte à en assumer les conséquences.

Celui-ci leur avait déjà pris une fois tout ce qui comptait le plus dans leurs vies, et ils ne la laisseraient pas recommencer. Lékilam, parce qu’il était prince, avait dû renoncer à jamais à sa liberté et une partie de son libre arbitre, se contentant maigrement de celles qu’il trouvait dans les livres et les vieilles histoires. Pavel, lui, avait perdu son premier grand amour, et avait bien failli y laisser sa vie.

Lékilam avait toujours su que son garde du corps avait été amoureux de son père, autrefois. Tous deux généraux, le prince Nalderan et lui se connaissaient depuis l’adolescence, et avaient forgé une solide amitié, qui s’était vite soldée en amour à sens unique. Seulement, Pavel n’avait jamais osé se déclarer, persuadé qu’une telle relation ne pourrait rien apporter de bon. Quand la reine Emeclya était entrée dans leurs vies, il n’avait rien fait non plus et laissé ses sentiments s’étouffer au fond de lui.

Peut-être que s’il s’était déclaré plus tôt, qu’il avait empêché la jeune reine de voler sa place auprès de Nalderan, celui-ci l’aurait suivi…

Mais il ne concevait pas alors de faire passer sa propre personne avant les intérêts du peuple phénix. Quand les fiançailles de son ami avec la reine Emelcya avaient été annoncées, il n’avait pas pu le supporter et avait choisi de quitter l’armée.

Parfois, le jeune prince se demandait s’il n’avait pas à un moment donné été une sorte de lot de consolation. Il ressemblait beaucoup à Nalderan, tout le monde s’accordait à le dire ; Pavel avait-il vu son père à travers lui, et développé des sentiments en conséquences ?

Cela lui était finalement égal, maintenant. Pavel avait fait pour lui la seule chose qu’il n’avait pas faite pour son père, refuser de renoncer à lui.

Pour Lékilam, c’était la plus belle preuve de la place qu’il occupait dans le cœur de son garde du corps.

- Attends, chuchota-t-il en séparant doucement leurs lèvres, reculant son visage.

Il se redressa et, profitant de la surprise de Pavel, retourna le poids de ce dernier contre lui et le poussa à sa place sur le trône, pour s’installer à cheval sur ses cuisse.

Le blond se sentit aussitôt mal à l’aise, assis sur ce symbole du pouvoir d’ordinaire réservé à son prince. Il était plus habitué aux marches au pied du trône, sa place habituelle. Mais Lékilam n’en avait cure, et le chevauchait avec un sourire presque carnivore.

- Je n’aime pas ce regard, nota Pavel en plissant les yeux. J’ai l’impression d’être un poulet rôti qui va se faire dévorer.

Le prince rit et posa ses avant bras sur les épaules du blond, coinçant les cuisses de ce dernier entre ses genoux frêles. Il dominait Pavel de quelques centimètres, suffisamment pour que celui-ci doive lever la tête pour le regarder.

Ils avaient expérimenté bien des endroits du bureau, mais ne l’avaient encore jamais fait sur le trône de pierre. Peut-être par gêne ?

Les mains de Pavel se posèrent sur ses reins, se faufilant sous les vêtements pour caresser sa peau et enflammer ses sens. Lékilam l’embrassa sans aucune retenue, défaisant déjà un à un les boutons de la chemise de son amant.

De la gêne, il n’y en avait plus. Le seul risque était peut-être que le trône ne soit pas vraiment confortable pour ce genre de choses.

Mais ils n’en étaient plus à quelques courbatures près.

 

oo

 

- Vous savez, je vends aussi d’autres alcools en dehors de la bière, fit remarquer Lyde en posant deux nouveaux verres vers ses clients tout sourire.

- Tu ne peux pas comprendre, rétorqua Shézac en faisant mine d’humer le parfum de sa boisson comme un connaisseur.

Le barman phénix se contenta de soupirer, sous l’œil goguenard des deux démons.

La fête battait déjà son plein dans le Yellow Bird. De nombreux phénix s’étaient mêlés à la masse habituelle des humains, plus fêtards que jamais.

A vrai dire, on ne comptait parmi les absents que le prince et son garde du corps, alors que le jeune homme était le principal invité de la soirée.

Officiellement, Lyde célébrait ce soir en grande pompe l’anniversaire de son petit cousin. En réalité, la fête était donnée en l’honneur du passage à l’âge adulte de Lékilam, mais humains et phénix jouaient le jeu, sans beaucoup trop de mal. Dans un coin éloigné de la salle, on avait réquisitionné une table pour la couvrir de ballons et de guirlandes et empiler dessus une montagne de paquets. Chacun avait tenu à offrir quelque chose au prince pour célébrer son passage à l’âge adulte, des présents souvent modestes que personne n’avait pourtant hésité à apporter, ne considérant pas Lékilam comme l’héritier du trône, mais bel et bien comme un habitant de la Volière à part entière, qui avait partagé leurs vies depuis tant de siècles.

-En plus, c’est toi qui a les meilleures de la ville, renchérit Scysios comme pour amadouer le phénix.

Le compliment toucha malgré tout Lyde en plein cœur, car il savait que depuis le temps que le démon usait les sièges de son bar, il avait eu le temps d’écumer tous les autres coins de la ville.

La reprise d’une musique bien connue résonnait contre les murs de la salle, et la foule repris le refrain en cœur avec le chanteur.

En l’absence de Kellnet, qui ne lâchait plus des yeux son fils depuis le départ de sa femme Elecy, et des nombreux abandons d’Ehissian, les Feathers avaient cessé de joué depuis quelques temps pour laisser la place à d’autres groupes de la ville. Cependant, l’épicier de la Volière avait accepté de faire un effort, ce soir là.

Son fils Léto faisait des coloriages derrière le bar, ayant eu l’autorisation exceptionnelle de découcher. Elésabelle, la compagne de Lyde, venue donner un coup de main à son cher et tendre pour le service du soir, ne le quittait pas des yeux et était prête à l’amener au lit au moindre signe de fatigue de sa part. Mais le phénix miniature n’avait pas l’air de s’en plaindre, relativement à l’abri du bruit là où il se trouvait, et cible de l’attention de tous les habitués qui ne manquaient pas de lui offrir des sodas. D’autant plus qu’il n’était pas tout seul ; Morgan, bien qu’ayant l’air d’être plus âgé de quelques années, l’aidait de bon cœur en coloriant les parties les plus ardues et donnant son avis expert sur le choix de couleurs parfois fantaisistes de son nouveau camarade. En dépit du caractère un peu difficile du petit humain, sans doute parce qu’ils partageaient le même goût pour faire tourner les adultes en bourrique, les deux garçons s’étaient tout de suite très bien entendus.

Sur la scène, Kellnet se faisait plaisir et semblait évacuer toute la tension accumulée depuis une semaine.

Nouveau venu dans l’immeuble, Ethan dansait plus ou moins non loin de là, entrainé par deux autres phénix amis des Feathers. Lui et son fils avaient vite été adoptés, de même que le vieil elfe apothicaire et ses petits enfants qui les avaient rejoint le lendemain –mais ces derniers avaient pourtant choisi de rester au lit ce soir là, peu fêtards par nature. Effrayé par la menace de la guerre entre phénix et dragon, d’autres étrangers avaient d’ailleurs fini par rejoindre la Volière, presque tous originaires d’autres mondes que le leur, rajoutant un peu de couleur dans le paysage déserté de la tour phénix.

- Vous n’êtes qu’une bande d’ivrogne, se moqua Lyde, avant de s’absenter quelques secondes pour préparer une commande.

Il n’était pas seul derrière le comptoir et pouvait donc se permettre de discuter avec ses habitués. Tout en travaillant, il jeta un œil à la salle noire de monde. On était en plein l’heure d’affluence, si bien qu’il n’y avait plus beaucoup de tables de libre et que la piste était pleine. Cela ne l’empêcha pourtant pas de reconnaître quelques têtes dans la foule, dont celle d’Ehissian. Le chevalier n’avait plus vraiment l’air d’avoir envie de jouer avec le reste du groupe et une fois de plus, son ami Kellnet lui avait déniché un remplaçant pour être sur scène à sa place.

Le chevalier dansait actuellement en tête à tête avec Fallnir, en vue et sus de tout le monde.

Lyde n’était pas tellement surpris. On les avait beaucoup vu ensemble depuis l’arrivée du dragon à la Volière, surtout à cause de Shézac et de Scysios qui étaient tout le temps fourrés ensemble et les entrainaient toujours avec eux, que ce soit le soir dans la salle à manger ou l’après midi pour une partie de carte. Mais les deux démons avaient peut-être aussi joués les dames marieuses, en cherchant à rapprocher leurs deux amis célibataires… Ignorant tout de la relation entre Fallnir et Ehissian et de la manière dont elle avait débuté, Lyde ne sut jamais à quel point il était tombé près de la vérité.

Cela ne le choquait pas plus que ça de voir un phénix avec un dragon. Il faisait partie de la jeune génération, celle qui n’avait pas connu les dernières grandes batailles entre leurs deux espèces. Mais peut-être que d’autres à la Volière ne le verrait pas sous le même œil, et il ne put s’empêcher de penser qu’ils avaient un certain courage, ou peut-être juste de l’inconscience, à s’afficher ainsi devant tout le monde. Surtout que beaucoup ne savaient pas qu’Ehissian avaient toujours préféré les hommes.

Les phénix étaient tellement naïfs que pour eux, si l’on n’avait jamais connu aucune aventure au seul chevalier de la tour, c’était uniquement parce que celui-ci était timide. Mais Lyde, lui, était bien placé pour le savoir, l’ayant déjà vu s’éclipser discrètement avec quelques humains.

Ehissian profitait aussi ce soir là du fait que sa sœur aie été invitée par Meliam, son meilleur ami, à un concert quelconque. Visiblement, le jeune phénix blond avait lui aussi décidé de passer à l’attaque.

Le barman étouffa une pensée émue. Ses petits protégés grandissaient.

Il revint vers les deux démons en haussant un sourcil, ces deux derniers tendant vers lui leurs verres vides.

- Encore ? Mais qu’est ce que vous lui trouvez, à ma bière ?

Pour toutes réponses, les deux camarades affichèrent un air innocent et Lyde leur resservit la même chose en poussant un soupir las.

- Tu verras, lui assura Shézac alors qu’un spot faisait apparaître des reflets oranges sur la mousse de son verre. Je demanderais à mon père de venir t’expliquer. Il sait parler aux profanes.

Scysios hocha la tête avec un sourire goguenard, ayant visiblement déjà assisté à une initiation de Derek Isdegarde sur les vertus sous estimées de la bière.

- C’est vrai, renchérit Libellule en passant la tête entre les épaules des deux démons, ayant saisi les dernières bribes de leur conversation. Et s’il a un petit coup dans le nez, il peut même faire un exposé oral de trois heures sur la supériorité des bières blondes sur les brunes.

Les trois compagnons ricanèrent de concert, sous le regard las du barman.

- Je sais pas qui est ce type, mais ses oreilles doivent siffler, fit-il remarquer avant de partir servir quelqu’un d’autre.

Il était prévu que la nymphe succède à Kellnet, quand son fils Léto succomberait à la fatigue et réclamerait son père et son lit. Elle avait donc fait un effort vestimentaire, comme chaque fois qu’elle devait chanter avec les Feathers, troquant ses jupes longues et sa tresse sage contre des cheveux décoiffés et une robe à lacet. C’était peut-être cette Libellule qui était la plus proche de la vraie, celle qu’elle était quand elle avait rencontré Derek et Zénon pour fonder les Démons de la Morte-Lune, une nymphe ivrogne au sale caractère. Mais elle tenait trop à son image de tyran domestique pour laisser cela se savoir par les autres.

- Bon, vous direz à Lyde que j’adore ses bières, mais cet endroit ressemble trop à une auberge phénix pour que je puisse draguer convenablement, annonça Shézac en s’étirant.

Il tendit le reste de son verre à Libellule, qui partit avec un sourire ravi le terminer sur la piste, et se tourna vers Scysios.

- T’es sûr que tu veux pas venir avec moi ?

Le médecin lui sourit, accoudé au comptoir. Cela faisait deux jours qu’il se sentait mieux et ne passait plus sa vie à dormir. Mais il avait encore l’air un peu fatigué, et s’il avait accepté sans problème de venir à cette fête, se voyait mal courir les boites de la ville en compagnie de son meilleur ami.

- Non, ça ira, confirma-t-il avec un doux sourire. Je tiens compagnie à Lyde. Mais si tu te trouve quelqu’un, pense que les humains n’ont pas le même système immunitaire que nous…

Shézac se pencha vers lui pour l’embrasser sur la tempe, tout en tapotant la poche arrière de son jean.

- Promis, j’mettrais du plastique, le rassura-t-il avec malice avant de sauter de son siège.

Il fit un salut à Lyde et Elézabelle, enfilant son blouson pour se préparer à affronter le froid à l’extérieur, puis tourna les talons pour repérer le trajet le plus court jusqu’à la sortie.

Mais il s’interrompit soudain dans son mouvement, ayant aperçu quelque chose dans la foule. Il revint s’accouder au comptoir, faisant signe à Scysios de se pencher vers lui pour discuter à l’abri des oreilles trop curieuses qui les entouraient.

- Tu crois que Fallnir comprendra un jour qu’il dramatise un peu trop sa relation avec Ehissian ?

Scysios, comprenant où il voulait en venir, sourit.

- Je ne pense pas, dit-il en secouant la tête. De toute manière, il n’a toujours pas compris comment ‘Ssian fonctionnait…

Shézac haussa un sourcil curieux, pour demander plus d’explications. Il ne connaissait pas assez bien le chevalier pour partager le point de vue de son ami.

- C’est un phénix, expliqua le médecin. Il est naïf, et il ne comprend pas qu’une chose évidente pour lui ne l’est pas forcément pour les autres.

Le blond plissa les yeux, commençant à comprendre. Les deux amoureux étaient perdus au milieu des danseurs, et leurs têtes toutes proches l’une de l’autre étaient de temps à autre balayée par le passage rapide des spots.

-Donc ce n’est pas le genre de type à penser à faire une vraie déclaration… conclut-il en les observant fixement, l’air pensif.

- Non, pas quand il est persuadé que c’est tellement évident qu’il y a quelque chose que ce n’est même pas la peine d’en parler.

Sur ces mots, Scysios avala une gorgé de bière, tandis que Shézac souriait d’un air goguenard. Il lui tapota amicalement le bras, ravi.

- Je pense qu’on arrivera à faire quelque chose de ces deux là.

En réalité, cette découverte ne réglait pas le problème des deux amants. Même si Ehissian partageait vraiment les sentiments du dragon, tant que ce dernier refuserait de lui avouer également ce qu’il ressentait et de lui parler de ce que cela impliquait, au fond, rien n’évoluerait.

Mais on avait toujours le droit d’espérer, songea Shézac en quittant le Yellow Bird.

 

oo

 

Ader ronchonna dans sa barbe quand une fille un peu trop ivre lui donna accidentellement un coup dans le bras en passant près de lui.

Il se demandait vraiment pourquoi est-ce qu’il avait accepté de revenir, en particulier à cette fête. Ce genre d’endroit lui était hostile, trop plein de monde et de bruits. Il détestait la musique moderne et ses textes insipides et niais, se sentait tiraillé devant tout cet étalage de sangs différents, et par-dessus tout, n’avait rien à faire ici puisqu’il n’aimait pas danser et ne pouvait pas boire de vraies boissons.

Un véritable enfer.

Il avait quitté la Volière il y avait un peu plus d’une semaine. Prisonnier des murs de pierre pendant deux jours après le faux enlèvement du prince et la nuit chaotique qui l’avait suivi, Derek avait finalement accepté de le laisser repartir seul dans les rues de la ville, les vampires du quartier nord n’ayant montré aucun signe d’agressivité envers les autres.

Par l’intermédiaire de Libellule, Helga, la vampire qui était son bras droit dans la communauté, avait entendu parler de cette fête en l’honneur du prince. D’un commun accord, ils avaient décidé qu’en signe de paix entre leurs deux factions, il serait de bon ton d’apporter un présent de la part des vampires au jeune héritier. Helga avait déjà choisi quoi offrir, il n’y avait qu’à le porter. Ader s’était donc vu écoper de la tâche, obligé de rester là jusqu’à l’arrivée du prince, maudissant sa camarade pour au moins trois éternités. Le bruit allait finir par le rendre sourd, et cette trop grande masse de monde par lui faire faire une crise de nerf.

La main de Derek passa devant son visage, le tirant de ses noires réflexions.

Le démon s’assit sur le fauteuil d’en face, posant sur la petite table le verre qu’il venait d’aller chercher. Ader sentit son humeur revenir au beau fixe à la vitesse d’une voiture de course, ravi par son retour.

Il n’avait pas fait deux pas dans le Yellow Bird que le directeur l’avait repéré dans la foule des entrants, et aussitôt abordé pour le conduire à cette place au fond de la salle, un peu à l’écart. Ader ne savait pas comment il avait fait pour le reconnaître dans ces vas et vient de lumière étourdissants, ni comment il avait su à quel point être ici le mettait de mauvaise humeur, mais une chose était sûre, il lui en était profondément reconnaissant.

Cela faisait donc un petit moment qu’ils étaient assis dans un tête à tête relatif, allant d’une discussion à une autre sans vraiment d’autre volonté que de passer le temps. Ils avaient beaucoup parlé de travail, des autres vampires, fait le point sur la manière dont les choses avaient évolué en seulement une semaine. Ils avaient aussi discuté de sujets plus futiles, mais Ader les avait déjà oubliés, trop occupé à tenter de se maitriser.

Derek était lui aussi coincé ici, pour plusieurs raisons, la principale étant la sécurité du prince. Il ne portait qu’un simple pantalon et une chemise décontractée, surprenant Ader qui ne l’avait presque toujours connu qu’en costume tiré à quatre épingles. Le démon faisait beaucoup plus jeune, beaucoup moins rigide aussi, plus proche de son caractère d’origine, et il devait avouer avec une certaine crainte que ce Derek là lui plaisait au moins autant que l’autre.

Il y avait toutefois une certaine gêne dans leur conversation, un petit sentiment de malaise, comme si tous les deux ne savaient pas vraiment qu’elle position adopter par rapport à l’autre. Il s’était passé pas mal de chose au cours de cette semaine et ils avaient été emmené à se fréquenter plusieurs fois, faisant plus ample connaissance. Il était donc difficile pour eux de décider s’ils devaient garder cette barrière aux limites bien définies entre eux, comme lorsqu’ils n’étaient que deux chefs de camps forcés de coopérer, s’observant à travers une vitre blindée. Ou bien s’ils pouvaient oublier leurs conditions respectives et se concentrer sur ce qu’ils étaient, deux hommes qui s’entendaient bien, pour continuer à tisser des relations plus cordiales.

Le dilemme aurait probablement été moins ardu s’ils n’avaient pas fait une bêtise pas plus tard que la veille, et n’avaient pas oublié tout leur bon sens pour s’envoyer en l’air pendant des heures dans l’appartement de Derek.

Ils ne regrettaient pas, avaient même encore un peu de mal à réaliser que c’était vraiment arrivé, en dépit de toutes les marques fiévreuses que l’autre avait laissé sur leurs peaux. Seulement, quand ils s’étaient séparés, ce matin même, ils n’auraient jamais pensé qu’ils se reverraient dans quelques heures, et auraient plutôt voulu laisser passer quelques jours, le temps que les souvenirs s’effacent et qu’ils puissent faire comme s’il ne s’était (presque) jamais rien passé.

Derek toussota poliment, puis bu quelques gorgées de sa bière, évasivement. C’était déjà la quatrième fois que leur discussion avait du mal à reprendre. La transition d’un sujet à l’autre était plutôt difficile, dans leurs cas. Ils brûlaient tous les deux de faire une allusion à la nuit qu’ils venaient de passer, mais pour une raison ou pour une autre, n’osaient pas le faire et changeaient à chaque fois d’idée.

Ils devaient ressembler à deux gros crétins, songea Ader en faisant mine de balayer la salle des yeux. Mais au moins, ils étaient assortis.

Une voix dans un micro annonça soudain une session romantique dans la musique qui était jouée sur scène. Cette nouvelle fit remuer la foule, chassant les célibataires et ramenant les couples sur la piste, dans un croisement de population qui étouffa les premières notes du nouveau morceau. Derek en profita, secouant son verre pour constater tristement qu’il était déjà vide, et annonça au vampire qu’il allait en chercher un autre. Celui-ci acquiesça en silence tandis que le démon se levait ; c’était déjà la sixième fois qu’il le voyait faire, mais il avait cessé de se poser des questions dès le quatrième, se disant juste que les immortels devaient avoir une soif insatiable, ou bien une vessie en béton, ou peut-être même les deux.

De toute manière, Ader ne resterait pas seul plus de deux secondes. Il avait en effet aperçu la silhouette reconnaissable entre milles de Maerys, qui revenait vers les tables, n’ayant visiblement pas trouvé de personne suffisamment intéressante contre laquelle frotter son arrière train pendant les slows.

Le jeune homme ne dépareillait pas, dans la foule hétéroclite des habitués du Yellow Bird. Leurs égouts avaient été rendu inutilisables par un mécanisme piégé, activé en guise de précaution par il ne savait qui, avant leur départ pour la tour KGV et l’enlèvement du prince. Toutes leurs affaires avaient été mises à l’abris du torrent d’eau souillé dans la seule salle blindée du complexe qu’ils squattaient, mais en attendant, ils n’avaient nulle part où loger et se voyaient contraint de squatter parmi les vampires des autres quartiers. La situation était trop précaire, et Ader avait décidé qu’il n’ouvrirait la salle blindée, pour que chacun puisse y récupérer ses affaires, qu’une fois qu’ils auraient déniché un véritable logement relativement stable et fixe.

De fait, au lieu de ses habituels ensembles noirs et moulants, Maerys n’avait que son éternel chapeau de feutre vissé sur le crâne, un jean bleu un peu trop grand qu’il avait dû voler on ne savait où, et un t-shirt noir au motif flashy. Il ressemblait ainsi à un adolescent normal, comme n’importe quel autre jeune de son âge qui serait venu s’amuser en toute légalité ce soir, un humain parmi les autres.

Seul son comportement pouvait mettre la puce à l’oreille. Sa manière d’aborder les gens, beaucoup trop décomplexée pour un jeune sans expérience, sa façon de les aguicher en toute innocence, de leur sourire de manière aussi sexy qu’innocente. Aussi, Ader ne put retenir un sourire quand, sans aucun complexe, le jeune vampire vint s’installer à califourchon sur ses genoux et lui voler un baiser aussi sensuel qu’éphémère.

- Tiens tiens, le petit vampire n’a trouvé personne et revient la queue entre les jambes chercher du réconfort ?

Maerys ricana en guise de réponse, pressant distraitement son bassin contre le sien, diffusant instantanément une agréable chaleur dans les reins de son ainé.

Autant le jeune homme détestait le prince phénix, autant il s’était montré imbuvable jusqu’à ce qu’Ader accepte de l’emmener avec lui à cette fête. Il ne fallait pas trop chercher à comprendre pourquoi. Simple jalousie, de savoir que des évènements se tramaient sans lui, ou désir d’espionner son chef ? Ils ne s’étaient quasiment pas vu au cours de la semaine qui venait de s’écouler. Après leur départ de la Volière, Ader l’avait confié d’autorité aux autres vampires de son quartier, et était parti de son côté s’occuper de toutes les affaires qu’il avait à réglé –puis était tombé tout à fait par hasard sur Derek et avait même passé la nuit dernière avec lui, mais c’était une toute autre histoire et son cadet n’en était absolument pas au courant.

- Nan, j’attendais juste que l’armoire à glace qui te fait bander te laisse tranquille deux minutes, gloussa le jeune homme sans aucune gêne.

Maerys avait bu, son ainé n’était pas dupe. Ses lèvres avaient un goût d’alcool et il paraissait bien trop décomplexé pour être normal ; beaucoup plus décomplexé que d’habitude, s’entend. Il n’en fit pourtant aucune remarque, sachant que le petit vampire serait suffisamment puni de lui-même quand son estomac refuserait de digérer tout ce liquide infect et qu’il passerait le reste de la nuit à vomir et réclamer du sang.

Ader se contenta de lui peloter l’arrière train, alors qu’ils tournaient tous deux leurs regards vers la foule, à la recherche du large dos de Derek.

- Ca te pose un problème, que j’ai envie d’un slip un peu plus rempli que le tiens ?

Maerys leva un instant les yeux vers le plafond, faisant mine de réfléchir, posant un doigt sur ses lèvres gonflées. Il avait dû passer la soirée à rouler des pelles, pour se faire payer des verres par les premiers pigeons venus.

- J’avoue qu’au début, il me faisait peur… finit par déclarer le jeune vampire, sur le ton de la confidence. Mais en fait, il est plutôt gentil. Et c’est vrai qu’il est sexy, rajouta-t-il une seconde plus tard avec un large sourire entendu. J’ai le droit d’essayer de le draguer, moi aussi ?

Ader ne put s’empêcher d’éclater de rire, terriblement amusé par l’air sérieux de son protégé et cette toute nouvelle perspective. Après tout, l’indifférent Derek avait bien fini par lui céder. Pourquoi Maerys n’y arriverait-il pas, lui non plus ? Curieusement, il trouva même cette idée incroyablement séduisante. Un peu comme si ses deux fantasmes assouvis avaient tous les deux fusionnés pour ne plus en former qu’un seul. Derek, Maerys, et lui au milieu. C’était terriblement excitant, présenté de la sorte.

- Pourquoi pas, ca pourrait être amusant…

D’une poigne possessive, il lui attrapa le menton et l’attira vers lui, glissant contre ses lèvres d’un ton séducteur :

- Mais pour l’instant… tu restes à moi…

Il eut le temps d’apercevoir un instant le sourire radieux de Maerys, avant de fermer les yeux pour mieux sceller leurs lèvres.

 

oo

 

Shézac fourra vivement les mains dans les poches de son blouson, pour protéger ses doigts de la morsure du froid nocturne. Un vent glacé était en train de se lever, lui rappelant douloureusement que si les beaux jours n’étaient plus très loin, l’hiver n’avait pas encore rendu les armes.

Le blond marchait d’un pas décidé vers le centre ville, résolu à ne pas s’attarder dans les rues déjà désertes. Il ne craignait pas personnellement les mauvaises rencontres, mais son entourage n’était pas de cet avis, et c’était bien ça qu’il craignait. Quand il avait quitté le Yellow Bird, il avait bien vu le regard désapprobateur que son père lui jetait, par-dessus la foule compacte. Shézac craignait qu’il ne vienne le ramener de force à l’abri des murs de la Volière, comme lorsqu’il était enfant et qu’il s’aventurait dans les bois avec ses sœurs ainées, bravant l’autorité paternelle. D’autant plus que maintenant que son fils était adulte, Derek n’hésitait plus à faire usage de la force brute pour le faire se plier à ses ordres. 

Shézac comprenait aisément son inquiétude, et n’aurait pas rechigné très longtemps si son père avait jugé bon de le ramener à la Volière. Cela faisait maintenant plus d’une semaine que l’incident de l’enlèvement du prince s’était produit, et que Taenekos avait disparu dans la nature. Les démons de la Morte-lune qui surveillaient la frontière ne l’avaient toujours pas vu repartir, ce qui signifiait qu’il était toujours sur ce monde, caché quelque part, fomentant on ne savait quel plan bizarre dans son esprit fou. Il était donc relativement dangereux pour les habitants de la Volière de s’aventurer au dehors, sans parler du fait que quelques rixes entre vampires avaient toujours lieu ponctuellement, depuis l’annonce d’Ader et la décision d’une grande majorité d’entre eux de se séparer de l’autorité de leur seigneur.

Cependant, le blond était un démon, savait se battre et se sentait capable de se débrouiller contre quelques suceurs de sangs belliqueux. Il n’était certes pas un soldat entrainé comme son père ou Scysios, remplissant d’ordinaire des fonctions plus diplomatiques auprès des autres peuples, mais à son âge, il était néanmoins suffisamment fort pour pouvoir tenir tête à la plupart de ses congénères, et espérer ressortir vivant d’un affrontement direct.

Il inspira profondément l’air frais de la nuit, laissant ses pas le porter jusqu’au centre ville. Il ne savait pas encore dans quel bar ou boite de nuit il allait atterrir, bien peu d’humeur à réfléchir ce soir là, et préférant faire confiance au hasard. 

Il ne cherchait rien de particulier, juste un peu de compagnie pour meubler sa nuit et lui remonter le moral, sans nécessairement d’autres envies derrière la tête. Il n’était pas d’humeur à batifoler, depuis quelques temps, et n’était sorti cette nuit là que parce que rester enfermé lui était devenu trop pesant. Veiller sur un Scysios inconscient n’était pas une tâche très palpitante, si bien qu’il s’était beaucoup ennuyé cette semaine, et ressentait le besoin irrémédiable de s’occuper. Marcher dans les rues désertes était même déjà très agréable, si bien qu’il se demanda un instant s’il n’allait pas faire preuve d’un peu de témérité et transformer sa sortie en ballade nocturne. Se promener tout en se perdant dans ses pensées était une activité plutôt apaisante, et à pied, il en avait de toute manière pour une bonne demi-heure avant d’atteindre les quartiers qui l’intéressaient.

Les lampadaires se succédaient au dessus de sa tête comme des rangées de lucioles, tantôt froides et blanches, tantôt chaudes et orange, remplaçant des étoiles que la brume permanente au dessus de la ville empêchait si souvent de voir. De temps en temps, l’enseigne multicolore d’un magasin venait interrompre la monotonie grisâtre de la nuit, et il ne pouvait s’empêcher de repenser aux quartiers nocturnes de sa ville natale, à l’odeur iodée des rues, aux successions de lampions colorés le long des échoppes et des tavernes pour attirer les promeneurs.

La nostalgie envahit alors le cœur de Shézac, et il se demanda s’il n’allait pas rentrer sur leur monde plus tôt que prévu. Il était venu sur cette planète pour fuir son quotidien, ses tâches d’ambassadeurs du peuple démon, tous les soucis diplomatiques qu’il devait traiter chaque jour et qu’il exécutait avec plus ou moins de désinvolture. Résultat, il s’était retrouvé embarqué dans des histoires de guerres et de traitrises entre les phénix et les dragons, au beau milieu d’une tentative d’enlèvement qui aurait eu de lourdes retombées diplomatiques, et mêlé en prime aux histoires de cœur de deux gros crétins qui, à en croire les dire de Scysios, finiraient bien par se rendre compte tous seul de leur propre stupidité.

Il se sentait las de tout ça. Pour la première fois depuis des années, il avait envie de tout envoyer bouler, de disparaître complètement de la circulation, de ne plus avoir de compte à rendre, de nouvelles à donner, d’information à transmettre pour qui que ce soit. S’évaporer dans la nature, quelques mois, quelques années, un peu plus si nécessaire. Les autres ne s’inquièteraient pas ; la plupart ne s’en rendraient même pas compte et ses amis proches, les seuls qui se demanderaient ce qu’il faisait, étaient déjà habitué depuis longtemps à ce qu’il leur fasse le coup au moins une fois tous les cinq siècles.

A vrai dire, Shézac y avait déjà beaucoup réfléchi, au cours de la semaine qui venait de s’écouler. Il s’était senti tellement mal, au lendemain de l’enlèvement du prince, que si Fallnir n’avait pas eu besoin de son soutien lors de l’entretien que le dragon avait eu avec Derek, il aurait probablement passé la journée à faire le mort en prétextant dorloter Scysios, au lieu de jouer au clown triste.  Il se sentait d’ailleurs beaucoup mieux depuis quelques jours, depuis que son meilleur ami avait parfaitement repris conscience et, seule personne de la Volière qui avait perçu que quelque chose n’allait pas chez le blond, tentait de le distraire autant que possible pour qu’il sorte de ses pensées interminables. Shézac lui était reconnaissant, une fois de plus. L’amitié indéfectible qui les unissait était bien l’une des dernières choses qui réussissait à lui remonter le moral, quand il était au plus mal.

Preuve que son humeur s’améliorait, il n’avait presque pas plu ces derniers temps, après les violents orages qui avaient secoué la ville une semaine auparavant. Shézac avait depuis longtemps remarqué que plus les mondes étaient pauvres en magie, plus il lui était facile en réalité d’influer sur la météo, souvent sans même s’en rendre compte.

Il n’était pas non plus complètement responsable de ces intempéries, ses pouvoirs de démon de l’eau n’allaient pas aussi loin - mais il lui semblait bien que si ce qui ne devait être que des petites pluies et quelques jours de grisaille s’étaient transformés en successions d’orages d’intensité variables, sa morosité n’y était peut-être pas étrangère.

Morosité pour quoi, d’ailleurs ? Il ne savait pas le dire lui-même. Ses propres pas résonnaient dans les rues désertes comme ses pensées ricochaient dans sa tête. Les frayeurs qui s’étaient succédées, au cours de cette éprouvante nuit de l’enlèvement du prince ? Le sentiment d’être entouré de gens qui étaient libre d’aimer et de chérir qui ils voulaient, et se retenaient pourtant de le faire pour des raisons diverses, alors qu’il aurait tout donné pour être à leurs places ?

Non, c’était probablement le simple fait d’avoir revu Zénon, qui l’avait plongé dans cet état de nostalgie dépressive. Ou plutôt, d’avoir revu son corps, puisque c’était une toute autre personne qui s’était adressée à lui.

D’ailleurs, se demanda-t-il alors qu’il venait de réaliser à demi qu’il s’était égaré dans les rues, à force d’être plongé dans ses pensées, il ne savait toujours pas quelle était cette lueur azur qu’il avait entraperçu dans les prunelles noires de Taenekos, durant cet instant fugace où leurs regards s’étaient croisés, juste avant que le démon ne s’évapore dans la nature.

Mais quelque chose lui soufflait qu’il n’allait pas tarder à en connaître la réponse.

Shézac s’immobilisa soudain sur le trottoir, retirant les mains des poches de son blouson pour venir abaisser l’écharpe qui lui recouvrait le bas du visage. Accoudée à l’angle d’un mur, se découpant comme une ombre chinoise dans la lumière blanchâtre des réverbères de la rue voisine, il avait aperçu la silhouette d’un homme, nonchalamment appuyé contre un mur. L’ombre bougea, tournant la tête vers lui, et le démon vit le point rouge d’une cigarette chuter sur le bitume et mourir écrasée par un talon adroit.

En moins d’une seconde, son cœur s’arrêta, se remit à battre frénétiquement puis, étrangement, s’apaisa comme les eaux lisses d’un lac.

Ce n’était pourtant pas la première personne qu’il croisait sur son chemin, en dépit de l’heure tardive. Mais toutes ne lui avaient suscité qu’un vague désintérêt, quand il ne passait pas tout simplement à côté d’elles sans les voir, plongé dans ses pensées.

Mais celle-ci était différente. Est-ce qu’il ne s’était pas inconsciemment dirigé vers elle, durant tout ce temps, ou bien n’était-ce que le fruit du hasard ? Au fond de lui, il n’était pas surpris par cette rencontre. Il y avait pensé durant toute cette semaine, la redoutant et la désirant à la fois, pris en tenaille par des sentiments contradictoires. S’il était sorti ce soir là, c’était même plus dans le vain espoir que cela se produise que parce qu’il avait réellement envie de se changer les idées en dehors de la Volière. Mais maintenant qu’il se trouvait devant le fait accompli, son esprit redevenait incroyablement limpide et serein, vierge de questions et de tourments inextricables.

D’une démarche tranquille, il vint se planter à quelques pas de la silhouette, sans aucune crainte ni tension entre eux. Après un long moment d’immobilisme, Taenekos se détacha du mur sur lequel il était appuyé, passant d’ombre chinoise à forme grise, jusqu’à ce que son visage moqueur se dessine clairement en face du sien, les lumières du réverbère soulignant la beauté de marbre de son visage vénéneux.

- Pourquoi est-ce que tu n’es pas encore reparti ? Le questionna le blond d’une voix calme, comme le chuchotement d’un ruisseau qui troublait à peine le silence de la nuit.

Le sourire narquois de l’Onikam s’élargit un peu plus. Il paraissait aussi imposant qu’à l’ordinaire, le dominant de son aura étouffante, comme lors de leur confrontation de la semaine dernière, après qu’il ait tenté de tuer Ehissian.

Les mots que Shézac lui avait dis à cet instant remontèrent dans sa propre mémoire. Il lui avait affirmé que Taenekos avait fait exprès de viser le phénix, et non pas l’un des dragons. De même qu’il n’avait pas réellement tenté de tuer Scysios. Il lui avait assuré qu’il y avait une autre raison à sa venue ici, sur cette planète. Ca avait profondément agacé l’Onikam à cet instant, confirmant un peu plus Shézac dans ces certitudes.

Cette rencontre n’en était qu’une preuve de plus.

Le sourire de Taenekos céda brusquement la place à une grimace de douleur et dans la même seconde, ses jambes parurent flancher sous son corps tandis qu’il s’effondrait au sol. Shézac le soutint aussitôt, s’agenouillant avec lui sur le sol, les doigts de son pire cauchemar se crispant violemment sur son blouson alors que celui-ci poussait un gémissement irrépressible. La nuque de l’Onikam s’était courbée sous la douleur, cachant à la vue du blond les traits tirés de son visage, mais la raideur de son corps contre le sien était un signe explicite de sa souffrance

Impassible, Shézac le laissa faire, aucune pitié ni crainte sur son visage paisible, comme sourd aux geignements et aux tourments de son congénère. Il le garda contre lui jusqu’à ce que le corps rigide et tremblant se calme finalement, les gémissements laissant place à des halètements épuisés, le démon cherchant visiblement à reprendre son souffle pour chasser cette souffrance ignoble qui hantait encore son corps crispé.

Les doigts sur son blouson le relâchèrent, lentement, mais restèrent posé contre lui, comme affaiblis.

- Comment va le phénix ? Chuchota la voix haletante, le visage toujours penché vers le sol, presque appuyé dans le giron de Shézac.

Ce dernier, calmement, osa poser ses doigts tièdes sur le dos large de Taenekos.

- Bien, tu le sais déjà, répondit-il tout aussi doucement que son vis-à-vis.

Le souffle de celui-ci s’interrompit une seconde pour qu’il avale la salive, se remettant doucement de la crise de douleur aussi violente que rapide qu’il venait de subir.

- Et… comment va Scysios ? Réitéra-t-il sur un timbre beaucoup plus incertain, bien loin de son aplomb habituel.

Cette fois-ci, Shézac lui répondit avec une ombre de sourire espiègle.

- Il en a profité pour ronfler toute la semaine et réclamer un supplément de vacances à Derek, confessa-t-il avec amusement.

Le rire qui secoua le corps plié en deux contre le sien l’étonna presque, nerveux et fatigué, mais en même temps, terriblement sincère et chaud.  Son propre corps s’en réchauffa, malgré le froid mordant de la nuit, tout autour d’eux.

Puis, Zénon redressa vers lui son regard bleu comme l’azur dans la grisaille nocturne, et en dépit de tous ses efforts pour se maitriser en vue de ce moment, Shézac se sentit flancher un instant. Sa propre voix résonna dans sa tête alors que les derniers mots qu’il avait lancés à Taenekos, lors de leur précédente rencontre, éclataient dans sa mémoire. Il ne les avait pas prononcés à tort, ce soir là. Et à présent, toutes les suppositions élaborées au cours de cette semaine qui venait de s’écouler étaient en train de prendre tout leur sens.

« Tu ne peux pas asservir les esprits indéfiniment, Taenekos. Tu as besoin de repos, comme tout le monde. Est-ce que tu es sûr de vraiment savoir pourquoi est-ce que tu es venu ici ? »

Aucun être vivant ne pouvait fournir un effort constant et éternel, quel qu’il soit. A un moment ou à un autre, le corps avait toujours besoin de s’arrêter, de faire une pause, s’affaiblissait sous cet effort perpétuel et réclamait de prendre du repos. Dans le cas de l’Onikam, c’était son esprit qui ne pouvait jamais garder un contrôle total sur les enveloppes qu’il possédait. Et de temps à autre, sa pression perdait de sa puissance et il ne se rendait plus vraiment compte qu’il était en train de lâcher prise.

Zénon en profitait alors pour prendre le dessus, et récupérer son propre corps jusqu’à ce que Taenekos ait recouvré ses forces.

Il ne ratait jamais sa chance, guettait les moindres signes de faiblesse de l’Onikam pour les retourner contre lui. Quand il y avait deux voix dans une même tête, c’était celle qui criait le plus fort qui parvenait à s’imposer et de temps à autre, Taenekos se surprenait à faire des choses qu’il ne se rappelait pas avoir décidé.

Par exemple, pourquoi avait-il accepté d’aider le chef des dragons Garnësir, et ne l’avait-il pas plutôt éconduit, comme tous ces petits nobliaux humains qui pensaient pouvoir faire appel à lui en utilisant son intérêt pour les conflits, pour satisfaire leur propre intérêt ?

- J’ai mis une sacré pagaille, je crois, avoua Zénon d’un air adorablement penaud.

- Ca dépend, hésita Shézac après une seconde de réflexion. Qu’est ce qui était de toi, et qu’est ce qui était de lui ?

Ils formaient un curieux tableau tous les deux, agenouillés sur le bitume, dans l’ombre de l’angle d’une rue, l’un réfugié dans les bras de l’autre et parlant à voix basse alors qu’il n’y avait personne autour. Certes, la nuit faisait résonner plus fort les voix contre les murs, mais ce n’était pas tant la crainte qu’on les entende qui les faisait maitriser leurs voix, plutôt le sentiment de vivre un instant encore fragile et irréel, que des éclats de voix trop fort pourraient briser ou rendre beaucoup trop concret.

- Accepter d’aider le Garnësir pour provoquer une guerre, c’était lui, répondit Zénon un instant plus tard.

Un peu inutilement d’ailleurs, Shézac se doutant très bien que son amant n’allait pas s’amuser à utiliser la faiblesse de Taenekos pour créer des conflits entre les peuples.

- Mais l’enlèvement du prince… Ca, c’était moi, chuchota le démon avec un regard légèrement fuyant.

Evidemment, conclut le blond. Pour aider le Garnësir, Taenekos avait dû enquêter sur tout ce qui pouvait être susceptible de l’aider, et découvrir de fil en aiguille que le pacte de sang du chef dragon se trouvait ici, avec Fallnir… et donc, très probablement avec lui-même, puisque le dragon banni était son poulain attitré. Zénon avait dû utiliser le document pour venir sur cette planète, monter l’enlèvement du prince pour faire sortir Shézac de sa cachette, ou quelque chose qui s’approchait de ce plan là ; il le lui confirma une seconde plus tard, comme s’ils partageaient exactement le même cheminement de pensées.

- Je le sentais faiblir, mais je ne savais pas où tu étais… J’avais peur de rater cette occasion…

Ils avaient frôlé la catastrophe diplomatique juste parce que Zénon n’avait pas voulu s’incliner devant cet autre esprit qui martyrisait le sien, laisser échapper cette précieuse chance de pouvoir redevenir maitre de lui-même pour un court moment, seul propriétaire de son corps.

Curieusement, Shézac n’arrivait pas à lui en vouloir.

Si ces moments de répits n’avaient pas existé, si Taenekos avait été capable de maintenir une pression constante sur les esprits qu’il asservissait, de ne jamais permettre involontairement au vrai propriétaire du corps de reprendre le dessus de temps à autre…

Il n’aurait probablement pas survécu jusque là, aussi longtemps privé de la seule chose qui le faisait vivre.

La faiblesse de Taenekos ne dépassait jamais plus de quelques mois, parfois même seulement quelques jours quand sa dernière période de repos n’était pas très lointaine. Mais même si c’était bref, c’était autant d’ilots de bonheur dans la mer agitée de ses pensées, autant d’instant presque irréel où il retrouvait enfin l’autre partie de son cœur, des forces pour exister et continuer à espérer.

Il se sentait chanceler à l’idée qu’il allait enfin pouvoir retrouver Zénon. Même une nuit, même une seconde.

Ces quelques minutes qu’ils venaient déjà de passer ensemble l’étourdissaient déjà violemment, et il céda à toute retenue pour enfouir son visage dans la nuque accueillante de son amant, inspirant son odeur à plein poumon, se perdant dans l’étreinte de ce corps, si glacé l’autre jour, si chaud à présent.

- Je pense que je pourrais tenir quelques semaines, lui apprit Zénon en refermant ses bras autour de lui, comme pour poser les premières balises de la frontière entre rêve et réalité. Peut-être un mois…

C’était étrange, songea Shézac, comme Zénon et Taenekos étaient différents, alors qu’ils partageaient pourtant le même corps. C’était la même voix aguicheuse, le même visage indécemment érotique, la même silhouette irrésistible. Mais l’Onikam était glacé, fou, effrayant derrière le visage parfait du démon de la luxure, qui ne lui appartenait pas.

Zénon, en comparaison, était chaud et mielleux, un séducteur auquel on ne pouvait rien refuser, auquel on s’offrait même sans la moindre vergogne. Il redonnait à son propre corps pourtant parfait tout ces petits défauts qui le caractérisaient tant, qui le rendaient tellement… vivant.

Un être de chair et de sang, et non pas un esprit éthéré qui ne pouvait s’exprimer sans posséder le corps d’un autre.

Un être qu’il aimait à s’en arracher les tripes.

- C’est largement suffisant, souffla-t-il contre la nuque de son amant, juste avant que sa voix ne se brise, incapable de retenir plus longtemps l’ouragan de ses émotions.

 

oo

 

C’était Ehissian qui avait décidé qu’il était temps qu’ils arrêtent de se cacher. Comme ça, sur l’air de la conversation, alors qu’ils se préparaient pour venir à cette fête. Fallnir avait été un peu surpris mais n’avait rien dit, acquiesçant d’un signe de tête, et l’affaire avait été conclue.

Ils avaient de toute manière passé la semaine qui venait de s’écouler loin des yeux des autres, en prétextant se remettre difficilement d’une mission éprouvante, et certains commençaient déjà à avoir des soupçons sur leur proximité de plus en plus effective au cours de ces dernières semaines. Que ce soit cette nuit ou dans quelques jours, ils n’auraient pas été capable de rester silencieux plus longtemps.

C’était effrayant comme leur besoin d’être ensemble se faisait violent, à présent qu’ils n’étaient plus certains de pouvoir le faire aussi souvent qu’ils le voudraient dans les mois à venir. Jouer aux amants secrets avait presque été amusant au tout début, comme un petit jeu amoureux, mais ils s’en étaient très vite lassés et le jeu était devenu calvaire.

Devoir tout le temps utiliser le prétexte de l’amitié de Shézac et de Scysios pour pouvoir passer quelques moments ensemble sous les yeux des autres, sans que personne ne se doute de rien, à devoir contrôler le moindre de leur geste pour ne pas se trahir…

Les évènements de la semaine précédente avaient été l’électrochoc.

Fallnir avait vu Ehissian avec une épée plantée en plein milieu du ventre. Ehissian avait vu Fallnir s’acharner à vouloir le prendre dans ses bras alors que ses flammes de phénix allaient surgir d’un moment à l’autre, et consumer toute vie sous leur passage. 

Inconsciemment, et durant toute cette semaine qu’ils venaient de passer à se remettre, aux creux de leurs draps, ils avaient réalisé que leurs vies d’immortel pouvaient en réalité s’abréger à tout moment, et qu’il était stupide de ne pas profiter autant que possible de l’instant présent.

C’était pour cette raison qu’ils se tenaient là, au beau milieu de la piste, enlacés depuis un temps indéfini au milieu des fêtards. Peu leur importait les regards des habitants de la Volière, ou les clients qui se trémoussaient au rythme de la musique des Feathers. Ils se contentaient de se balancer très légèrement d’un côté à l’autre, un slow au ralenti, complètement décalé par rapport aux chansons qui se succédaient. Sur le rythme de leurs seuls battements de cœur, ils restaient blottis l’un contre l’autre, doucement entremêlés.

-Shézac vient de partir, glissa Ehissian à l’oreille de son compagnon, l’œil attiré par un mouvement au loin.

Même dans leur monde, ils restaient sensibles aux petits détails inhabituels, comme une silhouette familière qui remontait les escaliers pour s’en aller alors qu’à cette heure, les gens avaient plutôt tendance à descendre dans la salle.

Malgré le vacarme de la musique qui éclatait à leurs oreilles, ils pouvaient parler à voix basse dans le creux de leurs oreilles et parvenir à s’entendre sans le moindre problème. Parce que leurs sens d’immortels étaient plus élevés, d’une part, mais aussi et surtout parce qu’à présent, ils savaient parfaitement détacher le timbre de voix de l’autre des bruits environnants.

-Il avait dit qu’il ne resterait pas longtemps…

Et de toute manière, maintenant qu’ils avaient pris la décision d’assumer leur relation au grand jour, l’alibi de connaître Shézac et Scysios ne leur était plus nécessaire.

Le jeune phénix esquissa un sourire, et reposa sa tête sur l’épaule de son compagnon, fermant doucement les paupières. Il inspira à plein poumon l’odeur de son amant, reconnaissable entre mille, rassurantes et apaisante. Il se sentait si bien au creux de ses bras, son corps contre le sien, partageant leur chaleur…

Il enregistrait tout ces petits détails, les gardait au plus profond de sa mémoire pour ne jamais les oublier. Ils lui serviraient de soutien dans les moments difficiles, lorsque Fallnir devrait s’éloigner de lui, ou bien dès que les premiers reproches éclateraient.

Beaucoup de portes allaient claquer dans les jours à venir, il ne se faisait pas d’illusion. Des phénix en colère qui auraient tenté de le convaincre de cesser ses bêtises en s’acoquinant avec un dragon, ou qui ne supporteraient même pas de les voir ensembles, après avoir compris que non, il ne s’agissait pas que d’un flirt d’un soir.

Peut-être que ça l’avait été, au tout début de la première nuit, ce fameux soir où il avait défoncé la fenêtre de l’auburn….

Mais au moment même où il avait rouvert les yeux et découvert le corps assoupi de Fallnir à ses cotés, les traits encore tirés par leurs ébats passés, il avait su au plus profond de lui-même qu’il faudrait qu’il revoie cet homme, coute que coute.

A présent, il avait l’impression de suffoquer à la seule pensée que Fallnir pourrait un jour ne plus être là, contre lui, à le tenir dans ses bras pour simplement profiter de sa présence. 

Poussant un léger soupir de bien être, il garda les yeux fermés et se laissa porter par les pas de son amant. Ce dernier esquissa un sourire amusé, puis observa à son tour la foule, pour simplement laisser filer le temps.

Cela lui faisait toujours étrange de voir tant de visages distincts réunis au même endroit, lui qui avait été si longtemps privé de ses yeux. Néanmoins, il s’y faisait lentement, et perdait progressivement ses anciens réflexes pour apprendre à faire confiance à ce nouveau sens. Si tout allait bien, d’ici un an, il devrait même réapprendre à se passer de la vue pour rester un soldat efficace en n’importe quelle situation.

- Gallwen et Eryad ne vont vraiment pas venir, on dirait, remarqua-t-il tout à coup, ses pensées en ayant entrainées une autre.

Ehissian sembla émerger de sa torpeur et observa de nouveau l’escalier qui menait à l’extérieur, curieux.

- Ils te l’avaient dit qu’ils n’avaient pas envie de venir, non… ?

Fallnir hocha la tête sans rien dire, un peu peiné malgré tout que ces camarades dragons n’aient pas fait un petit effort pour se mêler aux phénix, au moins le temps de cette soirée.

Ils avaient passé la semaine à se remettre doucement de leurs blessures, totalement isolés dans une chambre inoccupée. Fallnir et Derek avaient été leurs seuls visiteurs, leur portant repas et nécessaire pour vivre, les deux dragons refusant de s’imposer dans une tour phénix alors qu’ils avaient voulu en enlever le prince.

A présent, ils étaient presque rétablis, et pourraient très bientôt regagner leur clan, discrètement escortés par quelques mercenaires aux ordres de Derek. Mais ils devraient rester encore quelques jours à la Volière…

- Ils doivent être en train de tester s’ils ont vraiment récupéré toute leur souplesse, à l’heure qu’il est… s’amusa malicieusement Fallnir, embrassant d’un baiser fugace la tempe de son compagnon.

Ehissian gloussa, partageant son espièglerie, avant de tout à coup fixer son amant avec un sourire bien trop large pour être innocent. Le dragon eut une petite seconde de sueur froide, très peu rassuré par cette expression qui signifiait bien souvent que le phénix avait une très mauvaise blague derrière la tête.

Cela ne manqua pas.

- D’ailleurs, ça faisait longtemps que je voulais te le demander… fanfaronna-t-il, la bouche en cœur. Vous êtes tous des homosexuels sexys, dans le clan Garnësir, ou tu choisissais juste tes subordonnés parce qu’ils avaient les mêmes goûts que toi … ?

Fallnir cligna plusieurs fois des yeux, cessant aussitôt de danser, comme choqué par la remarque. Il fixa son compagnon d’un air tellement hébété que ce dernier en resta lui aussi incrédule, se demandant ce qui clochait dans sa remarque pourtant anodine. Et très juste, à ses yeux. Fallnir, Eryad et Gallwen, les seuls représentants du peuple dragon, étaient tous les trois affreusement mignons et très portés sur la gent masculine. Il était normal qu’il se pose cette question, non ?

- Ehissian… bredouilla Fallnir, tout à coup mal à l’aise. Vous… vous ne savez même pas ça… ?

Le dragon était stupéfait, les bras ballants et les yeux écarquillés. Des tas de pensées se bousculaient dans sa tête. Que les phénix ne sachent pas pour leurs yeux, les règles de leurs clans et tout ce genre de choses, il comprenait ; depuis toujours, leurs deux peuples se haïssaient et moins ils en savaient sur l’autre, mieux ils se portaient. Mais une chose aussi évidente, qui touchait à leur nature même… Et ils se connaissaient depuis plusieurs semaines, à présent…

Devant l’air perplexe d’Ehissian, il comprit que non, le phénix ne savait pas, et était désorienté par sa réaction et son regard abasourdi. Hésitant, il dut donc lui expliquer, cherchant ses mots, au beau milieu de la foule.

- Tu n’as jamais remarqué que nous avions  tous l’air… comment dire… un peu androgyne, par certains côtés… ?

En effet, Ehissian avait bien noté que leurs visages étaient fins et harmonieux, et leurs tailles plutôt marquées en dépit de leurs musculatures et leurs silhouettes indéniablement masculines. Il pensait au début que c’était juste l’apparence normale de son amant, et avait de fait été un peu étonné la première fois qu’il avait vu Gallwen et Eryad, en réalisant qu’ils avaient le même genre de physique que son compagnon. Mais de là à penser que c’était le cas de tous les dragons…

- Si, j’avais remarqué, répondit le phénix en haussant les épaules. Mais moi aussi j’ai pas vraiment l’air viril, non ?

- Ce n’est pas ça… grimaça Fallnir, ayant visiblement beaucoup de mal à cracher le morceau. En fait…

Il ferma les yeux, inspira un bon coup, et se jeta à l’eau.

- Nous sommes hermaphrodites sous notre véritable nature, lâcha-t-il abruptement. Il n’y a ni homme ni femme dans notre espèce, nous choisissons simplement de prendre l’une ou l’autre de ces apparences physiques chaque fois que nous prenons forme humaine…

Ce fut au tour d’Ehissian d’avoir l’air traumatisé.

Il ouvrit les yeux en grands, ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit de nouveau à l’image d’un poisson qui cherchait frénétiquement de l’air. L’information semblait passer difficilement, aussi énorme que difficile à avaler, dans son cerveau un peu déconnecté.

Un spot rouge les balaya une seconde alors que partout autour d’eux, la foule se mit à accueillir par des cris et des sifflements de joie la reprise par le groupe de la dernière chanson à la mode. Mais eux deux restaient complètement immobile, l’un déboussolé, l’autre embarrassé, bien que tous les deux toujours enlacés.

Le phénix finit par se racler la gorge, et se gratter le menton.

- Euh… Bien, je le saurai maintenant…

Il ne fit aucun commentaire, bien que son amant devinait aisément qu’il devait être en train de se poser tout un tas de question, comme « à quoi est-ce qu’il peut bien ressembler en fille » ou « est-ce qu’il est vraiment un homme en ce moment ou est-ce qu’il y a quelque chose que je n’ai jamais rien remarqué ? ».

Le dragon imaginait déjà quel air curieux il aurait la prochaine fois qu’ils feraient l’amour, et s’attendait déjà à être examiné sous toutes les coutures et assailli de questions. Cela lui fit esquisser un sourire, et Ehissian, prenant cela comme une tentative de réconfort, le lui rendit aussitôt après, se remettant en douceur de cette nouvelle déconcertante.

- Mais il y a d’autres trucs du même genre que je suis censé savoir ? demanda-t-il avec un demi sourire malicieux, retournant se lover avec délice dans le giron de son amant.

Fallnir resta songeur quelques secondes.

« Oui, que je t’aime, que je n’aimerais jamais que toi, que je ne cesserais pas de t’aimer quand tu me quitteras, et que je finirais par mourir de chagrin de ne plus pouvoir être à tes côtés. »

Ou quelque chose d’approchant.

C’était l’occasion rêvée de tout lui raconter. Tout serait finit en quelques secondes, son sort fixé en quelques minutes, tout le reste de sa vie à jamais décidé par ce petit instant crucial. Une phrase ou deux à peine, quelques autres si le phénix posait une question ou restait trop choqué pour réagir. Fallnir avait les mots au bord des lèvres, il lui suffisait de trancher sa décision, et d‘ouvrir la bouche pour que tout sorte.

Ce qu’il fit.

- Non, le reste n’a pas d’importance… répondit-il simplement. Ca peut attendre.

C’était bien mieux comme ça. Il ne pouvait pas faire une confidence aussi lourde de sens dans de pareilles circonstances, au beau milieu d’un night club et dans un bruit assourdissant. Il devait garder le silence, ne pas envenimer leur situation, déjà bien trop compliquée ainsi. Certes, ça lui faisait mal au cœur de ne rien pouvoir dire à son amant, de garder pour lui cet amour qu’il pensait à sens unique, sans jamais pouvoir exprimer ce qu’il ressentait vraiment.

Mais d’un autre coté, il avait bien mieux à faire que de s’enfermer dans de sombres pensées.

Parce que finalement, plus il y réfléchissait, et moins il lui semblait que ces quelques mots avaient d’importance. Ils étaient bien mieux là, dans l’instant présent, tous les deux réunis dans ce bonheur certes bancal et éphémère, mais beaucoup plus fort que tout ce qu’ils avaient vécus jusqu’à présent dans leurs vies.

Fallnir esquissa un sourire, et saisit le menton de son amant pour lui faire redresser la tête. L’étincelle de joie qu’il vit briller dans les yeux du phénix le convainquit que oui, au-delà des mots et des non-dits, au-delà de leurs races et de ce qu’ils étaient, il était heureux avec lui, tout simplement.

Et c’était tout ce qui comptait.

Tout doucement, Fallnir se pencha pour embrasser Ehissian.

 

ooooooooooooooooooooooooooooooooooo

 

 

Et voilà, le dernier chapitre se termine… Rassurez vous, il y a un épilogue en prévision : p Je ne sais pas encore quand il arrivera par contre, mais je vais essayer de l’écrire plus vite que celui là (« essayer », notez bien).

On peut dire qu’il m’aura vraiment demandé du temps, ce chapitre 32… J’avais du mal à me dire de m’y mettre rien qu’en pensant que c’était le dernier. J'écris cette fiction depuis septembre 2005, je la publie depuis le printemps 2006. Ca fait quelque chose d’arriver enfin au bout, et de voir tout le chemin parcouru ! : p

D’ailleurs, si  le passage entre Ader et Derek vous semble un peu flou, c’est parce que la semaine écoulée de leur côté sera développé dans une séquelle que j’ai déjà entamé, et j’ai eu un peu de mal sur le coup à raccrocher les wagons: p

Voilà, j’espère que vous aurez apprécié cette lecture, malgré l’énorme retard que j’ai pris… Je vous remercie du fond du cœur d’avoir lu jusqu’ici, et aussi longtemps. Et c’est avec une petite larme d’émotion que je vous dis une dernière fois à bientôt, pour l’épilogue ! : )

 

 

 
 
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